TEL AVIV TERMINUS
TOUS LES FREAKS DESCENDENT

Wilson Fache, journaliste indépendant et collaborateur régulier de Mouvement, a remporté le 85ème prix Albert Londres de la presse écrite pour son reportage sur la gare routière de Tel Aviv, publié dans le numéro 116, ainsi que ses reportages en Afghanistan et en Ukraine pour Libération et L'Echo. Toute l’équipe du magazine le félicite chaleureusement.

Des mariages sans musique, des magasins d’instruments reconvertis en épiceries, des salles de cinéma fantômes : depuis le retour au pouvoir des talibans, il y a deux ans, la culture joue au roi du silence. Sous la menace permanente de la police des mœurs, Djs, rappeurs, tatoueurs et autres artistes font le choix de la clandestinité pour survivre.

Ils ont entre 13 et 25 ans et se préparent à porter le style français sur la plus haute marche du podium : le break fera son entrée aux Jeux Olympiques de Paris en 2024. Des rues du Bronx jusqu’aux télévisions du monde entier, la route a été longue et sinueuse. Pour une partie du milieu, les JO sont une trahison ; pour les plus déterminés, ce coup de projecteur est l’occasion de professionnaliser la discipline. Rencontre au bord de la mer du Nord avec des jeunes athlètes qui ont fait du break leur « école de la vie ».

Ils communiquent avec les défunts et disent que la mort n’existe pas. Ils croient en l’existence de bons et de mauvais esprits mais pas à l’enfer ni au paradis. Au XIXe siècle, le spiritisme est une croyance de gauche à peine ésotérique ; aujourd’hui, contre l’attrape-nigaud et le charlatanisme, ils sont encore une poignée à courir derrière la « preuve scientifique ». Rencontre avec les spirites qui ont délivré l'esprit de Hitler et pris des nouvelles de Marie Curie.

À peine deux ans après le terrible accident de l’été 2018, le nouveau pont de Gênes a été inauguré dans un grand gloubi-boulga patriotique. Retour sur le projet, fruit de la rencontre entre Renzo Piano et un manager installé à la mairie, qui a tordu toutes les lois réglementant la construction d’ouvrages en Italie. Parce que dans les villes en déclin, on fait ce qu’on veut, et toutes les mauvaises idées sont bonnes à prendre.

Au Maroc, il était déjà facile de se dégoter une fausse Rolex. Depuis quelques années, on peut aussi se payer un faux Nietzsche ou un faux Foucault : les livres piratés ont inondé les artères des grandes villes. Certains sont fabriqués localement, avec les moyens du bord ; d’autres proviennent d’Égypte dans des conteneurs clandestins. Installé dans les décombres de la mondialisation et de la « francophonie », ce business mafieux crée de nouveaux lecteurs, mais fait des nœuds sur la chaîne du livre. Enquête sur la piraterie éditoriale.

Pour ne pas finir noyés sous les importations de vin italiens, les Comités d’Action Viticole ont posé leur première bombe dans la région de Narbonne au début des années 1960. Ce « bras armé » des syndicats de vignerons se reforme régulièrement au gré du cours du vin, des magouilles des négociants et des contraintes environnementales. Pour un jaja ouvrier bon marché, tout le monde dit « boum ». En 2021, l’institut de la Vigne et du Vin a été saccagé. Mouvement a parlé dynamite et glyphosate avec les jeunes et les anciens, les cagoulés et les gens biens. Virée nocturne au cœur du Midi rouge.

Dans le milieu de la danse, l’âge moyen de départ en retraite est en deçà du plus idéaliste des slogans de manif’. Pour une poignée d’entre eux, c’est un régime spécial hérité de Louis XIV ; pour tous les autres, c’est un congé forcé avec hernie discale et conseillers d’orientation. Combien d’anciennes étoiles font de discrets ronds de jambe sur les chaînes de montage ? Tour d’horizon des petites combines de fin de carrière.

