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Certains psychanalystes considèrent l’homoparentalité, la PMA ou la transidentité comme des symptômes d’un désir problématique de toute puissance. Comment expliquez-vous les prises de position réactionnaires d’une partie de la profession ? 

Il me semble qu’actuellement, l’espace politique devient, de manière générale, de plus en plus conservateur. Il n’y a pas de raison de penser que les psychanalystes ne soient pas, eux aussi, pris dans l’ambiance de l’époque. Qu’est-ce que « la panique trans » par exemple ? C’est l’affolement face au changement de sexe, à une fluidité de genre, à des variations de sexualités multiples, avec tout ce que cette question condense en termes de binarité, de places assignées, et donc de pouvoir. On le voit bien dans les pays totalitaires ou autoritaires : le corps des femmes est extrêmement contrôlé et les personnes LGBT+ sont désignées comme les premiers ennemis. C’est un premier élément de réponse. Mais il est vrai que lors des débats sur le PACS, certains psychanalystes ont affirmé que l’union de personnes du même sexe serait « une catastrophe anthropologique ». C’était il y a 20 ans, et je pensais que ça leur passerait, qu’il ne s’agissait que d’une minorité prise dans une forme de ressentiment face à la crise du patriarcat. Pourtant, encore très récemment, on trouvait le terme « perversion » dans le n° 55 de la revue Cause freudienne sous-titrée Des gays en analyse? C’est très étrange que des psychanalystes portent ce discours pathologisant alors que, justement, Freud a inventé cette discipline en rupture avec cette tendance de la psychiatrie de son époque. Il voit dans les crises de celles qu’on nomme les hystériques autre chose que ce qu’en fait la clinique neuro-charcotienne, et il invente la psychanalyse en redonnant la parole à ces femmes et à leur corps.


Votre livre, vers une psychanalyse émancipée, est un manifeste pour une autre psychanalyse, plus ancrée dans son époque et plus ouverte au dialogue avec d’autres pensées, comme les études de genre. À qui l’adressez-vous ? 

Ce livre est issu d’une certaine colère vis-à-vis des psychanalystes conservateurs dont nous venons de parler. Mais il s’adresse à celles et ceux qui pensent que la psychanalyse n’est pas pour eux, ou qu’elle n’a plus rien à dire. À celles et ceux qui craignent que, dans un cabinet, on leur parle de « complexe de castration », « d’œdipe » ou « d’envie de pénis» ; à celles et ceux qui pensent que la psychanalyse est un « relent du patriarcat ». J’aurais aimé que ce livre ne soit pas nécessaire, mais dans ce contexte, il me semblait important d’affirmer qu’il y a, en effet, d’autres façons de pratiquer la psychanalyse.


Peut-on soigner, ou du moins faire en sorte qu’un patient aille mieux, sans le pathologiser ? 

Pour Lacan, la psychanalyse n’a rien à voir avec la santé mentale. Si je suis dans une dynamique de soin, que je considère qu’il faut guérir de quelque chose, qu’il y a un diagnostic à poser, alors je ne suis plus dans la psychanalyse. Lacan dit que la guérison vient «de surcroît » : elle n’est pas visée, mais à un moment donné, il est possible qu’un déplacement subjectif s’opère, et que quelque chose émerge. J’utilise peu les termes de soin ou de guérison dans ma pratique, justement pour éviter l’écueil du diagnostic qui peut assez vite se transformer en « injure diagnostique» ou tout simplement enfermer le patient dans une identité. Dire à une personne qu’elle est « psychotique » ou « névrosée-obsessionnelle » me semble être plus maltraitant que bénéfique. Dès qu’il y a une production de savoir surplombant – et là, c’est Foucault qui m’a beaucoup aidée à le comprendre –, on est plutôt dans le registre du pouvoir.


Pour faire advenir cette « psychanalyse émancipée » que vous appelez de vos vœux, vous repartez des textes fondateurs. Pensez-vous qu’il y a eu des malentendus concernant Freud et Lacan? qu’ils n’étaient pas misogynes ou homophobes, contrairement à ce que certains pensent aujourd’hui ? 

Freud, comme Lacan, ont produit un corpus théorique pendant 40 ans. Selon sa bonne ou mauvaise foi, on peut piocher dans leurs textes pour les sauver ou les condamner. En 1932, dans son intervention sur la féminité, Freud dit que la femme n’a pas apporté grand-chose à la culture. Il raconte n’importe quoi sur le tressage et le tissage, c’est presque à mourir de rire. Mais on ne sait pas très bien s’il reprend à son compte le discours ambiant, où s’il le renvoie à ses auditeurs comme étant leur opinion. Et puis il ajoute qu’il faut se méfier des organisations sociales qui acculent la femme à la passivité. Dans les textes de Freud, de Lacan, et d’autres après eux, on trouve des choses extrêmement subversives. Le livre que j’ai écrit ne prend pas position contre la psychanalyse, bien au contraire. Je suis « issue » d’un divan, la psychanalyse a été l’une des plus grandes aventures de ma vie. Et quand je la pratique, c’est dans la croyance que cela peut servir à d’autres. En revanche, je ne partage pas l’idée selon laquelle Lacan aurait tout dit et tout pensé. Certains lacaniens affirment, par exemple, que « le tableau de la sexuation» de Lacan, c’était déjà quelque chose de l’ordre du genre, puisque le « côté femme » et le « côté homme » dont il parle n’ont rien à voir avec l’anatomie, mais davantage avec une façon de se vivre homme ou femme qui sont des signifiants. Soit. Et alors ? Est-ce que ça veut dire pour autant qu’on ne peut pas orchestrer un dialogue et travailler avec des auteur.e.s – comme Judith Butler ou Gayle Rubin – qui, par ailleurs, travaillaient déjà avec la psychanalyse ? La psychanalyse est-elle condamnée à manger l’herbe du même pré jusqu’à ce que la terre s’assèche ?


Lacan lui-même se demandait si le schéma de l’œdipe serait encore opérant dans une société qui aurait « perdu le sens de la tragédie». Pensez-vous que la psychanalyse a besoin de nouveaux mythes, de nouveaux récits ? 

Je pense que Lacan comprend, à la fin des années 1960, que les choses sont en train de bouger. La mythologie œdipienne, c’est le fatum, le tragique de l’existence. Le destin nous tombe dessus et on doit faire avec. Or, à cette période, des mouvements commencent à prendre en main des formes de destinées : les énoncés « l’anatomie c’est le destin » ou «la famille nucléaire chré- tienne c’est le destin» ne sont plus vrais ; les sexualités se multiplient, sont de plus en plus diverses, publiques, politiques. Lacan voit bien que ça ne peut plus tenir. Les années 1970 ont été les plus fécondes en termes d’articulation entre psychanalyse, politique et sexualités. On peut citer Deleuze, Foucault, mais aussi le mouvement « Psych et Po » qu’anime Antoinette Fouque au sein du Mouvement de libération des femmes (MLF). Je ne partage pas ses idées, mais en termes d’inventivité, c’est passionnant.


L’âge d’or de la psychanalyse est-il révolu ? 

Dans les années 1980, tous les intellectuels passaient par le séminaire de Lacan : Foucault, Derrida, Deleuze, Cixous... La psychanalyse était dans une position hégémonique. Que cette pratique se transforme en un discours sur le monde, une grille pour tout expliquer, était une des grandes craintes de Freud. La psychanalyse, c’est avant tout un analysant qui s’adresse à un analyste dans un contexte de transfert. Et soudain, l’analyste est devenu une sorte de figure mythique qui saurait tout, sur tout et sur tout le monde. Aujourd’hui, ce n’est plus vraiment le cas. La discipline est beaucoup critiquée et boutée hors des institutions. Le temps long de la psychanalyse ne trouve plus sa place dans le système de rentabilité et d’efficacité immédiate qu’est devenu l’hôpital. Ses résultats n’étant pas visibles, les départements de psychologie dominés par les théories cognitivistes et comportementales refusent de la considérer comme « une science psychologique». Mais c’est précisément pour cette raison que je pense qu’elle peut être un endroit de résistance au discours néolibéral et à la biopolitique.





Si la psychanalyse n’est pas une science psychologique, alors qu’est-ce que c’est ? 

Freud aurait voulu que la psychanalyse soit reconnue comme une science pour être, lui-même, reconnu par ses pairs médecins. Seulement, elle ne répond pas aux critères de la scientificité tels que définis par Karl Popper : elle n’est pas réfutable, ni reproductible d’un patient à l’autre. Mais faudrait-il vraiment qu’elle soit reconnue comme une science ? Ne pourrait-elle pas être reconnue comme un art, quitte à prendre le risque qu’elle soit encore plus rudement rejetée hors des institutions universitaires ? Freud disait que pour être psychanalyste, être médecin était un plus, mais qu’il fallait surtout lire de la littérature. Je ne suis pas loin de penser la même chose. Pour pouvoir entendre quelque chose d’un récit de rêve, il faut lire de la poésie. Le savoir produit par le psychanalyste vient de ce qu’il entend des sujets qui viennent lui parler. Comment le formaliser et le conceptualiser ? C’est compliqué. Il faut parfois inventer une langue, comme le fait l’analysant : il invente sa langue, du moins il essaie d’entrer en contact avec sa langue intime.


La psychanalyse demande du temps, mais aussi de l’argent. Est-elle bourgeoise ? 

Cette critique est ancienne. Dans les faits, la psychanalyse se démocratise. Certains praticiens adaptent leurs tarifs. Si quelqu’un vient en exprimant son désir de travailler, de s’y mettre, de venir deux fois par semaine sans avoir les moyens de le faire, on ne lui répond plus, comme aurait fait Lacan, « vous allez vous débrouiller pour ». Lorsqu’elle recevait des enfants, la pédopsychiatre et psychanalyste Françoise Dolto leur disait d’apporter un dessin. L’investissement – perdre quelque chose – est nécessaire, sinon cela ne marche pas. Il faut que l’analysant trouve à valoriser son geste, mais cela pourrait passer par autre chose que de l’argent. Ici aussi un espace d’invention pourrait s’ouvrir.


Qu’est-ce qui s’invente, aujourd’hui, dans la théorie psychanalytique ? 

Pas grand-chose. C’est pour ça qu’il me semble intéressant de l’articuler aux études de genre, aux queer theories, parce que celles-ci fluidifient un peu les concepts. Il en va de même pour les questions décoloniales. La psychanalyse pourrait être peureuse de rien et poreuse à tout, pour produire un savoir hybride. Dans les faits, cela reste compliqué. Lorsque j’ai voulu créer un axe de recherche « psychanalyse et étude de genre » à l’université, je me suis heurtée à beaucoup de résistance, voire à de l’hostilité. Quand, de leur côté, Jean Allouch et l’École lacanienne de psychanalyse ont sorti la collection « Les grands classiques de l’érotologie moderne » pour publier des auteurs queers, comme Judith Butler, David Halperin et Lee Edelman, ils ont été taxés « d’école des pervers ».


La psychanalyse est pour vous «la possibilité que toute construction identitaire devienne une question ». L’époque semble plus à l’affirmation et à la revendication d’identités fixes et stables. 

J’aime le point de tension soulevé par David Halperin lorsqu’il dit que l’identité gay est « politiquement nécessaire et politiquement catastrophique». Elle est politiquement nécessaire, parce qu’il faut la revendiquer et la visibiliser pour obtenir la reconnaissance politique et l’égalité des droits. Et, selon moi, elle est politiquement catastrophique, parce qu’à partir du moment où elle se fige, elle se cristallise, il n’y a plus de dés-identification possible, sur le plan analytique. Or, pour que l’identité puisse devenir une question, il faut qu’elle se défasse. Lacan parle du Moi comme d’un bric-à-brac d’accessoires. J’aime cette idée que l’on peut bricoler, malgré la contingence. L’acronyme LGBT+, qui désigne à l’origine des pratiques sexuelles, verse ensuite du côté du genre et ouvre une infinité de possibles. Certains parlent d’une inflation, d’une prolifération, mais pourquoi pas ? Pourquoi y aurait-il une limite ? S’il y en a une, qui la pose ? Certains psychanalystes considèrent que s’il n’y a pas limite, ou castration, alors on bascule du côté de la perversion. Pour certaines personnes trans, au contraire, s’il s’agit de dépasser cette limite, c’est parce qu’elle est posée par une norme hétérosexuelle patriarcale et hiérarchisante.


Des limites, il en reste. 

La déconstruction du genre ou des hiérarchies n’annule pas la matérialité de l’existence. Le titre d’un article de Laura Lee Downs résume très bien cela : « Si “femme” n’est rien de plus qu’une catégorie sans contenu, alors pourquoi ai-je peur de rentrer seule le soir ? » Une femme seule aura plus peur qu’un homme tant que la déconstruction ne sera pas effective pour tout le monde. Et je pense que la psychanalyse peut participer de cette critique des effets de domination, de discrimination, d’enfermements subjectifs. Elle peut être un endroit de « micro-politique » possible, comme dirait Guattari : certaines personnes, à certains moments, peuvent parvenir à déconstruire des identités figées et à défaire des croyances. L’existence devient alors un peu plus fluide, un peu plus drôle, un peu moins tragique. Bien sûr qu’il y a des choses qui font souffrir, mais faire une analyse ne consiste pas seulement à accepter un destin et sa misère quotidienne. Comment orchestrer la rencontre entre l’inconscient et l’agentivité d’un sujet, cette agency que travaillent les penseuses féministes ? Comment créer sa propre puissance d’agir tout en acceptant que l’on ne soit pas « maître en sa demeure » comme le dirait Freud ? Voilà ce que je souhaite travailler.


Propos recueillis par Iris Deniau & Aïnhoa Jean-Calmettes 


> Laurie Laufer, vers une psychanalyse émancipée, renouer avec la subversion, Éditions La Découverte, avril 2022

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