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Le débat sur le fait de séparer, ou non, l’œuvre de l’artiste est-il purement français ?

Nous avons érigé les créateurs en figures exemplaires. C’est cela qui pose problème. Les auteurs ont été élevés au statut de héros culturels, comme les saints d’une religion laïque qui a servi, sous la Troisième République, à construire l’identité nationale. Pour cela, on les a identifiés à leurs œuvres. Quand s’est posée la question d’inscrire Céline au Livre des commémorations nationales en 2011, ce n’est pas l’année de publication de Voyage au bout de la nuit qui a été choisie, mais celle de la mort de l’écrivain. En 2018, c’est l’année de naissance de Charles Maurras, théoricien de l’antisémitisme d’État, qui a été retenue. Les prix et les hommages sont faits pour récompenser les auteurs, pas les œuvres. Mais même si l’on voulait acter cette séparation, ce sont bien souvent les auteurs eux-mêmes qui nous rappellent qu’ils sont quelque part dans leur œuvre. Le dossier de presse du film J’accuse brodait un lien biographique entre Polanski et Dreyfus, ce qui a contribué au scandale. Rapprocher l’affaire Dreyfus – la condamnation d’un innocent pour motifs antisémites – de l’affaire Polanski – condamné pour un acte de pédocriminalité qu’il a lui-même reconnu avant de s’enfuir des États-Unis sans purger l’intégralité de sa peine – est aberrant. La présomption d’innocence s’applique différemment selon la position sociale des individus : les artistes reconnus bénéficient d’une sorte d’immunité sous-entendue, en plus d’une position sociale qui leur permet de se payer de meilleurs avocats. Rappelons que Polanski a versé 250 000 dollars à Samantha Geimer pour qu’elle retire sa plainte pour viol, ce que ne permettrait pas le droit français.

 

Certains auteurs mettent au contraire des stratégies en place pour se dissocier de leurs écrits. Vous prenez l’exemple de Céline qui a cultivé, après-guerre, une image de génie fou et irresponsable.

Lorsqu’il a publié, en toute légalité, ses pamphlets antisémites dans les années 1930, Céline les a inscrits dans la continuité de ses deux premiers romans, Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Il cherchait à accroître son public et sa notoriété à une époque de forte montée de l’antisémitisme. Son éditeur les a fait reparaître sous l’Occupation avec son accord, alors qu’on raflait des Juifs pour les déporter dans des camps d’extermination. Or, après la guerre, c’est Céline lui-même qui a décidé de ne pas rééditer ces pamphlets, car ils nuisaient désormais à sa réputation. Seule la fiction a reparu. Avant son procès, jamais Céline n’avait été présenté comme un génie fou, c’est une construction permettant de le déresponsabiliser et de dissocier la valeur esthétique de l’œuvre, des prises de position éthico-politiques de son auteur. De même, les heideggériens ont longtemps tenté de distinguer l’œuvre philosophique de Heidegger de ses engagements pronazis. Or cette séparation se révèle de plus en plus difficile à mesure qu’on découvre de nouveaux documents. La publication avant terme des Cahiers noirs, dont Heidegger souhaitait qu’ils ne paraissent qu’en dernier, comme un aboutissement de son œuvre, est venue balayer ces tentatives de dissociation : l’antisémitisme est inscrit noir sur blanc au cœur du nouveau « cheminement » philosophique qu’il entreprend dans les années 1930.

 

Parfois, il est impossible de savoir avec certitude qui, de l’auteur, du narrateur ou du personnage, parle. Vous l’illustrez par deux exemples : l’autofiction et le rap.

La littérature moderne a introduit des narrateurs qui sont des personnages internes à l’univers de la fiction et qui peuvent parler à la première personne. À l’inverse, l’autofiction assume la relation entre auteur et narrateur, mais fictionnalise certains éléments, tantôt pour protéger les proches, tantôt pour échapper à des poursuites en atteinte à la vie privée. Le rap brouille encore plus les pistes : l’auteur, l’éventuel narrateur et le personnage sont incarnés par une seule personne. Je prends le cas d’Orelsan, qui campe dans certaines chansons un personnage sexiste. Ce personnage tient des propos qui pourraient être qualifiés d’incitation au meurtre s’ils étaient assumés par l’auteur, avec notamment cette phrase : « Ferme ta gueule ou tu vas te faire marie-trintigner. » Le meurtre de Marie Trintignant par son compagnon Bertrand Cantat est érigé en une sorte de modèle. Malgré la distance ironique, ce passage joue sur une corde sensible, sans inciter à l’introspection et à la réflexivité. Moralement, c’est un peu douteux. Il a finalement été relaxé en appel sur la base d’une déclaration très étonnante selon laquelle le rap serait une musique essentiellement violente, expression d’une jeunesse désabusée, et que, par conséquent, ces propos cadrent avec la nature du genre. C’est un peu l’équivalent du jugement sur Madame Bovary dans lequel on ne condamne pas l’œuvre mais le procédé réaliste !

