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Le concept d’Anthropocène s’impose progressivement comme un synonyme de « crise environnementale ». Comment expliquer que ce terme, un peu austère, soit aussi vendeur, notamment dans les milieux artistiques ?

« Derrière ce succès, il y a un frisson d’ordre esthétique. L’Anthropocène recycle, en en inversant les polarités, une vieille esthétique occidentale, conservatrice, voire réactionnaire : le sublime. Selon Edmund Burke, le sublime est une sorte de plaisir esthétique face à l’omnipotence de la vaste nature qui se manifeste soudainement sur nous, pauvres humains. C’est Friedrich, le topos romantique ! Ce concept transfère la puissance de la nature sur les humains, qui se comparent désormais aux grandes forces agissantes. Ce que l’humain fait à la Terre serait comparable à la météorite qui a fait disparaître les dinosaures il y a 65 millions d’années et bouleversé les écosystèmes. Mais, en réalité, l’Anthropocène n’est pas une découverte scientifique majeure, c’est une manière, pour les sciences du système Terre, de renommer leurs résultats dans un contexte où elles se cherchent une nouvelle légitimité, après l’affaire, montée en épingle par les climatosceptiques, des e-mails de l’université d’East Anglia. En tout cas, l’emploi d’un vocabulaire géologique et stratigraphique semble donner à la crise environnementale la garantie d’une science dure, ancienne et sérieuse.

 

Cette notion conserve, voire réactive, l’opposition homme/nature, dont on nous répète qu’il faudrait sortir pour lutter réellement contre la crise écologique. N’est-ce pas paradoxal ?

« L’opposition nature/culture m’a toujours semblé être un faux problème. En tant qu’historien, on sait très bien que les hommes vivent dans une “seconde nature” et qu’ils ont profondément modifié les écosystèmes, depuis très longtemps. Cadrer la crise environnementale comme un problème philosophique ou cosmologique, comme l’idée qu’on se serait moqué de la nature et qu’on en prend conscience seulement maintenant, dépolitise profondément les enjeux, finalement très concrets et banals de ces questions-là. Ce qui est sûr, c’est que considérer qu’il s’agit d’un problème de prise de conscience est très gratifiant pour les intellectuels et les artistes. On leur donne alors un grand rôle : susciter ou accompagner ce mouvement de responsabilisation en créant de nouveaux affects et de nouveaux imaginaires.

 

Pourtant, si on le prend comme exemple, le cinéma apocalyptique hollywoodien est assez conservateur. Quelles que soient les situations dystopiques de départ – qui pourraient permettre une prise de conscience – ces films finissent généralement par un retour à l’ordre établi.

« Vous avez absolument raison ! J’ai été particulièrement choqué par Elysium de Neill Blomkamp (2013). Dans ce film, les riches se sont barrés dans des stations spatiales et les pauvres mijotent dans une planète dégueulasse. À la fin, Matt Damon réussit à convaincre les riches de redescendre avec leurs super technologies pour sauver tout le monde. Dans la dernière scène, des enfants noirs courent pour se faire soigner dans un hôpital tenu par des robots. Le film commence donc par un marxisme insipide et finit dans une bêtise développementaliste – raciste même – incroyable. Ces discours d’une apocalypse pseudo-marxiste se retournant en récit légitimant sont assez fréquents dans le cinéma hollywoodien. Cela a un côté très rassurant quant à nos propres inégalités : on peut se dire “on n’en est pas (encore) là”. Mais ce qui me choque le plus dans ces films, c’est que, si vous regardez bien, c’est rarement la nature qui est détruite, ce sont les infrastructures du capitalisme : c’est le Golden Gate qui s’effondre à San Francisco. Ensuite, le côté spectaculaire : la dégradation lente d’un écosystème, ce serait trop compliqué ou trop ennuyeux à filmer. Enfin, le côté hyper individualiste. La solution vient d’un homme providentiel, jamais du collectif.

 

Le Golden Gate qui s’effondre, c’est l’image typique de la crise de la modernité. Est-ce cela l’Anthropocène, la fin de la parenthèse moderne ?

