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L’une aime se masturber avec une carotte. L’autre connaît enfin l’extase sexuelle grâce à son dernier latin lover. Un autre encore prend soin d’enlever ses chaussettes avant l’acte. Un dernier préfère multiplier les amants que de subir la vie de couple. Une chorale de témoignages sur le cul dans un dispositif documentaire sur scène ? On a déjà donné. Sauf que cette fois-ci, il y a un twist et pas des moindres : ces individus qui défilent un sketch après l’autre ont tous 80 ans minimum. La proposition est signée Mohamed El Khatib, artisan d’un théâtre-vérité dont raffole le circuit subventionné. Sa recette est rôdée : beaucoup d’empathie sociale, de l’humour qui désamorce, un format easy-watching et un peu d’animation de salle par ses soins. On aurait donc pu croire l’affaire pliée d’avance.


Et c’est là que La vie secrète des vieux nous perce : son sujet s’avère plus corrosif qu’à première vue et son traitement sur le fil. Le metteur en scène renoue même avec une gravité qu’il n’avait plus connue depuis C’est la vie en 2017 – où deux comédiens rouvraient la plaie du deuil de leurs enfants respectifs. Dans ces deux pièces, le plateau vibre d’une tension entre vie et mort qui donne à chaque intervention, chaque détail, une valeur cruciale, rare au théâtre, y compris documentaire. Car La vie secrète des vieux, fruit d’un travail en EHPAD à Bruxelles et Chambéry, est une production en sursis : ses interprètes sont sur la dernière ligne droite. La feuille de salle stipule que le casting peut varier « selon la longévité » de ses membres. Cette épée de Damoclès, la troupe en fait sa force mais s’en moque volontiers. Pour preuves : une vanne Dalida-esque dès l’incipit et un selfie de groupe avec l’urne d’un camarade perdu en route. Ici, le rire est chargé.


Pourtant, l’objet du show n’a rien d’une blague. Les politiques de l’intime étant devenues le marronnier number one de l’industrie culturelle, les aborder avec pertinence relève du défi. À ce petit jeu, la troupe d’anciens casse la baraque. Le « rien à perdre » qui les anime prévient chez eux tout narcissisme et toute complaisance. Ils sont là pour un dernier tour de piste et n’ont rien à prouver. À l’heure où tant de jeunes gens montent sur scène gonflés de la certitude que leur baise est révolutionnaire – elle l’est souvent bien moins qu’ils le croient –, la candeur avec laquelle ces amant·es d’âge avancé affirment leur liberté par le sexe relève d’une subversion autrement plus radicale. Celle-ci se joue aussi dans le décalage esthétique qu’opère la pièce. En plateau, les codes du vieux sont au complet : déambulateurs et chaises roulantes gambadent, et la scéno respire le foyer de maison de retraite. Voilà qui change des néons rouges de sex club qui luisent sur scène dès qu’on y suggère l’ivresse des corps.


Mais si ces confidences coquines n’ont rien de futile, c’est aussi parce qu’elles dressent une passerelle vers le plus inconfortable des thèmes de civilisation : la fin de vie, qui squatte le débat public depuis quelques années. Pandémie, scandale ORPEA, droit à l’euthanasie, réforme des retraites : face à cette actualité qui les met en cause, ces vieillard·es en goguette dansent sur un volcan et nous narguent allègrement. On leur parle droit au suicide, ils nous parlent droit au désir – celui qui leur est souvent nié. Leur détresse et leurs besoins, leurs histoires de cul et leurs blagues potaches – le bon vieux Pervers pépère de Gotlib n’est jamais loin –, tous occupent l’angle mort d’une société qui ne célèbre la vie qu’à son zénith, jamais à son déclin. Et c’est l’exploit du projet : devant nous se déroule un show feel good branquignole à l’esthétique délibérément amateure, truffé d’imperfections et de ratés plus glorieux les uns que les autres. Mais dans les faits se brise l’un des tabous cardinaux de notre culture : que faire de nos corps, de nos cœurs, lorsque ceux-ci sont jugés hors d’usage mais réclament encore une dernière danse comme si c’était la première ?

 

La vie secrète des vieux de Mohamed El Khatib a été présenté du 28 mai au 1er juin dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts au Théâtre National Wallonie-Bruxelles


--> les 18 et 19 décembre dans le cadre du Festival d'Automne à Points Communs, Cergy

--> du 12 au 15 février à la Comédie de Clermont-Ferrand

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