 

Peut-on penser que le culte du style, très français, entretient la confusion ? À travers son style, cette voix originale et subjective, l’artiste est omniprésent dans ses œuvres.

Ce n’est pas exclusivement français, mais il est vrai que nous avons poussé loin cette réflexion sur le style. La phrase de Buffon, « le style est l’homme même », a été réinterprétée par la postérité comme annonçant ce moment du romantisme où l’on identifie fortement l’auteur à son œuvre. Si l’on peut considérer que les contenus sont importés de la société, c’est par le style que se manifesterait ce qu’il y a de plus personnel chez un auteur. Le droit d’auteur va effectivement codifier la forme de ce qui est reconnu comme original. Il ne s’agit pas d’une propriété comme les autres puisque le droit moral d’une œuvre est inaliénable, à la différence du copyright américain. De même qu’on n’a pas le droit de vendre son corps, on n’a pas le droit de vendre le droit moral de son œuvre. L’œuvre appartient à la personne, non pas comme une propriété, mais comme une partie de soi. On en cède simplement l’exploitation. Le droit d’auteur a été codifié universellement dans la Convention de Berne de 1886, mais les États-Unis n’y ont jamais souscrit et ont fait adopter en 1994 une disposition pour le contourner entièrement. 

 

L’auteur est aussi lié légalement à son œuvre par la responsabilité pénale. Que recouvre cette notion ?

La responsabilité pénale de l’auteur précède, historiquement, la propriété intellectuelle, comme l’explique Michel Foucault. Avant que le discours soit reconnu comme un bien que son auteur peut s’approprier, il a été considéré par l’État comme un acte susceptible d’être puni – depuis l’Édit de Châteaubriant de 1551 destiné à contrôler la production de l’imprimé. Si la propriété littéraire ne protège que la forme d’une œuvre, un auteur est tenu pour pénalement responsable des idées qu’il diffuse. Quand ces idées enfreignent les restrictions à la liberté d’expression, l’auteur doit en répondre devant la Justice. Si cette infraction est jugée comme une volonté délibérée de nuire, en incitant au crime – dans le cas de la propagande terroriste par exemple – ou à des actes prohibés par la loi, comme la pédocriminalité, alors cette intention aggravera sa responsabilité. Il en va de même pour l’offense aux mœurs et la diffamation, considérées comme des délits. La forme du livre peut être considérée comme un indice de cette intention. Le choix du genre pamphlétaire, par exemple, indique une volonté d’action. En 1889, lors du procès du naturaliste Lucien Descaves pour injure à l’armée et offense à la morale dans son roman Sous- Offs, l’accusation a cherché à faire passer le roman pour un pamphlet afin de le faire condamner.

 

En 2005, un tribunal rend un verdict qui, depuis, fait jurisprudence : il y a une différence entre représentation et apologie dans les œuvres de fiction. En quoi consiste cette différence ?

C’est une problématique sous-jacente aux procès littéraires depuis le XIXe siècle. Dans certains procès naturalistes, le tribunal a dû implicitement reconnaître que représenter les maux de la société était un moyen de montrer les conditions qui y conduisent, comme dans le cas de Descaves. La littérature réaliste a lutté pour faire admettre que représenter l’adultère, par exemple, n’était pas en faire l’apologie : sa fonction est de décrire, dénoncer et diagnostiquer. Mais là où Balzac jugeait explicitement ses personnages, ses héritiers, eux, à partir de Flaubert, effacent l’auteur du texte. Dans Madame Bovary, un narrateur impersonnel adopte une position objective, à la manière d’un savant, d’un sociologue ou d’un médecin. Il ne juge pas : il constate et analyse. Zola reprend cela dans son projet naturaliste, avec l’idée que le public est suffisamment intelligent et mûr pour juger par lui-même. Or, dans les procès littéraires, le format du livre était souvent invoqué. Est-ce un format grand public, à bas prix, ou bien un livre cher qui circulera peu et surtout parmi le public cultivé ? On supposait que celui-ci était capable de plus de distance à l’égard de la fiction que les nouveaux lecteurs, à savoir le « peuple » et les femmes.