C’est tous les ans au mois de novembre : à Saint-Germain-des-Prés, les amis de Pascal Bruckner attribuent le prix Goncourt entre le homard et le gibier ; dans le Maine, berceau historique de l’imprimerie française, les rotatives se mettent à cahoter. Remporter un prix littéraire peut sauver le bilan d’une année. Va y avoir de la gloire, ou du mouvement social. Il y a un an, Mouvement était sur les starting-blocks chez Floch et Brodard & Taupin, à guetter la fumée blanche du monde des livres.
Post-Russian Punk
QUAND LA SCÈNE RUSSE S'EXILE À BELGRADE

Des grappes de corps et de bagages dans un camion, une explosion, des silhouettes comprimées derrière un pare-brise embué : des scènes qui semblent extraites d’un reportage en zone de guerre, d’un documentaire sur les réfugiés ou de n’importe quel journal télé. Pourtant, ces images perturbent le regard : à les observer de plus près, les vêtements sont trop propres, les décors trop lisses, les pauses trop cinématographiques. De la violence sociale enrobée dans une esthétique publicitaire ? Le photographe néerlandais Juul Hondius met en scène des « situations réelles possibles » pour mieux confondre les images-type que les médias fabriquent sous prétexte de documenter une situation géopolitique extraordinaire. Une zone commerciale en guise de studio, une rencontre fortuite en guise de casting, ses mises en scènes, toujours captées à la lumière naturelle, obligent à porter une attention particulière aux existences effacées à force d’être surexposées. « Les photographies réalisées à Paris ont été inspirées par des jeunes réfugiés Afghans qui vivaient dans un parc près de la gare de l’Est, raconte l’auteur. J’ai composé ces images avec eux, chez un concessionnaire d’utilitaires Mercedes en banlieue pour recréer des parties de leur parcours complexe. » Une image factice pour réhumaniser des réalités vidées de leur substance par l’image de masse.
« MÈRE ET ARTISTE ? T’ES SÛRE QUE TU VAS Y ARRIVER ? »

En 1995, Mariana Enríquez avait 22 ans et publiait un premier roman sauvage – une histoire de drogues, d’amour et d’autodestruction dans le Buenos Aires nocturne et débridé des années post-dictature. Des motifs qui n’ont jamais quitté son œuvre, mais qu’elle déplace au gré de ses livres, à la frontière de l’hyperréalisme, de l’horreur et du mysticisme. Journaliste, rédactrice en chef culture au quotidien de gauche Pagina 12, passionnée de football, de fandoms, de cimetières, de Nick Cave et de luttes féministes, Mariana Enríquez est comme le passe-muraille : sa littérature semble dotée d’une clairvoyance qui déshabille tous les tabous et fait parler les non-dits des sociétés latino-américaines. Après Notre part de nuit en 2021, roman monstre qui suit un jeune médium en lutte contre des forces occultes dans l’Argentine de la seconde moitié du XXe siècle, les Éditions du sous-sol poursuivent la traduction française de son œuvre avec la parution des Dangers de fumer au lit. Un recueil de douze nouvelles traversées par des adolescentes maléfiques, des femmes hantées par la disgrâce, des familles cernées par la peur et des enfants revenus des limbes. Glaçant et génial.

Dialogues en playback, masques de latex, malaise ambiant et esthétique hyper-technophile : en Allemagne, les institutions culturelles ont mis dix ans à digérer la vision de la metteure en scène Susanne Kennedy, désormais incontournable. En 2015, le jury des Rencontres théâtrales de Berlin la récompense en qualifiant ses travaux « d’expériences humaines sadiques ». Son style, crispant et statique, s’est d’abord illustré dans des adaptations de films ou de textes classiques qui lui ont assuré ses premiers tubes. C’est en collaborant avec le plasticien Markus Selg, son partenaire à la ville, qu’elle a développé sa propre écriture : baignée de mythologie et de posthumanisme mais entièrement composée de matériaux prélevés sur le web. Enfant des grosses maisons du pays, elle a attendu la quarantaine pour monter sa propre compagnie et s’exporte cette année hors de ses frontières. Sa nouvelle création ANGELA (a strange loop) nous plonge dans la crise métaphysique d’une youtubeuse persécutée par son entourage et une maladie inconnue. Le résultat tombe quelque part entre une reconstitution d’Inland Empire de David Lynch dans les Sims, et un soap opera du 4.48 Psychose de Sarah Kane version escape game.

