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Bien avant le Nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Pasolini l’avait pressenti : la société de marchandise ne laisserait rien indemne. Et en effet, armée de ses meilleures techniques de séduction, une « révolution de droite » a bien eu lieu. Tout est devenu consommable. D’abord les objets, puis les œuvres, les idées et les luttes. Malgré elle, la grande machine à histoires de la culture en a été complice : par son entremise, on a même réussi à vendre l’authenticité, la transgression, les conflits armés, l’âme des territoires et la pauvreté. À partir de là, comment croire en l’art ? Faut-il être déconnecté pour créer encore des spectacles – a fortiori sur l’assassinat de Pier Paolo Pasolini ? Ou profondément prétentieux pour croire échapper à ces mécaniques ? La petite bande de En une nuit – lauréat cette année du prix Impatience, tremplin de l’émergence scénique – n’est ni l’un ni l’autre. C’est même grâce à sa conscience aigüe des impasses qu’elle parvient à nous faire croire qu’aujourd’hui, le théâtre peut encore et malgré tout quelque chose.


En dépit de qui est annoncé face public dans le deuxième tableau, cela ne passera pas uniquement par le méta, sans doute un peu trop éculé à force d’avoir été usé par les ainés. Si un spectacle s’achète et s’avale comme un sandwich, il ne suffit pas de dire « ceci n’est pas un spectacle » pour contourner le piège. Ferdinand Despy, Simon Hardouin, Justine Lequette et Eva Zingaro-Meyer (interprètes et metteur en scène) le savent. Ainsi, à mesure qu’ils décomposent leur pièce en train de se faire, exposant leurs réflexions quant à ce qu’elle pourrait être par « Notes » successives – « Pour un prologue », « Sur la chute de Rome », « Pour un spectacle », « Pour une image », « Pour une scène depuis le public » – ils la recomposent d’un même geste. Va pour le méta, mais pas au sacrifice de la fiction et de l’incarnation.


Dans le grand bal des matériaux convoqués au plateau : des personnages hauts en couleur (comme cette amie fantasque qui soliloque en italien), du reenactement (les interprètes se coltinent chacun à leur tour, avec courage et premier degré, la dernière interview de l’intellectuel italien), une variation carnavalesque sur l’univers de Pier Paolo Pasolini, des réflexions sur le sens de l’histoire et des récits, des considérations existentielles sur les liens entre les vivants et les morts, des chants polyphoniques et du Lucio Battisti (icône pop italienne des années 1960). En bonus : quelques danses et des fesses à l’air. Le tout pour des ascenseurs émotionnels permanents, entre fous rires et gravité.  


Ainsi En une nuit ne s’avale pas comme un sandwich. Au contraire, la pièce se maintient indisponible et insaisissable. À force d’allier les contraires et de multiplier les fausses pistes, les interprètes-auteurs accèdent à ce qui a été sans renier les mystères, les doutes et les parts d’ombre. Ils tiennent un hommage qui évite la muséification en pensant avec plutôt que sur Pasolini. Et surtout, ils pointent ce qu’il reste à creuser. En une heure et demie, ils ont transfiguré leur inconfort – à s’attaquer à une telle figure – en invitation. Les applaudissements marquent alors moins une fin qu’un début possible : toute une œuvre vous reste à (re)-découvrir



En une nuit. Notes pour un spectacle de Ferdinand Despy, Simon Hardouin, Justine Lequette et Eva Zingaro-Meyer, a été présenté les 27 et 28 juin dans le cadre des nuits de Fourvière aux Subs, Lyon


--> du 12 au 21 juillet à La Scala Provence, dans le cadre du Festival d’Avignon

--> du 8 au 18 janvier 2025 au Centquatre-Paris

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