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« Qu’est-ce que la Méditerranée ? Mille choses à la fois, non pas un paysage, mais d’innombrables paysages, non pas une mer, mais une succession de mers, non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres », écrivait l’historien Fernand Braudel à propos de cette mer « au milieu des terres », de cet espace liminaire ouvert à tous les possibles – à tous les combats et à tous les rêves.  Aussi, plutôt que de tenter d’en faire le tour ou de s’en saisir selon un point de vue unique ou unificateur, la curatrice, Rahmouna Boutayeb, s’est emparée de son sujet avec une approche plurielle, et en portant, avant tout, son regard sur les pratiques d’artistes qui ont vécu ou vivent autour de la Méditerranée. Comment, donc, les liens qui unissent ces artistes à un territoire si riche et complexe se manifestent dans le corps du travail plastique, comme en miroir de « l'être au monde » – au sens où l’entendait Merleau-Ponty ? 


Pour répondre à cette question, le spectateur est invité à suivre le fil de la transmission condensant, à l’instar du rêve, la petite histoire et la grande histoire, les récits intimes et les mythes collectifs. Les quatre immenses colliers de l’artiste italienne Chiara Camoni, accrochés sur une cimaise tels des talismans ayant appartenu à des déesses, bruissent d’une mémoire nourrie aux contes et légendes, comme le suggèrent les titres Grande Sorella #1 (Grande sœur #1), pour l’assemblage de coquillages, et Grande Sorella #15 pour une pièce en céramique. Tout en honorant des savoir-faire traditionnels dévolus aux femmes, l’artiste relie ceux-ci à l’imaginaire enfantin ou au rituel et ouvre sur un voyage si ce n’est initiatique, du moins onirique. Les objets chinés dans la rue ou chez les brocanteurs, recomposés par Nelly Agassi (née en 1973 à Tel-Aviv et qui vit et travaille à Chicago), évoquent des grigris intimistes aux pouvoirs discrètement magiques. Cynara (2007) et Wide Shut (2018) libèrent ainsi de vastes narrations pour l’imaginaire, inversement proportionnelles à la taille miniature des œuvres. La frise de peinture aérosol It was just a cup of coffee fait surgir un rêve mâtiné de croyances païennes, peut-être issues d’un conte que la grand-mère de l’artiste, Aysha E Arara (née en 1993 à Jaljulia), lui aurait raconté. Il s’agit en tout cas d’une vision, d’une apparition qui montre d’étranges personnages, des chimères colorées aux traits fluides, maniéristes, à l’égal de ceux que l'on pourrait prêter au génie d’Aladin. Crescendo sur les lignes de l’imaginaire, une petite salle dans la pénombre présente The dreamer, du sculpteur libanais Ali Cherri. Un fort éclairage en halo sur un corps composite, la silhouette vient à nous de dos, d’abord, puis on la contourne, elle laisse entrevoir la solitude du sujet, avec son visage coiffé d’un masque en fonte plongé vers le bas. C’est un personnage hybride, mi humain mi autre chose, peut-être le protagoniste d’une fiction qui serait venu sur Terre pour parler de la nécessité et des difficultés du fantasme dans un monde à la fois tangible et absurde, émaillé de guerres dont seul le rêve permet de s’affranchir.



Aysha E Arar, It was just a cup coffee, 2018, Courtesy de l'artiste et / Courtesy of the artist and Dvir Gallery

Photo : © Daniel Hanoch




Tisser, broder, coudre les rêves d’hier et d’aujourd’hui 


Dès la première salle, on remarque la diversité des techniques employées, avec une place importante consacrée à l’art textile. À l’entrée, l’un des tapis au mur de l’artiste espagnole Teresa Lanceta, Septembre, dépeint un tableau abstrait avec des plages de couleurs nées de l’entrelacement de fils polychromes. Une bande de vaguelettes, unique détail reconnaissable, pourrait évoquer la Méditerranée et, dans son sillage, le legs de l’art du tissage dispensé aux femmes dès leur plus jeune âge, tout comme le goût pour le motif schématique d’inspiration mozarabe qui, ici, rencontre la modernité. Un syncrétisme culturel qui se lit aussi chez la Syrienne Diana Al-Hadid, notamment avec Public Out Cry (Tollé général), un « tableau-relief » à la chair de dentelles déchiquetées, architecture brodée par une opération alchimique dont l’artiste a le secret. Elle qui manipule avec délectation un tas de matériaux hétérogènes, des motifs en tout genre, perturbe les codes de la peinture tout en revisitant ses recettes, par exemple celle de l’application de la feuille d’or ou celle du all over. Sanaa Mejjadi, née en 1977 à Casablanca, qui vit et travaille à Montpellier, mêle également la connaissance artisanale à des sources esthétiques contemporaines. En accrochant sur une cimaise ou en suspendant depuis le plafond le métier à tisser avec son ouvrage aux motifs abstraits ponctués de petits papiers annotés de signes colorés, l’artiste se réfère à Supports/Surfaces, à l’art abstrait et à l’art conceptuel, et connecte un héritage artistique venu de « pairs » à un savoir-faire détenu par les mères. 


