Le 27 juin 2023, un agent de la police nationale tuait Nahel Merzouk, 17 ans, lors d’un contrôle de routine à Nanterre. Presque 20 ans après la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois et les « émeutes » qui s’en suivirent, des révoltes éclatent dans toutes les villes de France, les jeunesses des banlieues et des centres-villes convergent face à une violence systémique insupportable – entre 1977 et 2022, Bastia Media recense 861 morts suite à l’action des forces de l’ordre. Un an plus tard, l’extrême droite remporte les élections européennes et se propulse « aux portes du pouvoir ». À Mougins, les crises politiques et sociales ne semblent pas avoir prise. Dans ce petit village en vieilles pierres perché sur les hauteurs de Cannes, on enterre l’affaire « Omar m’a tuer » sous les pavés neufs et les petites galeries pop-déco. Seul le portrait en noir et blanc d’une femme noire, le regard perçant sous sa coupe afro, affichée sur le fronton du centre de la photographie, semble défier l’énorme tête de Picasso en fer forgé bien en vue sur la place publique. Les commissaires de la nouvelle exposition, Yasmine Chemali et François Cheval, savourent le délicat pied-de-nez : Comrade Sisters : Women of the Black Panther Party rafraîchit les mémoires quant aux luttes du parti révolutionnaire pour la libération des Afro-américain.es, dissous en 1982, et jette des ponts entre les États-Unis pré-Reagan et la France d’aujourd’hui, jusqu’à cette Côte d’Azur acquise au Rassemblement National.
Le photographe Stephen Shames a suivi les militant.es dans leurs activités quotidiennes, depuis la formation du parti (initiée par par Bobby Seale – qu’il rencontre lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam – et Huey P. Newton), le 15 octobre 1966, sur le campus de Berkeley jusqu’à son âge d’or dans les années 1970. Le portrait de propagande du Panther serait un homme noir au visage fermé, béret noir vissé sur la tête, lunettes noires sur le nez, cuir noir sur le dos, l’allure virile et la pose martiale. Or, le Black Panther Party, c’est 66 % de femmes et ce sont elles qui habitent toutes les images exposées, les célèbres – Angela Davis, Evon Carter, Gloria Abernathy, Adrienne Humphrey – comme les anonymes. L’une d’entre-elle, Ericka Huggins, leader et rédactrice du journal du parti, aujourd’hui âgée de 76 ans est présente pour inaugurer l’événement qui, sans l’enquête qu’elle a menée pour retrouver ses sœurs plus de 50 ans plus tard, n’aurait pas eu lieu. Avec beaucoup d’émotion, l’ancienne prisonnière politique et première personne noire à être nommée au conseil à l’éducation du comté d’Alameda rend hommage à cette femme qui surplombe le village du regard, sa camarade de cellule Margaret « Peggy » Hudgins, disparue trop jeune. Mais pas de place pour la nostalgie : dans le contexte mondial actuel, de Trump à Poutine en passant par la fièvre brune européenne et le génocide des Gazaouis, « il faut écouter les histoires de ces femmes. Ces photographies continuent de donner de l’espoir et de l’amour » pour survivre et ouvrir des horizons plus lumineux.
Internationale à abattre
La mélodie douce et douloureuse de « Strange Fruit » résonne dans les salles du centre de la photographie – les commissaires prenant soin de composer une bande originale sur mesure pour chacune de leurs expositions. Cette chanson file la métaphore autour des cadavres pendus aux arbres, ceux des personnes noires lynchées par les Blancs jusque dans les années 1940 dans le sud des États-Unis. Lorsque Nina Simone la reprend en 1965, le pays met le paquet pour conquérir l’espace. Au sol, 40 millions d’Américains vivent dans la pauvreté, dont un tiers de Noirs, lesquels représentent seulement 10 % de la population. Ce sont aussi les Afro-américains qui peuplent en majorité les prisons quand ils ne sont pas assassinés par la police, meurent de faim ou par manque de soins. Devant ces images, à haute valeur historique, Ericka Huggins s’arrête devant certaines et raconte : « Dans nos quartiers on devait attendre longtemps pour qu’une ambulance vienne. On voyait davantage défiler les corbillards. » Et ce, malgré une succession de lois censées « déségréger » le pays : le Civil Rights Act de 1964, le Voting Rights Act de 1965 et le Civil Rights Act de 1968. En parallèle, les habitants de Harlem se révoltent suite à l’assassinat d’un de leurs enfants, les marches pacifiques de Selma à Montgomery tournent au bain de sang, le leader Malcom X est assassiné. Alors, la population noire s’auto-organise, certains suivent la voie pacifiste de Martin Luther King, d’autres rejoignent celle, activiste, du Black Panther Party. Le mouvement d’inspiration marxiste-léniniste et décolonial est dans le viseur des autorités, alors en pleine chasse aux sorcières. Il se structure autour d’un programme en dix points que Yasmine Chemali tient à lire en anglais dans le texte et que nous nous permettons de publier ici :
• Nous voulons la liberté. Nous voulons pouvoir déterminer le destin de notre communauté noire.
• Nous voulons le plein-emploi pour notre peuple.