En 2013, Julien Gosselin adapte Michel Houellebecq sur scène : 4 heures. En 2016, Roberto Bolaño : 11 heures. En 2018, Don De Lillo : 10 heures. Le metteur en scène aime rester longtemps avec nous. Outre la durée de ses spectacles-marathons, sa démesure est devenue une marque sur la scène contemporaine : Gosselin, c’est un acting extrême, des plateaux chargés, un dispositif vidéo massif. Ce gigantisme formel creuse pourtant des zones secrètes : les pulsions violentes qui irriguent la société, nos passions coupables, nos contradictions, nos solitudes. Son dernier spectacle en date, Extinction, pousse le bouchon misanthrope encore plus loin.Cinq heures trente où se croisent clubbing immersif, nihilisme social et fin du monde, sur des textes de Thomas Bernhard et Arthur Schnitzler, en allemand et en français. Le fleuron de la Mitteleuropa des années 1910, parangon de l’excellence occidentale, s’y répand en excès jusqu’à l’autodestruction, et une jeune intellectuelle déverse sa haine de l’Allemagne post-nazie qui l’a enfantée. Une semaine avant la première du show en juin dernier, Emmanuel Macron bredouille une des inepties réactionnaires dont il a secret : selon lui, la société serait en voie de « décivilisation ». Et si, justement, trop de civilisation tuait la civilisation ?

On apprend beaucoup d’un livre en s’intéressant à celles qui le lisent : la littérature n’est pas qu’une affaire de style, mais aussi d’expérience esthétique et de résonances, plus ou moins intimes. Sept femmes racontent comment les deux premiers épisodes de « l’autobiographie en mouvement » de Deborah Levy ont dialogué avec leurs inquiétudes et leur désir de se créer une vie bien à soi.

Du « ballet action » ? Et pourquoi pas ? Après avoir chargé voitures et hélicos sur les scènes étrangères, l’Autrichienne Florentina Holzinger déboule en France et fait voler des danseuses de ballet. La chorégraphe, flanquée de cascadeuses et de body artistes, fouille aux racines de cette ventripotente tradition chorégraphique. Elle y trouve de l’entertainment populaire, du sport, et toute une culture du corps sous contrôle. À la fois salon du tuning et du fétichisme, TANZ synthétise le tout dans un hypershow au défi du bon goût.

Au Palais de Tokyo, le premier solo show de Lili Reynaud-Dewar se scinde en deux zones : dans l'une, on découvre, affalés dans des lits d’hôtel, la vie intime de ses proches en vidéo, puis la sienne, dactylographiée en caractères serrés sur d’immenses panneaux. Dans l’autre, c’est attablé dans une fausse trattoria que l’on peut suivre les 19 épisodes d’un film-enquête collectif autour de Pétrole, roman inachevé de Pasolini dénonçant la mafia de l’industrie pétrochimique. Portrait de l’artiste en activiste.

En 2019, le philosophe transgenre Paul B. Preciado s’adresse à un parterre de 3 500 psychanalystes : selon votre logiciel freudien, « Je suis un monstre qui vous parle ». À la lumière des études de genre et des queer studies, la praticienne Laurie Laufer propose d’émanciper la discipline. Pour le temps long et contre la pathologisation.

Alors que des scientifiques s'apprêtent à ressusciter le mammouth en laboratoire, des artistes s’emparent des mêmes outils de manipulation génétique pour fabriquer des poupées de chair et d’os, et mélanger leur ADN avec celui d’un cheval. Des « bioartistes » qui ont la ferme intention de ne pas laisser « le vivant » aux seules mains de l’industrie pharmaceutique et des ingénieurs de la Silicon Valley.
AUX PAYS-BAS, NOS VOISINS VIGILANTS
OU COMMENT SQUATTER LA VIDÉOSURVEILLANCE ALGORITHMIQUE