« C’est le grand récit que s’en font les philosophes ! L’idée que nous serions entrés dans l’Anthropocène à cause de la “modernité”, quelque chose qui apparaîtrait avec la révolution scientifique du XVIIe siècle, qui se continue avec la révolution industrielle et la déclaration des droits de l’homme. Un gros machin qui met dans un même sac Descartes, la machine à vapeur et le fardeau de l’homme blanc. Si on prend ça comme un bloc alors, oui, l’Anthropocène devient le moment de révélation d’une faillite de la modernité.

 

Dans L’Événement Anthropocène, coécrit avec Christophe Bonneuil, vous évoquez quatre grands récits de l’Anthropocène. Vous venez d’esquisser une perspective philoso- phique, quelles sont les autres ?

« Quand nous évoquons les “quatre grands récits de l’Anthropocène”, nous parlons de récits spontanés, à la fois évidents et très présents. Le premier récit, c’est le récit philosophique que l’on vient d’évoquer. Ensuite, il y a évidemment le récit naturaliste, avec l’idée que c’est l’espèce humaine qui est responsable, de part son développement et sa prolifération, des impacts sur le système Terre. C’est assez malthusien. C’est un match espèce humaine versus Terre. Le troisième, ce serait le récit catastrophiste : c’est la collapsologie, l’effondrement de la civilisation occidentale, voire l’effondrement tout court. Le quatrième récit est écosocialiste ou écomarxiste : l’idée que le grand coupable serait le capital avec un grand C. L’un des enjeux du livre était d’écrire une histoire un peu sérieuse, concrète et réaliste de la question environnementale, car aucun des récits que je viens de citer n’est suffisant.

 

En quel sens ces récits ne sont-ils pas suffisants ?

« Ils sont beaucoup trop massifs et, ce faisant, assez dépolitisants. Évidemment que la démo- graphie a un rôle dans l’Anthropocène, mais il faut prendre en compte d’autres grandeurs : la population humaine passe de 1 à 7 entre 1800 et 2000, la consommation d’énergie est multipliée par 50 et le capital, selon Piketty, par 134. Et les responsabilités, au sein de l’espèce humaine, sont extraordinairement différenciées. Jusque dans les années 1980, la moitié des émissions de CO2 viennent de l’Angleterre et des États-Unis, et on pourrait encore préciser à l’intérieur de ces pays en fonction des classes sociales. Tout cela paraît évident, mais ça fait du bien de le rappeler.

Philosophiquement, énoncer “Anthropocène” reviendrait à dire : “On s’est planté, excusez-nous. Maintenant qu’on a compris, tout va changer.” On se raconte ça depuis deux siècles ! Mais quel est le sens politique de cet aveu ? Faute avouée, à moitié pardonnée ? La prise de conscience annoncerait de facto une rédemption ? C’est un discours extrêmement déresponsabilisant qui, de plus, ne tient historiquement pas la route. Depuis le XVIIe siècle, on n’a pas arrêté de se poser des questions quant à l’environnement, en d’autres termes, certes, mais l’environnement est un vrai sujet historique. La gestion des forêts en lien avec le climat, l’érosion des sols, leur appauvrissement, est un débat central à partir de la fin du XVIIIe siècle. Ça  renvoie au quatrième récit, écosocialiste. À cette époque, le capitalisme était très enclin à maintenir la fertilité des sols. Dans le cadre d’une économie organique, le capitalisme agraire est plutôt soucieux de durabilité. C’est un capitalisme très particulier qui nous fait entrer dans l’Anthropocène : le capitalisme fossile. Quant au récit apocalyptique, il faut rappeler qu’il hérite de discours issus de la bourgeoisie des pays riches sur la grandeur et la décadence de l’empire romain, transposés à la fin du XIXe siècle, et se concentre sur une angoisse assez étrange : la fin des énergies fossiles. Dans les années 1970, ce discours de la crise énergétique et des limites permet de légitimer de nouveaux fronts d’extraction et a d’abord été promu par des gens qui voulaient faire du gaz de schiste et du nucléaire. L’Anthropocène évoque au contraire des phénomènes diffus, des frontières assez molles et surtout une autre chronologie : on est dans l’Anthropocène depuis deux cents ans et encore pour très longtemps. Ces temporalités sont plus intéressantes que celle de l’effondrement, idée qui, quand elle quitte la sphère des écologistes, peut être un puissant moteur pour légitimer le nucléaire ou la géo-ingéniérie.

 

Les limites ne seraient donc pas à poser en fonction de « dame Nature » ou de quelque chose qui nous dépasse ?

