Pour vos poteries et sculptures, vous travaillez la terre et le sel. Ces matières font écho aux larmes – Ilimb dans la langue punu – produites par les pleureuses du Gabon dont vous êtes originaire, lors de l’accompagnement des morts. Pouvez-vous contextualiser les dessous de cette œuvre chargée d’une dimension rituelle ?
J’ai fabriqué ces sculptures selon une recette de l’Égypte antique : un alliage de sel et d’argile. Je les ai cuites dans un four à bois à Ifitri dans le cadre d’une résidence au Maroc, elles portent les mémoires de l’ensemble des larmes. Lorsque j’ai vécu le rituel de l’accompagnement des morts au Gabon, j’ai compris à la fin de la nuit la charge de cette transmission par les larmes, tant de larmes. Cela correspond au lingui dans la langue punu du Gabon : un moment d’écoute et de silence total à la fin du rituel. Les pleureuses sont destinées à ce rite mais la plupart d’entre elles ont été destituées et ont perdu leur statut quand les religions d’état se sont installées et ont imposé leurs dictats. Evelyne Toussaint, historienne de l’art contemporain dans la publication liée à cette exposition Ilimb l’essence des pleurs en a livré un texte complet. Les pleureuses gèrent le corps du défunt, mais également le corps communautaire. A partir du moment où on les évince, on tente d’entraver la science subtile de ces femmes qui accompagnent le corps et l’âme dans une ritualisation partagée. Les femmes, dans de nombreuses parties du monde sont apparues dangereuses pour les hommes de pouvoir. On a donc cherché à les évincer totalement du politique et de l’espace social décisionnaire. Au Gabon, dans la culture matriarcale punu, les hommes rappellent le bukulu – la tradition, l’histoire du clan et le lignage –, les femmes l’activent. Lorsque deux clans se réunissent, on doit payer une sorte de dime à la fin de la réunion. L’argent est un moyen de palabrer pour nettoyer l’âme de la personne défunte et régler les différends. Si le mort n’a pas été correct, on va mettre sur la table tous les torts qu’il a commis de son vivant. Or, on ne veut plus que les familles mettent au ban les hommes qui ont fauté. Les pleureuses non seulement lavent la parole mais elles instruisent par le biais de la tradition orale. La larme Matsanga, c’est une parole qui guérit. On associe la larme à une hystérie, en vérité c’est le contraire : la larme est intègre, elle prend en charge. La pleureuse, dans la lignée matriarcale du mythe de « Ma-Bwang », est celle qui marque l’origine de la descendance, charrie le fond de la rivière jusqu’au sel pour dégager un cristal propre. L’alchimie du sel avec l’eau produit des cristaux de sel qui sont visibles dans mes sculptures : c’est le fondement. Un an après la mort du défunt, un homme initié porte le masque punu appelé le mukuyi, un masque de l’ancêtre féminin. On dit qu’il ramène l’ancêtre. A la fin des cérémonies, on le ramène dans la forêt sacrée, au pays des ancêtres. La connexion est de nouveau activée dans le cadre des cérémonies initiatiques. Le mort n’est jamais mort, il te conseille. Ça va loin sur le plan mystique et philosophique. Ces femmes veuves, qui font partie de la confrérie des pleureuses, fécondent les esprits par la larme. Toute la communauté doit entendre leur parole mystique. Elles font office de tribunal. Quand tu as été initié à l’accompagnement des larmes, ça constitue un ancrage solide dans la vie.
Vous qualifiez les instruments de musique comme les gardiens de temple que vous positionnez au cœur du musée. Quels sont les enjeux à l’œuvre dans ce dispositif ?
Ce musée donne à voir un silo de verre où dorment des instruments de musique inaccessibles au regard. Il a été géré pendant dix ans par Madeleine Leclerc, que j’ai eu la chance de rencontrer, qui m’a parlé des différentes classifications des archives du silo au musée. Mais cette vitre réfléchissante empêche d’apprécier les objets visuellement. Il est compliqué pour moi, en tant qu’artiste africaine, de concevoir la permanence des masques et de certains objets rituels dans les musées : les objets ne sortent que pour des circonstances particulières au Gabon. Un travail est mis en place au Quai Branly pour repenser l’archive, l’utilisation de ces « objets », ces vecteurs en présence, pour proposer de nouveaux regards et collaborations, d’où l’intérêt de cette exposition.
L’ethnomusicologie, c’est l’étude de la musique, son rôle et son contexte. Je pars du postulat que les instruments sont des corps vibratoires dont il faut prendre soin. Le silo de verre empêche la relation sensorielle avec le vecteur « objet ». Enfermer les instruments altère les matières, les bois, les cordes. Dans la culture punu d’où je suis originaire, on dit que la musique est magique, qu’elle guérit par son chant vibratoire, qu’elle élève les esprits, qu’elle édifie l’âme. Le son, c’est la vie en toute vie, son cœur. Le son appelle, interpelle, soigne, lève les mémoires, et les amnésies, rappelle les ancestralités, crée les liens énergétiques, les contacts. Il accompagne dans une ritualisation quelle qu’elle soit, des récits qui s’incarnent dans des corps. Cette proposition muséale sous cloche interroge de mon point de vue la question de la transmission, autant que la nécessité de la restitution des œuvres d’où elles sont originaires. Avoir eu un accès physique aux œuvres et aux archives fut capital, efficace et réparateur pour moi.
