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Quand on sait que le réchauffement climatique est une conséquence de la modernité, lié à nos modes de production et de consommation, comment ne pas penser que nous devrions nous inspirer des collectifs animistes avec lesquels vous travaillez ? Comment éviter l’écueil du fantasme ?

« La solution à la catastrophe écologique, ils ne l’ont pas plus que nous, et bien sûr qu’on ne va pas tous repartir en forêt comme Daria, la cheffe de clan even avec laquelle j’ai travaillé au Kamchatka ! La seule manière de rendre l’avenir viable, c’est de faire en sorte que des formes de vie différentes puissent cohabiter et discuter. C’est la raison pour laquelle il faut raconter les histoires de ces autres mondes sans les folkloriser, c’est-àdire sans réduire leur existence à quelques punchlines suffisamment fortes pour toucher l’Occidental moyen. Beaucoup de personnes participent de cette folklorisation. Les médias notamment, en représentant les peuples indigènes sous leurs atours les plus colorés, mais en réalité les plus vides de sens, en omettant leurs luttes, leurs vies concrètes, leurs zones grises et tout ce que leurs choix de vie ont pu leur coûter. Le plus souvent, ces collectifs animistes ont complètement perdu leur mode de relation au monde, ils se sont fait tout arracher et vivent en ville, dans des conditions de précarité extrême. La réalité c’est ça, pas le chamane qui danse avec son tambour pour faire venir les esprits parce qu’un touriste lui a filé 100 balles. Les Indigènes ont toujours été instrumentalisés pour satisfaire nos besoins. On a eu besoin de pétrole, on est allés creuser sous leurs terres et on leur a intimé de prendre part au développement économique. On a eu besoin de parcs nationaux, on leur a interdit de chasser et de pêcher et on les a invités à devenir écolos. Et maintenant, on a besoin de spiritualité et de sens, alors on va prendre de l’ayahuasca en Amazonie pour « ouvrir nos corps et nos esprits ». Les deux terrains que j’ai choisis sont stéréotypiques de ces conflits. Le Kamchatka et l’Alaska ont été investis par les pays qui les possèdent – la Russie et les États-Unis – comme des réservoirs de ressources naturelles d’un côté ; des sanctuaires de wilderness et de biodiversité de l’autre. La terre est pensée comme une matière inerte, à transformer et exploiter ou à protéger et contempler, selon qu’il faille produire des ressources matérielles (gaz, pétrole, bois, viande) ou de la ressource symbolique : des parcs nationaux où des riches touristes en mal de monde viennent s’extasier sur le mode de la carte postale. Le « folklore culturel » des Indigènes, dans cette optique, est une valeur ajoutée qui séduira efficacement ceux qui viennent visiter ces contrées « sauvages ».

 

Dans Les Âmes sauvages, vous montrez les relations ambiguës entre les environnementalistes américains et les Gwich’in d’Alaska. Ces derniers sont tantôt valorisés comme des « bons sauvages » qui vivent en harmonie avec une nature sublime, tantôt considérés comme cruels et indignes de la beauté dans laquelle ils évoluent, car ils tuent tous les animaux qui croisent leur route. Comment fonctionne cette dialectique ? 

« Ils ne sont pas valorisés, ils sont instrumentalisés ! En ajoutant quelques âmes sur la nature qu’ils veulent défendre, les écologistes rendent leurs discours encore plus efficaces. Cette dialectique fonctionne très concrètement et est bien résumée par l’expression que j’utilise pour décrire l’état du village de Fort Yukon : « A ghetto at the edge of the wilderness ». Au nom de la protection de l’environnement, ils se sont fait expulser des terres qu’ils occupaient et vivent dans une grande pauvreté parce qu’ils n’ont même plus le droit d’aller chasser. Donc on leur a foutu un magasin avec de la malbouffe et de l’alcool pour qu’ils puissent allégrement dépenser les cent dollars de revenu minimum qu’ils reçoivent par mois, pour devenir obèses, alcooliques et drogués. À Fort Yukon, il est facile de se surprendre à penser : « C’est vrai, les Indiens sont faignants, ils foutent rien, ils ne travaillent pas, ils titubent dans les rues. C’est une tragédie mais on n’y peut rien, hein, parce qu’en attendant il faut bien que l’on protège la nature. » Par contre, ceux qui vivent dans les grandes villes et ont repris le flambeau, ceux qui ont un discours parce qu’ils ont compris qu’il fallait faire quelque chose pour la nature, sont mis sur le devant de la scène par les environnementalistes. En plus ça tombe bien, parce qu’ils s’habillent en peau de renne avec des perles et que c’est vachement sexy…

 

 

« L’effondrement est devenu la nouvelle religion. Une fois qu’on a dit qu’on allait dans le mur, que fait-on ? La réalité est terrible, mais je ne pense pas pour autant qu’il faille faire le deuil du monde. Au contraire »

 

 

Réduits à la misère par les politiques d’extraction et de protection, les Gwich’in et les Even sont aussi en première ligne des bouleversements écologiques. Vous soutenez pourtant qu’ils sont mieux armés que nous pour y faire face.

