Historiquement, les dispositifs de fichage ont toujours été expérimentés sur des populations marginales : prisonniers, migrants, ultras des stades. En France par exemple, la bourgeoisie s’est toujours opposée à la carte d’identité généralisée.
« Totalement. Toutes les expérimentations en physiognomonie et autres pseudosciences racistes du siècle dernier étaient menées sur les populations marginales que vous venez de citer, auxquelles il faudrait ajouter les fous. Le seul contre-exemple que je vois, c’est le traçage des salariés. Dans certaines boîtes, les CSP+ vont se faire pucer pendant leur pause dej’, à la cantine, en se disant “trop bien, plus besoin de badger”. Ils ne se rendent absolument pas compte des implications sociales que cela aura sur le manutentionnaire de chez Amazon, par exemple, à qui on va l’imposer au nom d’un impératif de productivité. Il faut se souvenir qu’il y a moins d’un siècle, en France, l’idée d’une carte d’identité générale était vue comme attentatoire aux libertés. Aujourd’hui, mesurons le glissement : un colonel de gendarmerie nous explique dans une note que la reconnaissance faciale, sous réserve de biais algorithmiques – et c’est une énorme réserve – va permettre de résoudre le problème du contrôle au faciès, puisque le contrôle d’identité sera permanent et général. Les dispositifs de fichage sont partout, mais nous avons du mal à les identifier car les discours sécuritaires qui prévalent dans la société anesthésient complètement notre capacité de jugement. Je tenais à faire une cartographie de la surveillance, parce qu’on a urgemment besoin de pouvoir situer tous ces acteurs, les relier les uns aux autres, quels que soient leur taille et leur rôle. Comme Carrie Mathison avec son tableau en liège, dans la série Homeland.
Alors qu’elle fantasmait une sécession à l’intérieur de l’État de Californie, la Silicon Valley, d’obédience majoritairement libertarienne, s’est mise à collaborer activement avec la police. Comment expliquer cette volte-face ?
« Il y a eu une vraie bascule idéologique. Prenons un exemple totémique : Jeff Bezos, patron d’Amazon, l’homme le plus riche du monde. Bezos est un libertarien d’entre les libertariens, au point où il a tout fait pour inverser une décision du conseil municipal de Seattle afin de privatiser le plan pour le logement – mis en place parce qu’on lui reprochait de mettre les gens à la rue – afin de s’octroyer la construction des refuges pour les sans-abris. Amazon, qui a longtemps été perçu comme ce géant du e-commerce qui allait mettre les libraires au chômage, coopère désormais de manière ostentatoire avec les services de police. Je prends l’exemple de sa filiale Ring, un fabricant de judas connectés : les forces de police signent des contrats avec Ring pour accéder aux images de vidéosurveillance du voisinage, transformant de fait les domiciles des gens qui en sont équipés en annexes de commissariats. Mais personne ne peut contrôler efficacement le dispositif puisque le réseau de surveillance est, par définition, entre les mains d’Amazon. À mon sens, nous n’avons pas affaire à des entreprises qui se mettent au service d’une puissance publique, comme des sous-traitants auprès d’une multinationale. C’est plus grave : les pouvoirs publics délèguent l’intégralité du pouvoir régalien à des sociétés privées. Quand on confie à Twitter ou à Facebook le pouvoir judiciaire de bloquer des contenus en ligne sur la base de décisions discrétionnaires, sans possibilité de recours, l’état de droit est contourné. Le pouvoir politique a abdiqué face à la technologie.
Est-ce à dire que les plateformes numériques tiennent les polices du monde entier par la peau du cou ?