« Exactement : il faudrait laisser dans le sol les 3⁄4 des réserves économiquement exploitables de pétrole, charbon et gaz pour ne pas dépasser +2 °C en 2100. La nature ne va pas nous imposer des limites, c’est à nous de nous bouger pour en fixer. La question de l’effondrement est aussi beaucoup trop unanimiste. Avec le réchauffement climatique, il y a des victimes et des gagnants : d’un côté, toutes les ressources extraordinaires de la Sibérie vont s’ouvrir, de l’autre, le Sahel est, d’une certaine façon, déjà dans la catastrophe climatique. L’enjeu ce n’est pas l’effondrement de la civilisation industrielle, c’est de parvenir à maintenir un monde où l’on peut pratiquer l’agriculture vivrière dans la zone tropicale et où le Bengladi n’a pas besoin de s’exiler à cause de la salinisation des terres.

 

Une solution ne serait-elle pas de prendre les effets d’annonce des politiques au premier degré ? Les obliger à réaliser cette fameuse « transition énergétique » qu’on nous promet depuis dix ans, par exemple.

« Il faut avoir en tête ce que cela implique vraiment : historiquement, il n’y a jamais eu de réelle transition énergétique. Au niveau global, on n’a fait qu’additionner les sources d’énergie primaire (bois, charbon, pétrole). Et cela ne doit pas être démobilisant de le rappeler, au contraire ! C’est pour ne pas se laisser leurrer par un vocabulaire très consensuel. Ce n’est pas suffisant de mettre des éoliennes, ce qui est important c’est de garder 75 % des ressources fossiles sous la terre.

 

Il n’y a aucune période, dans toute l’histoire, à laquelle se référer en disant : à ce moment politique, on a réussi à agir ?

« Les seuls exemples que l’on connaît de véritable baisse massive d’émissions de CO2 (hors guerre et guerre civile) ce sont Cuba et la Corée du Nord qui ont été obligés de faire sans le pétrole de l’Union soviétique après sa chute. En Corée du Nord, faute d’énergie bon marché, le système agricole a périclité, entraînant une famine épouvantable ; l’exemple cubain est un peu plus rassurant, ils ont surtout fait autrement : se déplacer à vélo et faire de l’agriculture avec moins d’intrants. Ça a aussi été très violent, les Cubains ont en moyenne perdu cinq kilos pendant les années 1990.

 

Vous dites que la conscience des questions environnementales est un fait historique ancien. Existe-t-il des épisodes de résistance ?

« La résistance, comme vous dites, est partout. Elle n’est pas venue de quelques intellectuels ou de groupes marginaux anarcho-romantiques : elle était générale. Les naturiens en France, à la fin du XIXe siècle, deviennent végétariens, sont contre la pollution et pour la protection des forêts – ce qui est d’ailleurs très banal à cette époque. Ce sont des gens sympathiques, mais ils n’ont aucune importance politique. Par contre, les technologies les plus sales ont toujours suscité des oppositions chez des gens qui ne sont pas forcément politisés, ni anarchistes ni romantiques, ni révolutionnaires. Le capitalisme n’a fait que ruser avec cette résistance, massive et générale, naturelle et évidente.

 

Il y aurait donc eu une invisibilisation organisée des dégâts du capitalisme. On se serait débrouillé pour les cacher ou les passer sous silence ?

« Oui. Le premier levier c’est la délocalisation, à l’échelle d’un pays dès le milieu du XIXe siècle, à l’échelle globale aujourd’hui. Cela passe aussi par l’inculcation d’autres modes de pensée. Au milieu du XIXe siècle, considérer que la pollution peut entraîner des dégénérescences devient un peu ringard (une théorie médicale de la fin du XVIIIe). Dans les années 1830, la médecine découvre que plus on est riche, plus on vit longtemps. Une bonne façon de dézinguer les plaintes des bourgeois qui râlent contre la puanteur des usines : l’industrie crée des peuples plus riches, donc à terme des peuples en meilleure santé. Viendront la découverte des microbes puis les questions génétiques qui donnent une assez forte confiance dans le fait que changer l’environnement n’a que peu de conséquences sur la santé… »

 

Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes & Charles Sarraute


Cet article a été initialement publié dans le n°96 de Mouvement, juillet-août 2018 

 

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