« En tant que chasseurs-cueilleurs, ces gens vivaient dans une incertitude généralisée avant même que les bouleversements liés au changement climatique s’y ajoutent. Ils sont confrontés depuis très longtemps à des êtres qu’ils ne peuvent pas contrôler, qu’ils suivent et perdent, et sur les traces desquels ils se perdent. Quand tu chasses de grands animaux, des élans, des caribous, tu encours un vrai risque. Tu mets en place un certain nombre de ruses pour faire venir l’animal à toi, pour entrer dans son monde et qu’il puisse entrer dans le tien, mais tout ça peut très vite foirer. Tu peux tuer, mais tu peux aussi te faire tuer. Cette incertitude-là est non seulement constitutive de leurs conditions d’existence, mais elle est aussi pensée et réflexive. C’est de cela dont ils parlent le soir entre adultes et qu’ils racontent aux enfants : de cette attention nécessaire aux autres êtres, toujours susceptibles de faire dévier leurs trajectoires. Cette incertitude n’est pas du tout négative pour les Gwich’in ou les Even, bien au contraire. Elle est productrice d’intelligence, de pensée, de repositionnements perpétuels face à ce qui risque sans cesse de les déborder.

 

L’incapacité de nos gouvernements à faire face à l’incertitude a été criante pendant la crise sanitaire du Covid-19. Plutôt que le progrès, la valeur constitutive de nos sociétés occidentales modernes ne serait-elle pas la prévisibilité ou encore « le risque 0 » ?

« On vit dans des sociétés sécuritaires dans lesquelles on s’est laissé croire qu’on contrôlait tout : le monde, les ressources qu’on exploite, les parcs nationaux qu’on protège, nos propres vies. C’est évidemment un leurre. Bruno Latour en parle très bien dans Face à Gaïa : le monde, les mondes, sont en train de sortir des gonds dans lesquels on croyait pouvoir les enserrer. Les chercheurs parlent de la catastrophe écologique depuis des décennies. Mais tant que cela n’arrive pas dans notre jardin, on s’en fout. Peut-être que cette crise sanitaire aura permis de prendre conscience de l’incertitude et de l’instabilité du monde, que tout peut s’arrêter, comme ça. Pour ma part, je ne suis pas du tout « effondriste ». L’effondrement est devenu la nouvelle religion. Mais une fois qu’on a dit qu’on allait dans le mur, que fait-on ? La réalité est terrible, mais je ne pense pas pour autant qu’il faille faire le deuil du monde. Au contraire, il y a énormément de ressources à puiser en nous et dans les nouveaux rapports à envisager avec les autres êtres vivants. Comment pluraliser les mondes, rendre d’autres mondes audibles ? La « beauté » de la tragédie écosystémique que l’on vit, c’est qu’à un moment donné, on va se retrouver comme des animaux aculés par un chasseur. Et quand on est poussés dans nos retranchements, généralement, on trouve en nous les possibilités d’une métamorphose.

 

À la faveur d’hybridations animales que les biologistes pensaient impossibles, comme des croisements loups / coyotes ou ours polaires / grizzly, vous dites que « le temps du mythe » redevient d’actualité. Qu’est-ce que le temps du mythe ?

