Au début, il y a l'ordre. La scène est propre, les gestes nets, précis. Puis l'éclat, la fumée... et tout part en vrille. Comme point de départ dystopique, un procès intenté par l’État contre une troupe de théâtre qui a eu le culot d’interpréter des CRS. On les accuse de « provocation à la désobéissance » et de « trouble de l'ordre public ». Au fur et à mesure, le jugement devient de plus en plus loufoque et s’emballe dans une dérive qui n’est pas sans rappeler la cérémonie du thé du Chapelier fou d'Alice au pays des merveilles.
Les acteurs sautent avec bravoure de rôle en rôle, tels les soldats d'une partie d'échec. Parvenus en bout de plateau, ils se métamorphosent à leur gré, et modifient leur stratégie devenant accusateur, accusé, avocat de la défense… Il est alors de plus en plus difficile de discerner qui est qui ; et ce brouillage contamine les autres repères de temps et de lieu, la frontière entre le rêve et la réalité. La scénographie exalte intelligemment les propos. Le public, scindé en deux, forme une frontière, une ligne fragile, au centre où déambulent les acteurs. Il s’agit d'éviter la création d'images scéniques pour se concentrer sur les paroles et les actes. Mettre en lumière est aussi un outil pour garder à l'ombre : à partir de là, tout se déroule devant les yeux du spectateur : la transformation du décor, les changements de costumes…
Une version précédente de la pièce comportait trois parties : d'abord les acteurs qui s'interrogent sur le sujet à adopter, puis le spectacle sur les CRS, et enfin le procès. Aujourd'hui elles sont condensées et insistent d'avantage sur les séquences consacrées aux CRS et au procès. Pour autant, le titre de la première partie, « l'instant décisif », marque encore toute la représentation. Il s'agit d'une citation du photographe Cartier Bresson, désignant la seconde où le doigt presse sur le déclencheur. Ce moment de décision, au coeur de l’action, dans les chamboulements d'une époque, déclenche une vague de conséquences et de responsabilités à assumer. Il n'est pas sans rappeler la définition que Nathalie Garraud et Olivier Saccomano donnent du théâtre : « une forme affectée par son époque ». À l’expression « théâtre politique », ils préfèrent celle de « théâtre dissensuel » : des gestes artistiques aussi subtils qu’explosifs, sans jugement moral, qui cherchent surtout à ouvrir la discussion.
Et des questions, La Beauté du geste, pièce en gestation depuis 2015, année de l'instauration de l'état d'urgence en France, en pose en rafale. Quel ordre s'agit-il de maintenir ? D’où viennent les ordres, se demandent les CRS déployés sur le terrain ? Les rouages de l’État ne ressemblent-ils pas à une pièce de théâtre, s’interroge quant à lui le président de la Cour ? Peut-on être trop proche d'une réalité pour parvenir à la représenter ? Rien n’est si simple, et la violence la plus pure prend bien plus souvent l’apparence d’une décision feutrée dans un couloir ministériel, qu'un corps-à-corps en plein centre-ville.
> La Beauté du geste de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano, jusqu’au 18 octobre au Théâtre des 13 vents, Montpellier ; du 25 au 27 novembre à la Maison de la culture d’Amiens ; du 5 au 8 décembre aux Halles de Schaerbeek, Bruxelles ; les 23 et 24 janvier au Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence ; les 4 et 5 février aux Scènes du Jura, Lons-le-Saunier
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