Qu’est-ce qui vous a le plus surpris en côtoyant des chamanes ?
« Les Tuva de Sibérie du Sud ont été sédentarisés de force à l’époque soviétique. À la chute du régime, les personnes qui se sentaient une vocation, parce qu’elles étaient héritières d’ancêtres chamanes connus, se sont pour certaines regroupées en associations. On peut donc facilement les rencontrer. La première chose qui est frappante, un peu déstabilisante même, c’est leur humour. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, les chamanes n’ont rien à voir avec des figures de sages ou de prêtres qui délivreraient des enseignements philosophiques. Ce n’est pas leur but : il y a aussi des lamas bouddhistes dans cette région et il ne s’agit pas de faire la même chose qu’eux. Il m’est arrivé, en rentrant d’une promenade en forêt avec une chamane, qu’elle me demande « Alors, tu l’as vu ? » et qu’elle se moque de moi, car je n’avais pas remarqué l’esprit ours invisible qu’elle, avait aperçu. Les chamanes affirment par ailleurs une certaine familiarité avec les démons, contrairement à ceux qui n’ont pas un accès aussi complet à l’invisible. Ils considèrent les esprits malfaisants qui font peur à tout le monde, comme des petits diablotins mignons. Ils les voient se balader, se battre, faire des culbutes…
Comment les chamanes entrent-ils en dialogue avec cet invisible, ces esprits, ours ou démons ?
« Les techniques de l’imagination qu’ils développent sont extrêmement riches. Ils nouent des relations à l’invisible dans leur vie privée, dès leur enfance, à travers des rêves et des visions. Au départ c’est assez confus et plutôt déstabilisant : différentes figures leur apparaissent, monstrueuses ou sympathiques. Ces liens prennent forme à l’adolescence. Certaines figures deviennent plus régulières, une femme sur un cheval par exemple. C’est là que l’entourage va jouer un rôle. Pour accéder à la fonction sociale de chamane, il faut que ces expériences soient reconnues comme signifiantes par la communauté et soient socialisées. Les parents ou les grands-parents vont alors inviter un chamane en exercice qui va aider à déterminer si ces rêves sont des lubies, des démons à chasser, ou justement un lien intrinsèque à l’enfant, qui ne peut pas être dénoué, et qui va précisément l’identifier comme chamane. Ce sera le cas si les figures oniriques récurrentes sont des ancêtres chamanes qui l’appellent à prendre leur suite : en l’occurrence, cette femme sur un cheval s’avère être la grand-mère ou l’arrière-grand-mère de la petite fille. Ou bien ce blaireau ou cet ours est le grand-père du petit garçon. Les ancêtres peuvent prendre une forme animale car nous sommes dans un univers de la métamorphose : il n’y a pas de limite stricte entre l’humain et le non-humain. Ensuite, à mesure que l’individu acquiert des techniques, qu’il se forme, il parvient à réguler ses relations à l’invisible. À décider des moments où celles-ci se présentent à lui – le moment rituel par exemple – et des moments où il les interrompt et redevient un individu comme les autres.
Ces capacités paraissent extraordinaires. Or, dans Voyager dans l’invisible, vous rappelez que ce rapport à l’invisible, que l’on peut aussi appeler imagination, fait partie du patrimoine mental de chacun. Cela veut-il dire que, potentiellement, nous pourrions tous êtres chamanes ?
« J’ai essayé de prendre du recul par rapport à mes enquêtes de terrain pour comprendre, plus généralement, les rapports à l’invisible dans la psychologie humaine. Le chamanisme n’est pas purement cognitif, sinon ce serait une pratique universelle. Or, il n’y a pas de chamanisme dans toutes les sociétés. Et si l’on parle de chamanisme, c’est bien parce que l’on distingue les chamanes des non-chamanes. Ce n’est pas non plus purement culturel, parce que cette pratique mobilise des qualités que nous avons tous, en tant qu’humain, compétences de l’esprit que nous avons hérité des chasseurs-cueilleurs du Pléistocène. En ce sens, on peut dire que nous sommes tous potentiellement chamanes. Cela étant, il ne suffit pas d’avoir un cerveau humain pour le devenir. Seuls les individus les plus talentueux vont avoir cette fonction. Parce qu’ils ont des dispositions remarquables – la psychologie expérimentale nous montre que certaines personnes parviennent mieux à visualiser et à se projeter dans l’imagerie mentale que d’autres, et que c’est probablement inné – et parce qu’ils vont développer des technologies de l’imagination qui impliquent une iconographie, des chants, des pratiques. Si on ne naît pas dans un contexte culturel qui nous incite à nous approprier ces techniques, on ne devient pas chamane.
Quels rapports « ordinaires » à l’invisible les humains nouent-ils ?