« On a longtemps pensé que la puissance publique allait pouvoir réguler ces plateformes. On se rend bien compte que cette intervention est au mieux inefficace, au pire inexistante. Et surtout, que les États ont assez peu intérêt à réguler, notamment pour des considérations sécuritaires. Ils partagent avec les entreprises une double obsession : la prédiction des comportements et l’automatisation – le graal suprême étant l’automatisation de la prédiction des comportements dans une société de la vigilance, celle dont parlait récemment Emmanuel Macron. Reprenons l’exemple d’Amazon : c’est une entreprise qui a besoin de connaître les habitudes de ses clients à des fins de ciblage commercial. Si vous avez aimé tel bouquin, vous aimerez tel autre. Les États, eux, sont obnubilés par la prévention du risque terroriste. Or, les outils qui servent à la prédiction publicitaire servent ensuite à l’élaboration de politiques sécuritaires. Aux États-Unis, la police de l’immigration (ICE) déploie des technologies qui servent habituellement à identifier des consommateurs potentiels pour traquer et expulser des immigrés clandestins.
Au mépris du droit ?
« Nous sommes dans un état d’urgence technologique qui, à l’image de l’état d’exception décrété après les attentats de 2015, désactive les principes du droit. Dans un cas comme dans l’autre, il y a un effet cliquet : une fois qu’on a commencé à mettre en place des mesures, on ne revient jamais en arrière. On nous dit d’ailleurs que la reconnaissance faciale “ne peut pas être désinventée”. C’est une manière de formaliser son inéluctabilité. Nos démocraties libérales, dont la France est un assez bon exemple, ont aujourd’hui deux outils pour gouverner : la force et la technologie. Dans les deux cas, l’exercice du pouvoir se manifeste de la même façon, relativement autoritaire. La norme de la vigilance et le seuil de la suspicion, qui sont en train d’être établis grâce à nos données personnelles, sont fixés par les grandes plateformes du numérique, et c’est ça qui est piégeux. Une société de la prédiction, qu’elle soit publicitaire ou sécuritaire, est une société du risque permanent parce que l’on finit toujours par dévier de l’itinéraire algorithmique qui a été défini pour nous. Dans les années qui viennent, ces déviations vont avoir des conséquences très concrètes sur nos vies. On le verra avec l’hybridation inévitable entre les données de santé et les assureurs, par exemple.
Vous dites, avec le philosophe Bernard Harcourt, que comprendre la société de la trace nécessite de se débarrasser une bonne fois pour toute de la référence « Big Brother ».
« Nous sommes toujours prisonniers des représentations orwelliennes de la surveillance. Or, 1984 n’est pas un livre sur la surveillance mais un chef-d’œuvre sur le totalitarisme. Aujourd’hui, la technologie ne nous est pas imposée de manière totalitaire : nous participons activement, de manière plus ou moins éclairée, à tous ces dispositifs. La dimension du désir est très forte. En réalité, il est assez facile de s’opposer à une dystopie orwellienne de type 1984. Nos imaginaires sont pleins d’idéaux de résistance et de clandestinité. À l’inverse, les démocraties fonctionnelles dans lesquelles nous vivons, qui entretiennent un rapport autoritaire à la technologie, ressemblent davantage au Meilleur des Mondes, et il est beaucoup plus ardu de s’opposer à une dystopie à la Huxley parce que le diagnostic est plus difficile à poser. Avant de savoir quoi faire, il faut être capable de décrire le régime de pouvoir dans lequel on vit. Nous sommes des agents consentants de notre propre surveillance et les pouvoirs publics ne se gênent pas pour nous le faire remarquer. “On ne comprend pas pourquoi vous vous opposez à la reconnaissance faciale alors que vous acceptez d’offrir vos données à Facebook”, nous disent-ils. C’est un moteur de persuasion politique très fort, qui joue sur les contradictions permanentes dans lesquelles on est pris.
Selon vous, après la société disciplinaire de Foucault et la société du contrôle de Deleuze, nous serions entrés dans la société de la trace numérique. Qu’est-ce que la société de la trace ?
