Une jeune fille au teint laiteux dormant d’un sommeil d’enfant dans un confortable parterre de fleurs : le personnage d’Ophélie est devenu un sujet de prédilection pour les peintres du XIXe siècle, qui l’ont érigé en symbole de pureté et d’innocence. Absente et mélancolique sous le pinceau de John William Waterhouse, le regard figé et les mains délicates ouvertes en prière chez John Everett Millais, ou drame spectaculaire dans la rivière d’Eugène Delacroix, la galerie des noyées présente avec constance la jeune protagoniste en victime impuissante laissée aux violences du destin. Pourtant, dans Hamlet, la pièce de Shakespeare d’où elle tire son origine, la mort de la jeune Ophélie n’est qu’un élément marginal et tardif, conséquence surtout de mauvais traitements. D’abord courtisée, puis rejetée sans motif par le héros éponyme, l’amoureuse éconduite sombre dans une folie qui lui sera fatale. De cette postérité sélective et passivisante, Nathalie Garraud et Olivier Saccomano ont fait un symptôme, soumis à l’examen entre les murs de leur Institut Ophélie.
Grande Répression
Le délire, dans son sens étymologique, désigne ce qui ne peut être dominé. Délirante, la jeune femme qui assure l’ouverture d’Institut Ophélie l’est assurément. Dans une scène transformée en boîte grise, bardée de part et d’autre par des murs hauts criblés de portes, la solitaire s’agite, bat le sol de ses pieds nus et défie la salle d’un air belliqueux. Depuis sa cage domestique, elle harangue à la chaîne les silhouettes fantomatiques qui passent sans la voir. Soldats amorphes, femmes de chambres apathiques, et bientôt petits patrons bedonnants et messieurs bien mis. Campée en Diogène à jupons, cette Ophélie encore innommée commente, dénonce et peste contre le monde qui défile sous ses yeux. Lorsqu’on ne l’ignore pas, on la regarde en démente, la réprime sans ménagement.
© Jean-Louis Fernandez
Des jeunes pioupious défigurés par la Grande Guerre aux premiers investisseurs à cols blancs de l’époque moderne, tout le XXe siècle défile en arrière-plan. L'avènement des produits industriels et du petit-écran s’immisce dans le décor, les ménagères névrotiques remplacent les religieuses et les lavandières. En meneuse de revue autoproclamée, notre Ophélie crache sa haine du tout-marchand, rapproche les politiques anti-IVG des intérêts militaires, singe le mari misogyne et ampute par altruisme la concubine de son alliance mortifère. Dites-la folle si vous voulez, ses invectives n’en perdront pas leur poids.
Tellement Ophélie, tellement morte
Fidèle à son homonyme victorienne, la protagoniste de Institut Ophélie tient tête au monde comme il va, lui refuse la naturalisation des inégalités de genres et de ressources. Semblable à l'œuvre shakespearienne encore, l’Ophélie de l’Institut devra payer son insoumission. Et de rappeler : « Les filles qui ont cogné contre des empires ont toutes connu des morts atroces », pendant qu’une faiseuse d’ange lui charcute l’entrejambe. Dans le jeu des mises en abyme, l’espace trans-historique de la scène se fait salle d’exposition muséale par-dessus le marché. Une caricature peroxydée d’Andy Warhol vient y traîner son monologue désabusé, revendique sans complexe son manifeste pour des images aplanies de contexte et de sens. Autour d’une Ophélie encore ensanglantée, il rameute son troupeau de visiteurs à smartphones et tote bag à l'effigie de la Joconde, autre figure de femme réduite à un simple motif.
© Jean-Louis Fernandez
Pièce-somme où les références - implicites le plus souvent - affluent en masse et perdent sans difficulté le commun des lettré.e.s, où il faudrait pouvoir reconnaître en deux répliques Gilles Deleuze ou Silvia Federici, la pièce de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano cultive dans le même temps les curiosités et chemins de traverse. L’histoire des mouvements féministes y éclaire par anecdotes ou plaidoyer celle de l’industrie, éclabousse dans la foulée les fondements de l’institution culturelle. Rythmé par les performances scéniques et les ruptures de registre, les pantomimes et les bouffonneries d’Ophélie et consœurs recrutées dans son sillon, cet Institut sème tout du long des rappels historiques et critiques, et met en perspective les fausses impasses militantes et idéologiques de notre temps. Pour les plus érudits la compréhension totale de la pièce, pour les autres au moins de précieuses pistes pour penser l’époque, y remettre un peu d’ordre, et accepter encore d’y prendre part.
> Institut Ophélie de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano, du 12 au 23 janvier au T2G, Gennevilliers ; le 7 mars à Châteauvallon, Ollioules; les 14 et 15 mars à L’Empreinte, Brive-Tulle ; du 23 au 25 mars à La Comédie de Reims ; les 30 et 31 mars au Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence ; les 13 et 14 avril au Théâtre du Grand Marché, Saint-Denis, La Réunion ; les 19 et 20 mai aux Halles de Schaerbeek, Bruxelles