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Elle s’est fait tatouer « fuck » juste au-dessus du genou. Une punkerie discrète, à peine dévoilée par son T-shirt Star Wars, que l’on ne perd pas des yeux sur les plus de deux heures où elle s’offre au public, seule et sans scéno. Mieux, Laurène Marx livre même des conseils à qui voudrait « devenir femme » et changer, si ce n’est de genre, du moins de point de vue sur un sujet qui divise mêmes les sphères dites « progressistes ». Une tentative de « transsexualisation des masses » rigole-t-elle – alors qu’au Sénat le débat régulant la vie des personnes trans fait rage sur une proposition de loi. Les Républicains entendent interdire la transition médicale avant l’âge de 18 ans alors que le groupe écologiste souhaite « déjudiciariser » le changement de genre à l’état civil. Les personnes trans sont les seules à devoir prouver leur identité en passant devant un tribunal et une bardée de médecins. Pour Laurène, « ça fait trente ans que le gaz fuit ». Trente ans qu’elle sent sa féminité dans ses tripes sans qu’elle ne l’ait demandé – si on l’avait prévenue, elle se serait « organisée » pour traverser ce désert. Trente ans que le regard social la ramène au genre : homme ou femme, binarité oblige. « Dans la vie, tu peux tout être. Sauf un trav’, tranche-t-elle. Pas assez homme pour protéger ta copine. Pas assez femme pour pas se faire casser la gueule. » Et alors, il faut s’armer : « Si t’es trans et que t’es rêveuse, tu vas te faire fumer chérie. » Nous voilà prévenu.es.



Sois drôle et ouvre-la

 

Le monde se divise donc entre ceux qui veulent te déglinguer et ceux qui s’en branlent. Malgré cela, l’auteure entend s’adresser à tous sans misérabilisme ni leçon de morale. Et rien de mieux que le stand-up pour y parvenir, dont elle reprend les codes. S’enchaînent alors les blagues potaches pour désamorcer la brutalité quotidienne contre les femmes trans – de la « bienveillance » maladroite au meurtre gratuit. « La façon dont tu tues quelqu’un en dit long sur l’humanité que tu lui accordes, observe-t-elle. Ma copine Jessica Saramiento, elle a été écrasée ». Autodérision et humour noir pour mieux supporter la cruauté. Quand Laurène Marx décoche une flèche au public, c’est toujours avec un bisou au passage. L’auteure a le monologue brillant et la verve incisive, mais sait se saboter avec panache. Face à une violence irrationnelle, aucun discours n’amènera les gens à comprendre : il faut la ressentir dans sa chair.


Mais d’ailleurs : c’est quoi être une femme ? Selon la pensée dominante qu’incarne le corps médical, c’est d’abord un certain nombre de stéréotypes physiques : le port de tête droit et de trois quart, les seins rebondis et impertinents, la bouche légèrement en avant, le front petit et pas trop proéminent. Résultat : une trans finirait par ressembler à « un poisson crevé ». Pour « devenir femme », il faut passer par les fourches caudines de la sainte Trinité : le psychiatre, « Jésus du bois de Boulogne », chargé de déterminer la sincérité de la démarche (dépression ? Œdipe mal sublimé ?). Puis l’endocrinologue, « le Pape », qui donne accès à l’androcène, « sainte pilule ». Et enfin le chirurgien – le Père, grand architecte de la féminisation corporelle. « Les règles ne sont jamais fixées par ton désir, rappelle Laurène qui n’a pas voulu changer sa voix. Il ne s’agit pas de l’histoire d’un être humain, mais d’un essai clinique. Il faut accepter de n’être rien ». D’où le détournement de locution dans le titre : Pour un temps sois peu, reflet d’une société qui a évacué la liberté d’être. Finalement, « les trans sont des petites sirènes, des femmes avec une queue » – et le fascisme n’a jamais aimé ce qui dépasse. 



Tous pour une 

 

Vouloir devenir une femme : un problème de riche ? Un petit tour dans les « apériputes » entre Laurène et ses copines sud-américaines suffit pour s’assurer que le problème n’est pas là. La transsexualité dépasse les classes mais augmente les chances d’appartenir à ce qu’on appelait encore il y a peu le « lumpenprolétariat » – une masse de travailleur·ses constituée « d’éléments déclassés », à la marge. Sont prolétaires celleux qui, sans aucune autre richesse, sont obligé·es de vendre leur « force de travail ». Un don de soi bien connu des femmes trans qui, le plus souvent, perdent tout lien avec leur famille une fois qu’elles s’assument comme telles – adieu héritage. « Pute est un choix de carrière envisageable si t’es trans. » Et voilà en passant résumée « l’intersectionnalité », théorie du croisement des oppressions – de genre, de classe, de race. Une articulation des luttes pour l’égalité et l’autodétermination à plusieurs échelles, depuis la question du sexe jusqu’aux droits du peuple palestinien – auquel la pièce est dédiée. Et l’autrice de n’évacuer aucune zone grise : subir la misogynie, c’est encore être reconnue comme femme. Car dans le combat féministe, les trans sont en queue de peloton, quand elles ne sont pas carrément rejetées par les courants essentialistes qui sévissent actuellement à plein régime – au point de parasiter débat public et campagnes électorales. D’autant que manifester est devenu dangereux : c’est avec les hommes que les femmes trans peuvent finir au trou.


En montant ici sur scène, Laurène Marx ne fait pas qu’un don de soi : elle s’autodétermine. L’auteure-interprète s’arroge la place que l’on peine encore à donner aux trans dans le champ de la représentation où, souvent encore, des personnes cis jouent des rôles trans – ce qui fut la source d’un litige lors de l’adaptation de l’un de ses textes en 2023. Un jour prochain, peut-être qu’elle aura même le privilège de « faire des spectacles de merde » – « c’est ça l’égalité ». Et peut-être que le théâtre, si ce n’est la vie, sera « une soirée pyjama qui n’en finit pas ». Alors, c’est quoi être une femme ? Laurène l’est depuis trente ans, qu’importe la réponse qu’on donne à la question. En 1971, l’activiste allemand Rosa Von Praunheim réalisait un film culte, pionnier des luttes, intitulé Ce n’est pas l’homosexuel qui est pervers mais la société dans laquelle il vit. Il en va de même pour les femmes et hommes trans d’hier et d’aujourd’hui.



Pour un temps sois peu de Laurène Marx, jusqu'au 26 juillet dans le cadre de Avignon OFF au Théâtre Onze