« Dans les années 1970, Michel Foucault postulait la société disciplinaire comme une succession d’institutions dans laquelle l’individu était soumis à un corpus de règles autonomes : l’école, l’usine, l’armée, l’hôpital. En 1990, quand Deleuze théorise la société de contrôle dans son fameux post-scriptum sur le sujet, il a cette phrase à laquelle je repense souvent : “Dans les sociétés disciplinaires, on n’arrêtait pas de recommencer, tandis que dans les sociétés de contrôle, on n’en finit jamais avec rien”. C’est devenu particulièrement vrai avec la démocratisation de l’informatique, qui a achevé de recomposer toutes les institutions foucaldiennes au sein d’un seul dispositif, fluide et continu. Je crois que nous avons franchi une étape supplémentaire avec la société de la trace. L’architecture décrite par Deleuze vaut toujours – il suffit de regarder Facebook – mais à mesure que nous semons en ligne et hors ligne des indices sur nos existences, les dispositifs de surveillance se sont fondus dans le décor, ils sont devenus gazeux, inodores, incolores, soustraits au regard du public. On n’en finit avec rien, mais on ne se rend même plus compte que l’on a commencé.
Vous faites une analogie intéressante entre la trace numérique et le réchauffement climatique.
« L’une des clés de la discussion collective dans les prochaines années sera la convergence entre la question technologique et la question écologique. Le débat sur la 5G, par exemple : la 5G est une lubie d’industriels qui vise à multiplier par x les objets connectés, c’est-à-dire à automatiser la surveillance, et donc à renforcer ce que Shoshana Zuboff appelle le “capitalisme de surveillance”. C’est une accélération du monde. Or, de plus en plus d’études montrent l’impact environnemental désastreux du numérique. La 5G est donc à la fois un non-sens écologique et un non-sens technologique, qui pourrait coaliser des voix écolos et des voix technocritiques. Schématiquement, les libertés publiques et la technologie sont des préoccupations de vieux, alors que les questions écologiques sont plutôt l’apanage de la jeunesse. Leur prise de conscience écologique est inversement proportionnelle à leur prise de conscience technologique. Il faut opérer une jonction. C’est d’ailleurs ce que prône Alain Damasio, qui n’est pas loin d’être la première voix technocritique en France, quand il nous invite à nous “hybrider avec le vivant”. C’est une forme d’écologie de la technologie. Et il ne faut surtout pas laisser ce combat à l’extrême-droite qui, depuis quelques années, s’est réappropriée Jacques Ellul, Ivan Illich, et tente même de récupérer Orwell.
Pour vous, la solution n’est pas tant de disparaître que de parvenir à apparaître autrement.
« Dans une société obsédée par la prédiction, disparaître devient suspect. Et la disparition empêche de penser une action collectivement. Tout est fait pour que l’on soit démuni face à nos smartphones. On a toujours été très seuls face à la technique, pour paraphraser Ellul. La vraie question que je me pose, c’est de savoir comment on fait pour réussir à délibérer collectivement des orientations technologiques. Ça pourrait passer, dans un premier temps, par ce que j’appellerais un renversement de la charge de l’irrationalité. Quand il parle de reconnaissance faciale, Cédric O, le secrétaire d’État chargé du Numérique, nous invite à “sortir des positions irrationnelles” – les positions irrationnelles étant celles qui voudraient imposer un moratoire sur cette technologie. Pendant l’état d’urgence, Manuel Valls disait : “pas de juridisme, avançons”. Il faut trouver les moyens d’obliger les pouvoirs publics, en les forçant à remplir leur rôle, et les entreprises, en les nommant, à tenir un débat sur les technologies de surveillance.
Quels sont les protocoles élémentaires à mettre en place pour se protéger sur Internet ?
« On peut utiliser des messageries chiffrées de bout en bout, comme Signal. On peut utiliser une boîte mail hébergée sur du logiciel libre par des entreprises qui ne sont pas obsédées par le profit et qui respectent vraiment la vie privée – Protonmail, par exemple. On peut également sortir des systèmes d’exploitation propriétaires et installer Linux. Aller sur Internet avec Tor, utiliser un VPN. Sinon, la lettre papier et l’enveloppe kraft sont de très bons moyens analogiques pour déjouer la surveillance. C’est ça qui est ironique : pour dérégler la machine, il ne faut pas grand-chose. »
Propos recueillis par Emile Poivet
> À la Trace. Enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance d’Olivier Tesquet, Éditions Premier Parallèle