« Le temps du mythe est un moment cosmogonique, c’est-à-dire de création d’un monde. Dans les mythes animistes, la création du monde est la plupart du temps non intentionnelle, le fruit d’accidents loufoques, voire carrément drôles. Ces histoires relatent des relations le plus souvent ratées, entre des êtres qui essaient de communiquer. Au temps du mythe, tous les êtres parlent la même langue, tout le monde se comprend parce que les dispositions corporelles finales de chacun n’ont pas encore été décidées. Cette idée est à la base de l’animisme : avant qu’elle ne se retrouve enfermée dans des corps qui ne permettent plus le dialogue, l’âme a été collective et partagée par tous. Au temps du mythe, les frontières entre les êtres ne sont pas encore définies, la spéciation n’a pas encore eu lieu : le corbeau n’est pas le corbeau que l’on connaît, pas plus que l’humain, le rat musqué, le loup et l’ours. Tout est encore possible. Et c’est en se confrontant perpétuellement les uns aux autres, par des petites ruses, des petites guerres, en se lançant des vannes, en se titillant mutuellement, que petit à petit, les formes et les dispositions de chacun se décident. Il faut aussi rappeler que ce temps du mythe n’est pas seulement raconté, il se rejoue continuellement, notamment dans la chasse. S’enduire de l’urine d’un animal, couvrir sa voix avec des ruses sonores, se camoufler, c’est tenter de se dé-spécier pour rendre la rencontre possible. Ce temps du mythe, pour autant, est invivable. C’est trop fatiguant, voire même dangereux, d’être dans la négociation permanente avec tout, les êtres comme les éléments. Il faut pouvoir se ressaisir de soi et de ses puissances, et cela peut passer par le fait de tuer, à la chasse, ou encore, sur un tout autre registre, d’éclater de rire. D’un point de vue général, les collectifs animistes avec lesquels j’ai travaillé sont extrêmement drôles. Ils sont continuellement en train de mettre à distance les êtres auxquels ils sont confrontés et les situations vraiment foireuses dans lesquelles ils se retrouvent. Parce que c’est la seule manière de faire face. La vie en forêt, c’est ce va et vient permanent : entrer en relation avec des altérités – comment, avec qui et jusqu’où –, revenir chargé de dispositions autres, se remettre en mouvement, aller plus loin, nouer une nouvelle relation, revenir, etc.

 

 

 

 

Pourquoi le rêve est-il si important dans les sociétés animistes ?

« Parce que justement, pendant le rêve, il est possible de revenir au temps du mythe. Pendant le sommeil, notre âme peut quitter notre corps et entrer en relation avec d’autres êtres, ce que ne permet pas le moment diurne de l’incarnation spéciée, située. On peut glaner de nouvelles dispositions, qui vont être déposées en nous et avec lesquelles on va se réveiller au matin. C’est pour cela qu’il est très important de se raconter les rêves, car ils vont informer la teneur des relations à venir la journée suivante. Ce sont les rêves qui ouvrent de nouveaux possibles et orientent les actions, bien plus que les choix guidés par l’intérêt.

 

Si certaines choses ont été possibles dans les rêves, on peut les rendre possibles dans la vie éveillée ? 

« Exactement. Les rêves peuvent concerner des choses triviales. On se réveille un matin et il faut aller pêcher. C’est le moment, parce qu’on a rêvé que l’on était sous l’eau et qu’on a vu des poissons. Mais ils peuvent être beaucoup plus existentiels. Daria raconte ainsi que pendant l’effondrement de l’URSS, dans le kolkhoze où elle vivait, elle a fait ce rêve récurrent où elle est à Tvaïan, le camp de chasse où elle a grandi jusqu’à ses sept ans. Elle voit Tvaïan, elle voit Tvaïan tout le temps. Et ce rêve finit par orienter le choix d’un collectif tout entier. Lorsqu’elle décide d’abandonner l’élevage de rennes et de repartir en forêt à Tvaïan, elle embarque toute sa famille avec elle.

 

À quel moment Daria décide-t-elle de passer à l’acte ? 

« Elle part en 1989, au moment où, à l’Est, l’URSS est déjà en train de se déliter. Son rêve avait été mis en sourdine par le système politique dans lequel elle vivait. Ils avaient tous des métiers, ils étaient employés, qui à la pharmacie, qui dans un élevage de rennes ou de vaches, qui dans l’agriculture. Ils avaient chacun un rôle bien défini, et le système soviétique s’effondre : la lumière s’éteint, tout s’arrête, il n’y a plus d’acheminement de vivres, plus rien. À ce moment-là, son rêve remonte à la surface comme une espèce d’évidence et elle se rend compte que c’est peut-être sa seule vérité. Et là, c’est immédiat. Elle part en catastrophe. On voit bien que tout est lié, que les zones d’existence sont toujours grises, parce que c’est aussi les conditions politiques et économiques dans lesquelles elle vit qui rendent possible ce départ. Et c’est là où quelque part, l’effondrement, c’est beau aussi (rires).

 

Encore une fois, on aurait tendance à penser que ces peuples ont été préservés par la modernité, qu’ils auraient traversé le temps, inchangés. Vous n’avez de cesse de rappeler qu’ils doivent au contraire s’y confronter quotidiennement, qu’ils sont absolument pris, eux aussi, dans les logiques coloniales et celles de la mondialisation.

