Mai 2018, la dernière représentation de La Reprise – histoire(s) du théâtre I de Milo Rau touche à sa fin au Tandem. Les personnes rassemblées dans la salle viennent peut-être d’assister à l’une des séquences les plus éprouvantes de leur vie de spectateurs : vingt minutes insoutenables de torture d’un homme qui avait pour seul tort d’être au mauvais moment, au mauvais endroit. Plus précisément : le reenactment de l’assassinat d’Ihsane Jarfi qui, en 2012, a durablement secoué les habitants de Liège, en Belgique, où ce crime ouvertement homophobe a été perpétré. Revenu des morts, Tom Adjibi, qui incarne la victime, sort des coulisses le t-shirt maculé de sang pour reprendre le fil d’une histoire qu’il a commencé à raconter au début de la pièce. Ajoutant le geste à la parole, il dit :« Il y a un acteur, il y a une chaise au milieu du plateau, juste au-dessus une corde qui pend, avec un nœud coulant. L’acteur monte sur la chaise, passe la corde autour de son cou. Il explique qu’il va faire tomber la chaise. Soit quelqu’un vient le sauver et il survit, soit le public reste à sa place et il meurt. » Ce soir-là, le noir n’a pas le temps de tomber sur cette ultime tirade : soudain, quelqu’un dévale les gradins en courant, monte sur scène et arrache la corde qui flotte autour du cou de l’interprète. Quatre ans plus tard, la stupéfaction du directeur du théâtre, Gilbert Langlois, demeure intacte. « C’était magnifique, à tel point que je me suis demandé si ça n’avait pas été répété. »
Il a découvert le travail de Milo Rau presque dix ans plus tôt, avec un autre spectacle inspiré de faits réels : la plaidoirie du terroriste norvégien d’extrême-droite Anders B. Breivik. Il se souvient : « Cette pièce, et plus tard sa trilogie sur l’Europe, m’ont bouleversé. Cette manière dont il entremêle la dimension documentaire à une réflexion profonde sur la forme du théâtre lui-même produit des propositions extrêmement puissantes. Dans ce monde qui ne va pas droit, il parvient à porter très haut sa voix. » Quelque temps après ce choc esthétique, La Reprise marque le début d’un compagnonnage au long cours entre Milo Rau et le Théâtre du Tandem. Oreste à Mossoul en 2019, Grief and beauty en 2021 : le public d’Arras-Douai aura pu suivre, année après année, le déploiement d’une œuvre d’envergure qui place la représentation de la violence au cœur de ses interrogations. « Peut-être certaines personnes se disent “ Quoi, encore Milo Rau ? ”. Mais ses pièces sont très attendues. Le public est heureux de retrouver les artistes d’une saison à l’autre, d’avoir la possibilité de creuser un univers et de s’interroger sur une démarche plutôt que d’en rester à une réaction plus ou moins épidermique face à une proposition isolée. » Pour Gilbert Langlois, il y avait comme une évidence, alors, à accueillir aussi le cycle collectif au long cours initié par le metteur en scène suisse : ces Histoire(s) du théâtre, inspirées de la série en huit épisodes de Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma.