• Nous voulons la fin du vol par les capitalistes de nos communautés noires et opprimées.
• Nous voulons un logement décent, digne d'un abri pour les êtres humains.
• Nous voulons une éducation pour notre peuple qui expose la vraie nature de cette société américaine décadente. Nous voulons une éducation qui nous enseigne notre véritable histoire et notre rôle dans la société actuelle.
• Nous voulons que tous les hommes noirs soient exemptés du service militaire.
• Nous voulons qu'il soit mis fin immédiatement à la brutalité de la police et au meurtre des Noirs.
• Nous voulons la liberté pour tous les hommes noirs détenus dans les prisons fédérales, d'État, de comté et de ville.
• Nous voulons que tous les Noirs, lorsqu'ils sont jugés, le soient par un jury composé de leurs pairs ou de personnes appartenant à leurs communautés noires, comme le définit la Constitution des États-Unis.
• Nous voulons de la terre, du pain, un logement, une éducation, des vêtements, la justice et la paix.
« Ce programme est complet et a été créé pour être adapté de partout, de Harlem à Mougins en passant par l’Inde. La seule chose qui n’y figure pas c’est l’enjeu du changement climatique », sourit le photographe. Une feuille de route toujours valable qui s’accompagne d’actions concrètes, portées essentiellement par des femmes et qui dépasse le contexte particulier de l’Amérique de Johnson puis de Nixon. L’exposition se découpe selon quelques-uns des plus de soixante programmes mis en place par les Panthères : éducation, nourriture, soins. Sur les photographies, on observe les militantes se substituer à un État raciste et défaillant, comme cette jeune femme qui emballe plus de 10 000 denrées alimentaires, une expression sereine accrochée au visage. À l’étage, un panorama plus directement axé sur le militantisme politique : des manifestations demandant la libération des prisonniers – dont Ericka et Bobby Seale accusés en 1969 d’un meurtre manigancé par le FBI –, des estrades improvisées devant les tribunaux, des funérailles – celles de George Jackson, abattu dans sa prison soi-disant parce qu’il tentait de s’évader. « Les procès nous ont nourris », admet Huggins, l’air toujours déterminé : la brutalité du gouvernement contre les Black Panthers (assassinats, infiltrations, faux procès, prises d’assaut…) trahit sa peur et donc leur pouvoir de déstabilisation. Des gens en lutte qui disent haut et fort que la pauvreté est une violence, organisée par l’État, forcément, ça fait désordre. « Ils n’ont aucune limite pour nous détruire. Nous sommes naïfs parce que nous, on en a », disait Kathleen Cleaver que Stephen Shames a beaucoup photographié lors de ses prises de parole.
Intersectionnalité d’hier, d’aujourd’hui et de demain
On les a accusés de racisme – Darmanin dirait « communautarisme » aujourd’hui –, de sexisme, d’être « la menace la plus sérieuse à la sécurité interne du pays » – Darmanin dirait « séparatisme ». L’exposition démonte une à une ces allégations. Sur l’une des photographies qui documentent la campagne « Free Breakfast for Children », une femme noire coiffée d’une charlotte offre à manger à un petit blanc avec la tendresse d’une mère. « Les Black Panthers dépassaient les symboles, regardaient au-delà des drapeaux sudistes, ils disaient “Tu es pauvre, travaillons ensemble” », précise Stephen Shames. « Noirs, Marrons, Blancs, l’idée c’était de créer une coalition avec les femmes. Nous aidions tous ceux qui étaient dans le besoin », ajoute Erika Huggins. Elle pointe la photographie d’une femme en blouse blanche en train de vacciner une petite fille : « Vous voyez son bras ? La fillette le donne volontiers à Norma, on perçoit dans son regard qu’elle est en confiance. On avait créé des cliniques gratuites. On était à l’écoute des gens, on leur faisait du bien. » Les Panthers n’hésitent pas à soutenir le combat des homosexuel.les et autres groupes opprimés. Un exemple bien concret et historique de l’intersectionnalité des luttes. Que ce soit dans la gravité, la joie, la sérénité ou la détermination, les visages immortalisés par Stephen Shames rayonnent au-delà du noir et blanc. Malgré sa dimension profondément documentaire, l’exposition met en scène des portraits de femmes quasi contemporains tant leurs expressions nous semblent familières. Ces femmes pourraient tout aussi bien être celles qui se rassemblent derrière Assa Traoré, Rachel Kéké et toutes celles qui, à travers, le monde, se sont soulevées après le meurtre de George Floyd le 25 mai 2020 par la police de Minneapolis, derrière la banderole « Black Lives Matters ». L’expérience de la diaspora africaine en Occident transcende les États et les époques et « la pauvreté est l’expérience la plus largement partagée dans le monde » insiste Ericka Huggins. En 2023, plus de 60% des personnes vivant dans une extrême précarité sont des femmes. Une internationale des pauvres pourrait réunir 700 millions de personnes, d’après les estimations des Nations Unies.
Comrade Sisters : Women of the Black Panther Party
⇢ jusqu’au 6 octobre au Centre de la photographie, Mougins, dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles