Un certain nombre de féministes ont détourné l’image d’héroïne maléfique de la sorcière pour se la réapproprier comme un modèle de puissance et d’émancipation. Vous semblez au contraire avoir fait le chemin inverse, avoir eu toute votre enfance de l’admiration pour cette figure et ne vous être rendue compte que tardivement des qualificatifs négatifs.
« Ce dont j’ai pris conscience, c’est surtout de la réalité historique de la chasse aux sorcières et du décalage qui existe entre ce crime de masse et ses représentations [les chiffres varient aujourd’hui entre 50 et 100 000 exécutions entre le XIVe et le XVe siècle, la dernière ayant eu lieu en 1782, en Suisse – Nda]. C’est frappant de voir comment ces chasses sont traitées comme un phénomène très léger, pas tout à fait réel et presque amusant. Les sorcières ont été accusées de choses tellement extravagantes – le sabbat, le pacte avec le diable, voler sur des balais, etc. – qu’on en oublie qu’elles ont été arrêtées, torturées et exécutées pour ça.
Et même quand on accepte la réalité historique, on prétend que c’était au Moyen Âge, alors que la persécution a eu lieu à la Renaissance, une période connotée très différemment ; on a l’idée qu’elle était le fait d’inquisiteurs fanatiques, un phénomène isolé lié à l’obsession de certains hommes d’Église, alors qu’elle était menée par l’ensemble des pouvoirs et acceptée par l’ensemble de la société. Ce n’est pas pour rien si la sorcière reste aussi irréelle dans notre imaginaire, qu’elle soit représentée comme une super héroïne, un personnage maléfique ou de façon facétieuse, comme dans Ma sorcière bien aimée. Par un ensemble de ruses, on s’est arrangé, collectivement, pour ne pas regarder cette histoire en face : ces quelques siècles très violents pendant lesquels les femmes ont été réprimées de la manière la plus brutale qu’on puisse imaginer, dès qu’elles sortaient du droit chemin.
Avec les recherches que vous avez menées, arrivez-vous à une définition précise de la sorcière ?
« À l’époque, c’est vraiment une histoire de pacte avec le diable. Et c’est très étonnant de voir qu’on y a cru d’un bout à l’autre de l’Europe. Ce n’est qu’a posteriori qu’un autre schéma apparaît. On se rend compte que les veuves et les célibataires, celles qui existaient individuellement et pour elles-mêmes, sont surreprésentées parmi les femmes condamnées. Il y a eu un spectre assez large de victimes : les femmes qui prétendent exister en dehors du contrôle d’un mari, les vieilles femmes qui ont cessé d’être utiles à la reproduction et ne sont plus agréables à regarder pour les hommes. Leur point commun, c’est d’être “hors norme”. N’ayant pas d’existence justifiée par les services qu’elles rendent à la société, ou par leur aspect, elles deviennent intolérables.
Cette violence se justifie donc au nom de la norme ?
« Oui, mais une norme qui n’est jamais dite comme telle. C’est ce dont les historiens s’aperçoivent aujourd’hui. Ces femmes n’étaient d’ailleurs pas forcément dans une rébellion délibérée contre l’ordre social. On peut penser que la guérisseuse était réellement menaçante pour certains pouvoirs, dont celui de la médecine moderne qui se constitue à l’époque, mais un simple mouvement de mauvaise humeur pouvait suffire pour se faire accuser, comme le fait d’avoir mauvaise réputation, quelles qu’en soient les raisons
Quel imaginaire politique la figure de cette femme « hors norme » peut-il activer ?
« La sorcière est une figure subversive qui amène à remettre en question non seulement la place des femmes dans l’ordre social, mais aussi l’ordre social dans son ensemble. À cette époque, la nature cesse d’être perçue comme un giron nourricier et devient une force désordonnée et sauvage qu’il s’agit de dompter, un ensemble de ressources à exploiter : historiquement, la guerre contre les femmes est allée de pair avec la guerre contre la nature. Les chasses aux sorcières ne sont qu’un élément parmi d’autres dans les bouleversements qui ont eu lieu à la Renaissance dans les domaines de la connaissance, de la science et du rapport au monde. Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, le courant écoféministe déconstruit en même temps la domination des femmes et celle de la nature.
Votre livre s’intéresse principalement aux « résidus contemporains » de la chasse aux sorcières. Sous quelles formes s’exprime-t- elle aujourd’hui ?
« On peut penser que l’objectif de discipline collective recherché à travers ces persécutions a été atteint. C’est un processus qui a fait son œuvre et il n’est plus nécessaire, aujourd’hui, d’exercer une telle violence étatique à l’égard de ces femmes hors norme. Mais quand on observe de près les meurtres conjugaux, on peut penser que cette violence s’est privatisée. C’est très souvent quand elles veulent partir que les femmes se font assassiner : on continue à les considérer comme des propriétés et à réprimer les velléités d’indépendance. Dans une étude [Crime passionnel, crime ordinaire ?, d’Annick Houel, Patricia Mercader et Helga Sobota] qui s’intéresse au traitement médiatique des crimes passionnels, les auteures remarquent que le point de vue adopté est toujours celui de l’homme. La subjectivité du meurtrier prend une place complètement folle et d’une certaine façon, la victime disparaît. On a pu le voir dans l’affaire Marie Trintignant/Bertrand Cantat, avec une empathie complètement démesurée à l’égard de ce dernier : “Oh le pauvre, il continue de graver le nom de Marie sur les murs de sa prison...” La société semble très complaisante à l’égard de cette violence, et cela se voit aussi dans le ton très léger, presque cocasse, réservé à ces crimes : “Il veut brûler sa femme et il met le feu à l’appartement” ou bien “Il tue sa femme avec la poêle à frire”. Des scènes hyper violentes qui aboutissent à la mort de la victime sont traitées comme irréelles.
Vous consacrez une partie de votre ouvrage au tabou des femmes qui ne veulent pas d’enfant. La maternité est-elle incriticable ?
« On peut se défouler sur la maternité seulement si c’est au service de la réaffirmation de cette norme. Prenons par exemple le cas d’un article dans la presse féminine qui dirait qu’être mère, c’est chiant, la conclusion sera toujours : “Mais que seraient nos vies sans les enfants... C’est quand même tellement beau !” Le plus loin que l’on puisse aller dans la remise en question de la maternité aujourd’hui, ce n’est pas “et si on n’avait pas d’enfant”, c’est “et si les hommes s’en occupaient plus”.
Ne pas vouloir d’enfant est considéré comme égoïste, pourtant il y a des arguments écolo- giques au non-désir d’enfant.
« L’efficacité écologique du fait de ne pas avoir d’enfant est assez discutée, notamment par les écologistes proches du journal La Décroissance, qui expliquent que le problème n’est pas la surpopulation mais le capitalisme et notre mode de consommation des ressources. Dans l’idéal, on pourrait choisir de ne pas faire d’enfant sans avoir à argumenter...
Ensuite, les accusations d’égoïsme et d’individualisme sont des armes constamment brandies pour faire rentrer les femmes dans le rang. Si on ne veut pas d’enfant, c’est qu’on est une carriériste sans cœur, ou bien qu’on préfère passer son temps à faire du shopping : l’écervelée égocentrique et frivole. C’est hallucinant de voir que l’on construit ces figures fondamentalement égoïstes alors que toute l’histoire des femmes est une histoire de sacrifices. Il n’en reste pas moins que ces accusations sont des armes très puissantes, car personne n’a envie de s’identifier à cela, donc on se laisse facilement convaincre... Quand on se lance dans un couple et une famille, il faut toujours se défendre si on ne veut pas devenir une “femme fondue” : se fondre dans une entité dans laquelle on perd son identité.
Les hommes qui ne veulent pas d’enfant sont-ils aussi rudement réprimés ?
« Ils subissent d’autres étiquettes : l’image du mec qui ne veut pas grandir, le syndrome de Peter Pan. Je me suis davantage concentrée sur les femmes car la réprobation est plus intense, même si le risque de ne parler que des femmes, c’est de laisser croire que les hommes n’ont pas de fécondité et ne sont pas traversés par ces questions de paternité, eux aussi.
Est-ce possible d’être en couple, d’avoir une famille et de se réaliser soi-même ?
« Est-ce possible de tout avoir ? (rires) Dans l’absolu, c’est possible, mais dans les conditions actuelles, pour la plupart des femmes, ça l’est rarement. Cela implique de se bagarrer tout le temps ou bien d’être très riche. Je pense que Beyoncé peut tout avoir, mais toutes les femmes ne sont pas Beyoncé. Tout dépend de configurations matérielles très basiques : pouvoir vivre sans avoir besoin d’énormément de choses, avoir sa famille autour de soi pour donner un coup de main, être en couple avec quelqu’un qui assume réellement sa part, gagner sa vie avec l’activité qui nous tient le plus à cœur pour ne pas avoir à jongler avec un boulot alimentaire...
Si on file à nouveau la métaphore de la sorcière, il y aurait donc rarement de couple où l’on pourrait « garder ses pouvoirs ». Dans ce cas, l’amour devient un concept assez oppressif...
« Pas l’amour en tant que tel ! Mais c’est vrai que l’amour est l’argument ultime et désespéré pour les gens qui ne savent plus quoi dire. Tu es une femme et tu ne veux pas d’enfant ? Eh bien, tu ne sais pas ce que c’est que l’amour. Tu es une sorcière et tu veux garder tes pouvoirs ? Tu ne sais pas ce qu’est l’amour... C’est une instrumentalisation de l’amour !
L’amour serait alors le « point Godwin » du féminisme ?
« Oui, et c’est tragique ! Dans les comédies hollywoodiennes comme L’Adorable Voisine ou J’ai épousé une sorcière, il y a vraiment cette idée qu’il faut choisir entre ses pouvoirs et l’amour d’un homme. Toute une série de figures féminines perdent leurs pouvoirs du fait de l’amour, finissent mariées, mères de famille et heureuses : le happy end classique ! Ce chantage a beau prendre une apparence très charmante et glamour, il n’en est pas moins réel. »
Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes & Charles Sarraute
Illustration : Felix Salasca, pour Mouvement
> Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, éditions La Découverte, collection « Zones », septembre 2018
Mona Chollet est journaliste, cheffe d’édition au Monde diplomatique et essayiste. Elle a publié Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique ou encore Rêves de droite. Défaire l’imaginaire Sarkozyste aux éditions La Découverte.
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