« Les images que nous manipulons et dans lesquelles nous naviguons quotidiennement ne sont pas fournies exclusivement par nos sens. Le voyage mental à travers ces « perceptions non-sensorielles » occupe 50 % de notre temps. En m’appuyant sur les travaux des neurosciences, j’ai essayé de comprendre comment cela fonctionne au niveau cérébral. Contrairement à ce que l’on a tendance à imaginer en Occident, le cerveau n’est pas éteint lorsque notre attention est détournée ou que nous sommes « dans la lune ». Un mode par défaut s’active, multisensoriel : visuel, auditif, olfactif. En tant qu’anthropologue, la question que l’on peut alors se poser est : pourquoi les humains ont-ils cette tendance à quitter le « ici et maintenant » pour s’immerger ailleurs, vivre des expériences et avoir des émotions vives à partir de scènes mentales ? Cela permet d’abord d’établir une continuité dans la subjectivité et de communiquer. Notre subjectivité se construit dans des allers-retours permanents entre les souvenirs et les projections futures ; quant à l’empathie, c’est un voyage dans la tête de l’autre. Cela nous permet aussi de voyager mentalement dans les mondes non humains. Nous vivons aujourd’hui dans des environnements complètement artificiels et nous interagissons principalement avec des humains. Mais à l’époque où la psychologie humaine s’est formée, les humains vivaient en interaction quotidienne et intime avec des plantes et des animaux sauvages. Être capable de comprendre ces animaux, de se projeter dans leur tête, était indispensable pour la chasse, déjouer la ruse d’une proie ou la stratégie d’un prédateur menaçant. Si l’on veut attraper un lapin, il faut être capable de se mettre à sa place, de regarder le monde depuis son point de vue. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, ces dispositions-là sont donc culturellement extrêmement soutenues, développées, travaillées et enrichies. Il existe tout un ensemble de discours et de récits de rêves qui permettent aux gens d’approfondir leurs connaissances sur les espèces non humaines qui les environnent. Les mythes perspectivistes, par exemple, racontent le monde du point de vue des animaux. Tout y est à l’envers : les saumons ont une vie tribale, des maisons, des chefs, et les humains sont pour eux des démons.
Il existe selon vous un rapport entre la façon dont les sociétés valorisent l’imagination et la richesse des liens que ces dernières entretiennent avec leur milieu.
« Les rêves et notre imagination font partie de notre relation à notre environnement. Mais que font les sociétés de ces imaginaires ? Certaines les cultivent, les valorisent et les enseignent ; d’autres, comme la nôtre, n’en font pas un contenu social et les considèrent plutôt comme un rebut de la vie psychologique individuelle. Or, on constate aussi des disparités dans le traitement des milieux vivants chez ces différentes sociétés. Avec une attitude d’appropriation dans les sociétés occidentales ou occidentalisées – le milieu vivant est traité comme une « nature » extérieure, une ressource disponible pour être exploitée – ; et une socialisation interpersonnelle entre les humains et les non-humains chez les chasseurs-cueilleurs. Je ne suis pas le seul à poser la question d’une éventuelle corrélation entre les deux. Des acteurs indigènes l’adressent avant moi, comme le chamane yanomami Davi Kopenawa. Le fait que nous ne sachions plus rêver explique pour lui, mais aussi pour des Aborigènes d’Australie, notre attitude destructrice à l’égard de la forêt. Les Yanomami cultivent leurs rêves pour accéder à des dimensions de la forêt auxquelles ils n’ont pas accès dans leur vie quotidienne, tandis que nous, Occidentaux, ne rêvons que de nous-mêmes
L’interprétation psychanalytique a-t-elle participé du fait qu’en Occident, les rêves nous informent au mieux sur nous-mêmes, mais plus sur le monde ?
« La psychanalyse répond à un besoin et se situe dans la logique d’un certain individualisme et d’une certaine rationalité occidentale qui opère une distinction entre les mondes humains et non humains. Est-ce qu’elle a pu remplacer certains usages du rêve par d’autres ? C’est bien possible. Je travaille actuellement sur les traditions rurales d’accès à l’invisible dans le bocage français. Dans le Perche notamment, jusqu’à la moitié du XXe siècle, des spécialistes féminines appelées « les rêveuses », « les dormeuses » ou « les voyageuses », étaient consultées pour soigner des maladies, les terreurs nocturnes des enfants, des fièvres ou toute sorte de choses. Pour émettre un diagnostic, elles s’allongeaient et rêvaient. Il est bien possible que ces usages sociaux du rêve comme moyen de connaissance ne soient pas compatibles avec la vision scientifique diffusée par la psychanalyse comme étant la vraie explication, objective, des rêves. À savoir que la manière dont sont produites les images oniriques se rapporte exclusivement à l’intériorité de l’individu.
Considérer que le rêve est, ou non, une source de connaissance relève-t-il aussi de conceptions différentes du savoir ?