 

Cela n’est-il pas plus compliqué lorsque des personnes réelles deviennent des personnages de roman, comme c’est le cas de plus en plus fréquemment ?

Ce n’est pas récent. Certains écrivains, comme Louis Aragon, introduisaient des noms de figures célèbres, des hommes politiques par exemple, pour produire ce que Roland Barthes appelle un « effet de réel ». Prenons un exemple intéressant : Le Procès de Jean-Marie Le Pen de Mathieu Lindon, paru en 1998. Le roman met en scène un jeune avocat juif qui décide de défendre un militant du FN coupable d’un meurtre raciste. Il le défend pour prouver que le vrai responsable, c’est Jean-Marie Le Pen. Ce dernier est décrit par un des personnages comme le « chef d’une bande de tueurs » et comme « un vampire qui se nourrit de l’aigreur de ses électeurs et du sang de ses ennemis ». Le Pen a attaqué en diffamation et a gagné, deux fois, y compris devant la Cour Européenne. Quatre magistrats ont néanmoins émis une opinion dissidente, argumentant que la dimension fictionnelle n’avait pas été suffisamment prise en compte. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a aussi des propos antisémites dans ce roman, mais personne n’a poursuivi l’auteur pour antisémitisme car il était clair que ceux-ci étaient internes à l’univers fictionnel. On peut en tirer cette conclusion : aujourd’hui, la diffamation, ou l’atteinte à la vie privée, prévalent souvent sur la liberté d’expression, y compris dans le cadre d’un roman, alors que les propos haineux ne sont pas condamnés si l’on peut faire la preuve qu’ils sont internes à l’univers fictionnel.

La fiction a toujours été un moyen de contourner la censure et permet de véhiculer des messages qui ne sont pas audibles dans l’espace public. Plateforme, de Michel Houellebecq, contient des propos islamophobes explicites énoncés par des personnages différents. Il n’y a pas de propos contradictoires, mais en même temps on ne peut pas dire que c’est un roman à thèse, parce que ces propos restent internes à l’univers fictionnel et qu’il y a une dimension parodique, ironique, qui permet une lecture au deuxième degré. C’est là que la frontière entre représentation et apologie devient poreuse. Houellebecq va jouer là-dessus, en alimentant le scandale dans les médias pour faire parler du livre, et faire vendre encore plus. C’est par ses déclarations dans la presse sur l’islam qu’il s’est exposé pénalement, même si, au procès, certains écrivains parmi ses défenseurs ont argué que les plaignants en avaient en réalité après le livre.

 

Vous divisez les « auteurs scandaleux » en deux groupes : ceux qui se sont rendus coupables d’une conduite incriminée, comme Gabriel Matzneff et Roman Polanski ; ceux qui ont véhiculé une idéologie incriminante, comme Houellebecq ou Céline.

Matzneff fait l’apologie de la pédocriminalité. Il la théorise, la défend comme un droit. Polanski n’en fait pas l’apologie et ne la représente pas dans son œuvre. Mais, dans les deux cas, ces actes sont commis depuis une double position d’autorité : en tant qu’adultes et en tant que professionnels qui abusent de leur notoriété et de leur position. Polanski avait convoqué Samantha Geimer pour une séance photo. Ce n’est dès lors plus une affaire privée mais une conduite professionnelle. Dans l’enseignement, la médecine ou les milieux juridiques, il existe un code de déontologie : si un médecin abuse d’un enfant pendant une consultation, il sera condamnable devant la loi, en plus d’être sanctionnable par ses pairs. La Société des Réalisateurs de Films est en train de réfléchir à ces questions de déontologie. On pourrait imaginer que des sociétés d’auteurs imposent des chartes à leurs membres, par exemple. »

 

Propos recueillis par Émile Poivet 

 

> Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?, Éditions du Seuil, 2020