Comment envisagez-vous le devenir d’un espace muséal davantage en adéquation avec la nouvelle donne sociétale, axé sur un principe de collaboration ?
Qu’est ce ça veut dire collaborer ? Comment ramener le musée à la vie ? Repenser l’enseignement incarné, l’ensemencement, est une idée. J’imagine par exemple des groupes restreints de musiciens intéressés qui seraient envoyés en mission dans les villages pour apprendre et sauvegarder des pratiques en voie de disparition, dont celles de la harpe sacrée Ngombi, transmises par les derniers initiés – les anciens – et subventionner des écoles du savoir sur le terrain : c’est cela pour moi la restitution. On pourrait mettre en place des passerelles pour dynamiser les objets des collections et des personnes physiques. Il s’agit de la sauvegarde de l’existant.
Le plus important pour moi est de renouer avec tous les sens et abolir la distance avec l’objet sous certaines conditions. Les instruments nous soignent. Ils m’ont soignée. C’est normal que ce ne soit pas choquant pour un Occidental puisque ce sont des objets. Pour nous autres, il s’agit d’un parent. La manière d’aborder ces entités représente un rapport fondamental entre le vivant et l’inanimé, la relation entre l’a-nommé et le fermé. En Occident, quand on parle de nature on parle souvent de zoo. Or, chez nous, la nature est inaccessible. Cette opposition sépare l’Afrique et l’Occident. On ne parle pas la même langue. Les musées d’histoire naturelle sont l’une des formes les plus douloureuses : on veut posséder le vivant, on le sacralise, on l’empaille.
Chez nous, la question de la mort, c’est la question de la vie. On doit assurer le passage. Il est donc très important de sauvegarder ces espaces permettant d’allier nos corps, nos âmes et nos esprits pour rester lucide et en connexion avec les lois du vivant. Face aux politiques de spoliation et d’exploitation, nous devons travailler sur des propositions incarnées qui puissent accompagner l’émancipation spirituelle de chacun et nous élever. Ce fut le cas de ces civilisations.
Comment avez-vous travaillé pour reproduire les instruments ?
J’ai choisi de me pencher sur les harpes Ngombi du Gabon. Pour confectionner mes harpes, j’ai travaillé dans un premier temps avec les mesures fournies par le musée. Il a fallu que je les complète in situ par de nombreuses photographies et d’autres relevés, j’ai demandé qu’on sorte les harpes de la réserve pour prendre d’autres mesures et mettre en place un gabarit le plus précis possible, notamment avec l’aide de Gaétan Monceret au Centre des Arts et du Feu à Limoges. Au bout de quelques heures j’ai senti l’odeur puissante, du nzumbili. C’est le feu du village, celui de la torche indigène, le Mutotu pàg. Cette odeur de fumée est mémorable, c’est notre identité corporelle, notre ADN, une double peau, notre ilimb puissante. Elle est très marquée dans nos villages. La lumière et le feu sont très importants. Le Mutotu pàg, la torche indigène qui représente l’homme, va couvrir de sa résine ces fameuses harpes. Là, ça a levé toutes les amnésies. A cet instant précis, j’ai compris l’œuvre dans sa totalité et compris l’importance de sa dimension olfactive, d’où l’importance de la rendre accessible pour tous les sens.
Vous dites que la façon de montrer les instruments fonctionne comme un révélateur.
La façon de montrer ces objets est capitale. Ils ont toujours été en relation avec le vivant, la pluie, l’eau, l’air, le feu, le vent, la lune, les étoiles, les animaux, les plantes, les proverbes, les danses et les voix – les aires initiatiques. Ce sont les traces ADN du vivant qui entrent dans les objets. C’est évident que cela a un impact sur le corps des objets ; le cloisonnement change définitivement la nature du bois, de la résonance, de la peau. C’est pourquoi j’ai appelé cette série des harpes Ngombi « nzumbili ». Je leur ai redonné la peau, un feu philosophique et anthropologique, un son, une mélodie feulique. Chez nous la torche indigène comporte une flamme qui donne un spectre arc en ciel avec des composantes vibratoires particulières, des rouges, des verts, des bleus, des jaunes. Cette torche indigène est un corps, sa fumée est un élément fondamental dans la culture gabonaise. Elle active tous les liens d’ancestralité et cosmogoniques. C’est une constellation qui résonne avec tout un répertoire.
Myriam Mihindou, Ilimb, l’essence des pleurs
⇢ jusqu’au 10 novembre au Musée du Quai Branly Jacques Chirac, Paris