Une histoire à huit mains
Quand il crée La Reprise - Histoire(s) du théâtre I, Milo Rau vient d’être nommé au NTGent en Belgique. Pas question pour lui « de prendre la tête d’une institution simplement pour “faire du théâtre” ». Dans un geste fondateur, il publie « Le manifeste de Gand » qui détaille, en dix points, le programme radical que se propose de suivre le lieu où il a posé ses valises, afin d’y faire, vraiment, entrer le bruit du monde. Sa première pièce en tant que directeur, il la conçoit à la fois comme « une pièce modèle » et l’épisode inaugural d’une grande série visant à explorer ce que le théâtre peut être « comme genre, forme, outil, rituel, endroit politique et social ». La Reprise chevauche ainsi plusieurs questions qui sont au centre de sa démarche :« la tragédie comme coïncidence absurde ; le trouble entre le personnage et la personne qui l’interprète ; ce grand questionnement éthique de la représentation de la violence ; la friction entre différentes conceptions du réalisme. »
Jusqu’alors, lui qui n’hésite jamais à changer de médium en fonction de ses projets – tous portés par l’International Institute of Political Murder, la maison de production qu’il a fondée – avait plutôt pour habitude, du moins au théâtre, de travailler par trilogies. « Quand on est seul, on peut, en trois pièces, atteindre la fin naturelle d’une question ou d’une forme, et passer à autre chose. Cette fois, je savais que j’étais trop limité. J’aurais pu, peut-être, proposer encore une fois trois pièces, mais je ne pouvais pas écrire, seul, une histoire globale du théâtre comme j’en avais l’intention. » Parce que, même au rythme d’une création par an, cela ne suffira pas à faire le tour de la question. Le théâtre belge publie en 2020 Why Theater?, une encyclopédie qui cartographie la diversité contemporaine des approches scéniques en consignant les réponses de plus de 100 artistes à la question, aussi simple que piégeuse, qui fait office de titre.
Été 2022, depuis la Biennale de Venise où une rétrospective de son travail est présentée, Milo Rau détaille les consignes – ou plutôt la totale liberté – qu’il a donné aux quatre artistes amenés à écrire à leur tour leur Histoire du théâtre. « L’idée n’est pas du tout d’imposer une liste d’ingrédients (rires), mais au contraire de leur laisser proposer ce qu’ils veulent. J’essaie juste d’être là pour discuter avec eux de cette question, qui est encore le point de départ : pourquoi le théâtre ? »
À chacun sa tragédie
L’un après l’autre, Faustin Linyekula, Angelica Liddell et Miet Warlop ont donc entrepris de voyager vers l’origine. Pour le chorégraphe congolais, c’est un souvenir qui fait office de déclencheur : enfant, alors qu’il regarde la télé chez ses voisins à Kisangani, il découvre L’épopée de Lyanja, la toute première production du Ballet national du Zaïre créé par le dictateur Mobutu en 1974. Lui qui n’a eu de cesse de faire de « l’histoire de ruines » et des mémoires tourmentées de son pays la matière de ses pièces, essaye cette fois de « clarifier sa place » dans celles-ci. En créant Histoire(s) du théâtre II avec des interprètes, encore aujourd’hui membres du Ballet, il redonne un nom à ceux qui « ont toujours été derrière le masque du rôle d’ambassadeurs de la culture et de l’authenticité zaïroise » et leur permet, pour la première fois, de se montrer pour eux-mêmes. Il renoue, aussi, avec cet héritage qu’il a longtemps rejeté, le jugeant folklorisant et propagandiste : « L’épopée de Lyanja c’est la première fois que nous nous racontions, sur une scène, en tant que peuple. Si aujourd’hui je parle de ce territoire – physique et mental – qu’est le Congo, c’est aussi parce que d’autres l’on fait avant moi. »
Pour remonter à la naissance de sa tragédie, Angelica Liddell amorce un dialogue, elle aussi. En l’occurrence avec le toréro Juan Belmonte et la musique de Wagner qui, dans le dernier acte de Tristan et Iseult, scelle un pacte entre l’amour et la mort. C’est dans la comparaison avec l’art spirituel de la tauromachie du « bègue divin » qu’elle comprend le mieux ce qu’elle cherche sur scène : une quête éperdue de beauté tragique, nouer indissociablement la vie et l’œuvre, s’offrir en sacrifice dans un acte absolu de générosité. Au Tandem, le public le plus jeune a été fortement troublé par la séquence de scarification qui ouvre cette troisième Histoire(s) du théâtre. Certains sont même sortis de la salle… pour mieux y revenir. Gilbert Langlois était là : « Ils sont ensuite restés jusqu’à la fin et ont eu l’air assez bouleversés… parfois sans trop savoir par quoi, ni pourquoi. » « Pénétrer l’inconscient et les rêves » des spectateurs, n’est-ce pas précisément ce que vise le théâtre mystique de la performeuse espagnole ?