Les formes abstraites tissées par Zoë Paul ont délaissé le métier à tisser pour la grille d’un réfrigérateur trouvé par hasard où se joue la composition de l’artiste faite en laine et en fils de jaune, rose, gris (Yellow/Pink/Grey Sweep). Un véritable morceau de peinture qui interroge notre rapport aux représentations picturales et à l’objet en général, nos perceptions d’un réel sans cesse dévoyé. L'installation polysensorielle Je de rôles, orchestrée par Sara Ouhaddou, nous emmène sur un territoire empli d’odeurs et de couleurs de laine, des ouvrages diversement tissés qui vont du mur au sol comme le ferait une pièce en feutre de Robert Morris. Une voix d’homme en off énumère les couleurs utilisées, manière d’étirer le moment de la confection dans l’atelier collaboratif car, derrière ce dispositif, c'est d’abord un travail collectif qui a été engagé pour faire renaître un savoir-faire oublié : la technique de tissage du flij utilisé pour fabriquer les tentes nomades du Grand Sud tunisien. À une échelle monumentale, sur deux hauts murs du corridor, les « pages » d’Adrien Vescovi – telles que l’artiste les nomme derrière ses « Sans titre » –, adhèrent et flottent en une succession de pans de draps, à la façon de couches verticales de sédiments. Certains draps, brodés des initiales du ou de la propriétaire d’antan, apparaissent comme des « pages » presque blanches sur lesquelles écrire une histoire, d’autres, teintés avec des jus naturels, deviennent des plages des couleurs, des paysages. Pour réaliser ses pièces, Vescovi est accompagné par un réseau de voisines de son quartier de la Belle de Mai à Marseille, surtout couseuses et brodeuses. À leurs heures chineuses de draps pour Adrien, elles composent une micro-communauté créant du lien autour d’un art qui assemble et rassemble, recoud les mémoires multiples nichées au cœur du coton qui s’effiloche.



Diana Al-Hadid, Untitled (Flower Series), 2023, Courtesy de l'artiste et / Courtesy of the artist and Kasmin, New York

Photo : Courtesy of Kasmin, New York © Diana Al-Hadid. All rights reserved.




Mémoires au fil du trait


Sur la quarantaine d’œuvres exposées, un nombre important s’articule autour de la question de la mémoire. Dans certaines pratiques, celle-ci résonne au fil du trait, s’incarne dans les lignes, même lorsque la technique est mixte. Des survivances graphiques issues de l’archéologie apparaissent dans les fragments de ciment à motifs organiques, floraux, abstraits – certains, proches des moucharabieh – , de l’artiste lybienne, née au Caire, Nour Jaouda. La matérialité des neuf ardoises en ciment semble contrebalancée par les lignes dynamiques des motifs, mais aussi par un titre à la fois poétique et mystérieux, pour l’ensemble : As long as our tears are songs when we cry them (Tant que nos larmes sont des chansons quand nous les pleurons). De même, une céramique signée par l’artiste turque Elif Uras, Cueilleuses d’olives, porte un faisceau de références qui s’organise autour d’un savoir-faire ancien. L’œuvre, qui reprend le ventre pansu d’une petite amphore (ayant perdu ses anses) et développe sur son tour une scène de style orientalo-hellenique, semble contenir toute la mémoire de l’art de la céramique. Quant à l’iconographie, tournée vers l’olivier en tant qu’emblème du bassin, dont les fruits sont cueillis par des jeunes filles aux corps souples formant une chorégraphie à la Matisse, elle enchaîne le symbole au fantasme. La porte, produite pour l’exposition par Elias Kurdy, nous ramène également à l’Antiquité, via la forme de l’arc de triomphe, avec ses décors et autres métopes commémoratives. Les fragments sculptés, aux lignes très graphiques, qui ornent la structure en bois brut, sont des moulages verdis de pièces archéologiques que l’artiste a réassemblés dans le but d’initier de nouveaux récits à partir d’une histoire dense, lointaine, restée vivace. Pour Kurdy, né à Damas et installé depuis quelques années à Marseille, cette porte renvoie surtout à un passage entre l’avoir été et l’être, une histoire de transit, de traversée de l’espace et du temps, comme le suggère le titre, avec sa datation : Untitled (Ostium maris nostri), Bassin méditerranéen, vers 300 avant J.-C. -–2024. 