« Pour faire dignement de l’anthropologie aujourd’hui, il est nécessaire de réhistoriciser les mondes que l’on observe afin de leur rendre justice dans leur globalité, dans leur complexité, dans leurs tentatives et leurs échecs, dans tout ce qu’ils sont. Dans le livre que je suis en train d’écrire, j’essaie de ne pas amputer les Even de leur complexité. Ça ne veut pas dire les sublimer, mais les raconter aussi dans leurs failles. Parce qu’évidemment que les Even sont des braconniers ! Comment mettraient-ils de l’essence dans leurs bateaux et dans leur moto-neige sinon ? Et comment font-ils cohabiter le fait qu’ils sont animistes, mais qu’ils ont quand même besoin de vendre du caviar et des peaux pour avoir un peu d’argent ? Si j’étais une puriste de l’ontologie, c’est quelque chose que j’invisibiliserais pour ne parler que de leur dialogue perpétuel avec les êtres de la forêt. De la même façon, j’aurais pu lisser les Gwich’in. Mais quand je suis arrivée en Alaska, je me suis pris une claque et j’ai réalisé que je ne pouvais pas faire l’économie de la situation politique et écologique qu’ils traversaient. J’ai consacré toute ma première année de terrain à l’histoire coloniale et à la manière dont les institutions américaines ont assimilé les indigènes d’un côté et géré la nature de l’autre. Ce n’est qu’ensuite que l’animisme est revenu dans mes recherches comme une réponse possible à cela, une forme de résistance. C’est comme s’il m’avait fallu re-historiciser et re-politiser cette question de l’animisme pour qu’elle redevienne possible, dans un contexte où elle n’était même plus audible, même par les protagonistes eux-mêmes. C’est aussi ce que raconte l’anthropologue américaine Anna Tsing dans Friction : depuis quel endroit vas-tu observer le peuple qui t’intéresse ? Depuis le milieu de la piste forestière dégueulasse qui a été tracée pour aller sur le site d’exploitation, où des camions passent à mille à l’heure, où des Indigènes bourrés roulent dans le fossé, à quelques kilomètres du village où ils essaient tant bien que mal de survivre. Tu te mets à cet endroit-là parce que c’est là que tu seras au plus juste pour essayer de saisir ce qui se passe.

 

 

 

Là où l’on peut saisir les négociations entre les différents groupes qui habitent un même territoire ?

« Où l’on peut saisir les rapports de pouvoir aussi. On m’a beaucoup reproché, dans Les Âmes sauvages, d’opérer une symétrie entre l’environnementalisme américain et l’extractivisme, parce qu’en faisant cela, je ne rendais pas justice à l’amour, réel, que ressentent les défenseurs de l’environnement pour les êtres qu’ils ont envie de protéger. Et qu’à choisir, la protection de la biodiversité est quand même plus souhaitable que l’exploitation des sous-sols et la déforestation. J’accepte tout à fait cette critique mais j’assume aussi mon choix. Mon point de vue est celui de l’institutionnalisation de ces pratiques. Et dans le Grand Nord, les politiques gouvernementales qui ont été mises en place pour protéger l’environnement ne créent pas de générosités envers les autres vivants. On est bien contents de savoir qu’il y a des parcs nationaux en Alaska, mais dans les faits, ça a dévasté les populations qui vivaient là. Qu’avons-nous détruit, de part et d’autre du détroit de Béring, en disant aux Indigènes qu’ils ne pouvaient plus chasser ? Il ne s’agissait pas seulement de les empêcher de tuer, mais aussi de les empêcher d’être en relation avec ces animaux qui les font rêver, qui les font penser et qui les rendent plus intelligents. J’aurais pu fragmenter complètement mes ethnographies pour rendre justice aux environnementalistes qui ont véritablement essayé de faire quelque chose pour la nature. Sauf que la symétrisation a ses limites, et cette limite c’est justement les rapports de pouvoir : qui sont les collectifs au pouvoir actuellement ? Qui fait la loi ? Qui régit la terre ? Et ça, c’est incompressible pour moi. Lorsque l’on a la chance de pouvoir aller à la rencontre de ces collectifs pour essayer de traduire leur monde, leur parole et toute la manière à la fois difficile et belle qu’ils ont de répondre à ce qu’on a fait au monde en tant que « modernes », alors faisons le vraiment, et bien. Oui, je leur donne plus de voix, parce qu’ils ont vraiment été confrontés à la question de l’effondrement, eux, pas seulement intellectuellement, mais physiquement et existentiellement. Et ils ont fait des choix beaucoup plus forts. Je fais le pari des minorités, le pari qu’en multipliant les minorités actives et puissantes, il est possible de recréer un monde. Le monde ne sera pas changé par l’institution, ça, je n’y crois pas une seule seconde. »

 

Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes

 

> Les âmes sauvages, face à l'occident, la résistance d'un peuple d'Alaska, éditions La Découverte, 2016

> Croire aux fauves, éditions Verticales, 2019

> Kamchatka, un été en pays évène, documentaire complet à regarde sur Arte.fr