La nécessité de théâtre est née en Miet Warlop depuis un autre sentiment ineffable : celui d’un deuil. Pour One Song - Histoire(s) du théâtre IV, elle a ressenti le besoin de revenir à sa pièce inaugurale, un requiem écrit pour son frère. À quelques jours de la première avignonnaise, l’artiste belge venue des arts visuels en est presque surprise. « Cette création a été pleine d’émotions, ce qui est bizarre à dire, parce que j’ai toujours pensé que mes sentiments n’étaient jamais sous les projecteurs dans mon travail. Aujourd’hui, je comprends que ce n’était pas tout à fait vrai. En me permettant ce moment de réflexivité, Milo Rau m’a fait gagner du temps. » One Song, que le public du Tandem pourra découvrir les 28 et 29 septembre, rejoue l’alliance du sport et de la musique déjà présente dans Sportband. Dans ce concert qui tourne en boucle, des musiciens tentent de garder l’équilibre sur des agrès, sous les encouragements de supporters surexcités installés dans les gradins surplombant la scène. Mais ce n’est plus un requiem. « C’est une grosse bombe d’énergie, que nous partageons dans un clin d’œil au public et qui dit : « Vous aussi, vous savez ce que c’est qu’un deuil.» C’est très agréable de se rendre compte qu’avec le temps, j’ai pu emmener ce deuil à un autre niveau. Quand on est jeune, perdre quelqu’un peut nous faire péter les plombs, nous faire croire que c’est déjà la fin de notre vie. Mais si j’arrive à créer cette pièce à Avignon, je pourrais dire : non, en réalité, c’était le début. »
Alors que les répétitions du 5e épisode d’Histoire(s) du théâtre ont commencé au Liban, c’est aussi l’heure d’un premier bilan pour Milo Rau. S’il est persuadé d’avoir invité des artistes aux approches très différentes de la sienne, on attrape pourtant au vol quelques effets d’échos : un goût certain pour le jeu avec les limites de la représentation ; l’invitation faite à des témoins de l’histoire, bien plus fiables que les archives écrites par les puissants ; une impossibilité à se présenter sur scène pour autre chose que ce que l’on est ; un théâtre qui fait vraiment ce qu’il dit. Tout ceci résonne encore avec le texte que le metteur en scène a lui-même signé dans Why Theater? :« Peut-être le théâtre est-il un exercice pour notre temps : nous devons apprendre à composer avec le peu que nous avons. Nous sommes des êtres humains, nous ne manquons de rien. Nous avons un corps, quelques langues, des normes sociales, une histoire tantôt prometteuse, tantôt violente (…) Nous avons beaucoup, mais pas non plus en abondance. Le théâtre dit :“cela doit suffire.” » L’intégrale dont rêve Milo Rau serait l’occasion d’en faire l’expérience en une traversée. Espérons qu’elle ait lieu au Tandem.
> One Song - Histoire du théâtre IV de Miet Warlop, du 12 septembre au 1er octobre au Théâtre du Rond-Point, dans le cadre du festival d'Automne, Paris ; du 5 au 12 décembre au Théâtre National Wallonie Bruxelles ; les 9 janvier et 10 janvier à la Maison de la Culture de Grenoble ; les 25 et 25 janvier à Points Communs, Cergy Pointoise
> Liebestod de Angélica Liddell, du 10 au 18 novembre à l'Odéon Théâtre de l’Europe, Paris ; les 2 et 3 décembre au Domaine d’O, Montpellier ; du 18 au 20 janvier 2023 au Théâtre National, Bruxelles ; 9 au 11 février 2023 à la Criée, Marseille