Une hirondelle ici, un tournesol là-bas, quelques abeilles, un cerf-volant : de loin, les tableaux-sculptures d’Anna Solal paraissent bucoliques et insouciants. De près, on met le pied dans un univers à la Mad Max. Les ailes des oiseaux sont faites de chaines de vélo, de vieilles Nike dépecées, de douilles et d’écrans de téléphone cassés ; les fleurs de ballons crevés, de puces électroniques et autres objets abandonnés dans les rues. Sa pièce intitulée La Balayeuse s’impose comme un statement dès l’entrée du Frac Occitanie : une silhouette humaine crayonnée sur fond noir, lardée de câbles et de siphons, disparaît derrière des logos de multinationales : le Coq sportif, le crocodile Lacoste, l’écureuil de la Caisse d’Épargne, le cheval Ferrari ou encore la Vache-qui-rit... En marge de ce personnage, les photographies des « vrais » animaux dont ces marques subtilisent les corps et les attributs, ravalent ces bêtes au rang de figures encyclopédiques, naturalisées et neutralisées.
Anna Solal part du constat, assez consensuel, que le capitalisme tue le vivant en le vidant de sa substance. Alors, elle recrée du sens avec les rebuts contemporains du système, les déchets de consommation courante et le vocabulaire de l’économie – comme les diagrammes et les stats. Recyclage et renversement de la valeur d’objets jetables en œuvre d’art : la recette a été poncée par Arman, César ou encore Deschamps dans les années 1960. Les œuvres d’Anna Solal s’offrent comme un héritage des nouveaux réalistes, une pointe grunge en plus : la crise de la bulle internet des années 2000, la crise des subprimes en 2008 puis la crise de la zone euro s’étant greffées à la consommation de masse et à la libéralisation des marchés mondiaux ; les catastrophes nucléaires de Tchernobyl et Fukushima ayant craché leur toxicité à la face du monde ; et surtout, une crise écologique que l’on ne peut plus ignorer s’ajoute désormais à l’équation.
Faire du neuf avec du vieux
Sommes-nous face à un classicisme qui ne dit pas son nom ? Anna Solal détricote, colle, retisse, fusionne, réorganise en piochant dans une histoire de l’art occidentale et chrétienne, armée de matériaux pauvres et d’un coup de crayon académique. Dans ses univers, l’économie touche à l’existentiel – puisqu’elle le menace – et, ce faisant, à une dimension mystique. L’une de ses pièces les plus imposantes, accrochée sur l’un des murs porteurs de l’exposition, comme un phare à mi-parcours, représente à échelle 1 Sainte Lydwine gisante, d’après le portrait romantique écrit par Huysmans. La jeune femme, brossée au crayon de couleur sur une planche de bois, a la gorge, le bassin et la jambe cloués par des siphons de douche, le regard maladif plongé dans un vague lointain. La légende raconte que, dévorée par la gangrène, Lydwine passa une vie à l’horizontale en communication avec Dieu. Maladie et extase, péché et rédemption, seraient les deux faces de l’humanité. Dans un autre tableau – Pas –, c’est un corps perfusé de toute part qui s’évapore en volutes colorées, comme des ailes de papillons. Les symboles « fervents » se retrouvent systématiquement aux côtés de ceux qui appartiennent au monde de l’entreprise ou à celui d’Instagram. Les filtres des réseaux sociaux deviennent des masques chimériques qui accentuent une violence ambiante. Dans une toile aux allures de selfie (Filtre Instagram I), les têtes de trois jeunes hommes flash et chiens d’attaque en main sont remplacées par des sortes de cocottes en papier, les identifiant presque comme des passeurs d’âmes mythologiques. Détourner les icônes pour mieux sacraliser le rebut, l’organique, le périssable n’est pas nouveau non plus. Mais chez Anna Solal, l’incarnation, la primauté du geste sur le discours, produit encore son effet, dans le contexte d’un néolibéralisme qui s’épanouit sur la dématérialisation et la fluidité. Sacraliser « l’affreux, le sale et le méchant » s’avère pertinent quand le culte 2.0 des corps lisses et interchangeables entraîne la destruction non seulement physique mais aussi conceptuelles de ceux-ci. Une forme de fascisme en somme, qui naît dans le lit du « progrès » libéral. Anna Solal a une obsession : combler par toutes les techniques et les matériaux un vide absolu qui absorbe l’intégralité du vivant. Notre salut, en tant qu’humanité, est peut-être dans notre aptitude à pourrir en paix.
Les paysages crépusculaires d’Anna Solal sont donc à l’image de la période réactionnaire qui s’impose et où il faut encore rappeler des évidences historiques face à la conquête européenne de l’extrême-droite. L’artiste rend d’ailleurs hommage au roman de science-fiction d’Ernst Jünger, Abeilles de verre publié en 1957 : une dystopie dans laquelle, mécanisation de la société oblige, capitalisme et fascisme ne font plus qu’un. Aux vieux démons, les vieux remèdes ?
Anna Solal, Mille projectiles
⇢ jusqu’au 28 décembre au Frac Occitanie, Montpellier
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