De son côté, Adrien Paci (né en 1969 en Albanie, il vit depuis 1997 en Italie), présente une mosaïque et un tapis de signes indéchiffrables nés d’une collaboration entre l’artiste et la communauté de Sant’ Egidio à Rome, laquelle s’occupe de personnes en situation de handicap. Parmi elles, un patient passait ses journées à noircir des carnets de signes graphiques incompréhensibles, et confia un jour à l’artiste qu’il devait mener à bien ce travail car c’était sa mission sur Terre. Paci lui demanda alors l’autorisation d’utiliser son langage afin de parler du rapport au monde de chacun.e, des points de vue, des rencontres. La pièce reprend l’art de la mosaïque du pavement romain, mais placée sur le sol dans un cadre, elle relève de la peinture, d’une image où l’écriture spontanée vole, se libère de ses petites tesselles, créant une tension entre la solidité pesante du bloc et la fluidité d’un langage insaisissable. Dans la trame d’un tapis disposé au mur, on retrouve ces signes si personnels mais, cette fois, ils dansent avec les fils de laine, s’exhibent sur des partitions verticales, fusionnent avec le corps d’une technique aussi ancestrale que la mosaïque. Vissée à une tradition de villages en Bosnie-Herzégovine, notamment celui où a grandi l’artiste Mladen Miljanović, la technique de gravure sur granit pour produire le portrait de défunt.e.s est également très ancienne. Les professeurs des Beaux-Arts de l’artiste, tandis qu’il était étudiant, l’avait qualifiée de « kitsch », décourageant leur élève de s’y frotter alors qu’il avait déjà le projet d’édifier un monument mémoriel avec cette technique, mais à l’échelle de l’humanité et au diapason des médias. La pandémie, l’air du confinement, et la place de la télévision dans ce contexte lui en donnèrent le point de départ, et, aidé de collaborateurs, il produisit Blaupunkt 20-21 (Point Bleu 20-21), une pièce hyperréaliste, pour cet artiste conceptuel, sur laquelle il travailla deux ans, gravant finement, sans erreur possible, ce panthéon graphique à la mémoire des disparu.e.s de 2021. Plus de 250 personnes y sont représentées sur fond de catastrophes ayant marquées les années 2020 et 2021 (comme l’incendie du port de Beyrouth), période de l’exécution de l’œuvre pendant cette « crise Covid ». Neuf plaques de granit noir assemblées à l’intérieur d’un cadre qui simule le grand écran d’un téléviseur-type de la marque Blaupunkt, symbolisent le deuil, pendant que les gravures donnent à l’information, volatile par définition, un caractère d’éternité, tout en rendant hommage à la mémoire des morts. De cette manière, Blaupunkt 20-21 (Point Bleu 20-21) nous conduit à réfléchir à la trace et, plus largement, à notre rapport à la mort dans un espace saturé d’informations éphémères.



Mladen Miljanović, Blaupunkt 20-21, 2022, Courtesy de l'artiste et / Courtesy of the artist and acb Gallery, Budapest

Photo : © A. Toth David



Tout au long du parcours habilement conçu, qui laisse le temps du regard pour chaque œuvre, ces récits tissent une odyssée aussi belle qu’inattendue, qui offre au spectateur de découvrir la pratique d’artistes issu.es, habitant.es ou reparti.es des rives de la Méditerranée. Des passagères et des passagers d’une mer mythique et actuelle qui, comme le rappelle encore Braudel, « ne cesse de se raconter elle-même, de se revivre elle-même. Par plaisir sans doute, non moins par nécessité. Avoir été, c’est une condition pour être. », pour être Méditerranée.



Être Méditerranéeexposition collective jusqu’au 22 septembre à la Panacée – MO.CO., Montpellier

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