« Dans certaines sociétés comme la nôtre, le savoir est fixé pour pouvoir être transmis de façon stabilisée, par l’écriture, l’enregistrement, les ordinateurs, etc. Dans les collectifs qui pratiquent ce que j’ai appelé le « chamanisme hiérarchique », c’est aussi le cas. Les chants sont appris par cœur et on les reproduit à l’identique, de générations en générations. Les rituels ont des scénarios assez stricts, une géographie sacrée incontournable, un aspect liturgique. Cela implique une certaine division du travail dans l’accès à l’invisible : le spécialiste rituel est un intermédiaire, nécessaire et incontournable, entre les mondes, et il a le monopole sur un certain nombre de relations importantes avec le milieu vivant. Et puis il y a des sociétés, comme celles de « chamanisme hétérarchique », dans lesquelles on ne transmet pas tant des contenus que des « schèmes génératifs », c’est-à-dire des façons de produire le savoir. Un certain type de rêve par exemple, qui prendra chez chacun une forme singulière. Dans ces sociétés il y a une forte individualisation des savoirs parce qu’on encourage l’autonomie de tous dans le rapport au monde, pratique comme spirituel. L’apprentissage passe par l’expérience solitaire.
Lorsque vous écrivez « L’art est un choix que toutes les sociétés n’ont pas fait », faites-vous allusion à l’objet artistique matériel (le tableau, le texte, la pièce de théâtre, la chanson), ou bien faites-vous référence à la division du travail entre créateurs et spectateurs ?
« Les deux sont corrélés. Toutes les sociétés ont une iconographie, mais certaines l’externalisent dans des supports matériels tandis qu’elle demeure sur un mode mental chez d’autres, qui la transmettent par des récits, des rêves ou des rituels. Lorsque l’on décide de stabiliser les savoirs, il est précieux d’avoir des spécialistes qui ont une bonne mémoire ou sont capables de reproduire des images. Cependant, l’art est une technique qui n’implique pas nécessairement la figure moderne et romantique du créateur, très spécifique à l’Occident. Dans la conception chamanique, le statut d’auteur est complètement dilué par exemple. Les figures présentes sur les tambours ne sont pas peintes par le chamane mais par des personnes qui savent les dessiner. Et ces dernières le font selon l’inspiration du chamane qui lui vient en rêve, rêves qui sont eux-mêmes censés reproduire les figures du tambour d’un ancêtre. Peindre ces figures n’est pas une innovation mais une réappropriation individuelle d’une iconographie traditionnelle. En Occident, on a tendance à opposer tradition et subjectivité. Un vrai artiste, c’est quelqu’un qui rompt avec les conventions, rejette la tradition et construit son œuvre sur les cendres de ce qui a été fait dans le passé. À mon sens, la dilution du statut d’auteur dans les sociétés chamaniques ne doit rien au hasard. C’est comme si ces dernières avaient pris leurs précautions contre le surgissement de la figure autocratique et imposante de l’artiste.
Dans les sociétés occidentales, on considère que l’art a le pouvoir de décupler notre imaginaire, de nous faire voyager. Mais c’est comme si nous n’étions plus capables d’imaginer seuls, sans supports – des romans, des films. Nous pratiquons l’imagination « guidée » quand les membres des sociétés chamaniques pratiquent, eux, « l’imagination exploratoire ».
« Je ne crois pas que certaines sociétés aient plus d’imagination que d’autres : nous avons tous le même cerveau, on est tous égaux sur ce plan-là. L’Occident n’est pas dans un marasme mental, il y existe une créativité extraordinaire et nous avons de grands artistes. Ce qui est en revanche remarquable, c’est le contraste entre cette puissance créative qui leur est attribuée et l’expérience individuelle de tout un chacun. En Occident, les univers fictionnels dans lesquels on se projette sont intégralement constitués par les grandes machineries que sont les sociétés de production, dans un univers capitaliste qui vise la rentabilité et produit une division du travail entre des producteurs et des consommateurs. Ces pratiques fictionnelles et ludiques, ces divertissements ont par définition vocation à nous détourner de notre quotidien pour nous permettre d’expérimenter d’autres formes d’émotions. Là, ce qui est important, c’est donc de conserver des limites entre la fiction et la réalité, d’où un ensemble de conventions comme le rideau, la scène et les applaudissements au théâtre, qui marquent une rupture. On pourrait rapprocher le théâtre d’un rituel chamanique : le voyage chamanique fait aussi rupture avec l’espace immédiat, des êtres et des paysages complètement différents de la vie quotidienne apparaissent, avec lesquels le chamane va se battre ou communiquer. Mais au niveau ontologique, la stratégie est complètement inversée. Dans la fiction occidentale, et même si des formes de théâtre politique ont vocation à influencer la vie, la rupture entre « fiction » et « réalité » est fondamentale. Dans le rituel, le but du jeu est au contraire d’établir des liens entre l’immédiat et le virtuel, le quotidien et l’invisible. L’enjeu du voyage chamanique n’est pas de tourner le dos au monde mais d’avoir une action sur ce monde et donc de créer un itinéraire entre le proche et le lointain pour faire circuler entre eux les âmes, les énergies, les puissances de guérison. Le lien entre le visible et l’invisible n’est pas métaphorique : il est immédiat. »
Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes
> Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination, éditions La Découverte, Les empêcheurs de tourner en rond, août 2019