À l’origine du projet, une question lapidaire soumise à un casting d’acteurs de films X : « Est-ce que tu accepterais de jouer une scène de sexe avec moi, devant ma mère ? » Sous ses airs de subversion à la petite semaine, la démarche de Janaina Leite partait moins d’un penchant pour le choc que d’une tentative sincère pour percer les mystères de son propre fonctionnement psychique. À la naissance de son premier enfant, un déni traumatique lui revient en pleine figure : le souvenir d’une agression sexuelle, subie sur le chemin de l’école lorsqu’elle-même était enfant. Déterminée à comprendre le lien entre les deux événements, la performeuse transforme l’espace scénique en divan cathartique.
La maman, l’acteur de hard et la putain
Oubliez les gimmicks électro et la barre de pole dance placée en évidence sur le plateau. Ignorez encore l’Apollon masqué d’une tête de chien qui se déhanche sensuellement face à la salle. Lunettes sur le nez et feuilles de notes à la main, Janaina Leite introduit la séance. En guise de préambule programmatique à Stabat mater, l’artiste présente les deux protagonistes qui l’assisteront sous nos yeux : sa propre mère, totalement novice de la scène, ainsi qu’un acteur professionnel de hard porn. La disponibilité hésitante de sa génitrice jure avec l’assurance libidineuse de l’acteur et sème déjà les premières graines du malaise.
Dans la tradition chrétienne, le stabat mater – littéralement « la mère était debout » – désigne le motif de la Vierge Marie, droite et campée aux côtés de son fils agonisant sur la croix. À grand renfort de Power Point, Janaina en cheffe de cérémonie prend le motif biblique comme point de départ, tente des analyses, rapproche le dogme de la mère chaste et l’archétype de la femme victime dans les trashers hollywoodiens. La dissection sanguinaire de ces dernières, montrée bien en vue dans les films d’horreur, serait le revers punitif de l'impénétrabilité vertueuse incarnée par la Sainte-Mère, restée vierge de sang même en donnant la vie. En témoin direct de la démonstration, la mère figurante se tient en arrière-plan, distraite par un livre ou apparemment prise dans ses pensées. L’argumentation est rigoureuse, l’adresse frontale et généreuse de Janaina Leite tient l’attention malgré l’abondance des exemples et un cheminement de pensée pas toujours évident à suivre.
© André Cherri
Maculée conception
Sur l’écran de projection en fond de scène, le catalogue des stabat mater et autres mater dolorosa laisse bientôt place à des archives personnelles, parmi lesquelles une authentique vidéo tournée pendant l’accouchement du fils de Janaina. L’exposé scientifique devenu journal intime, la narration portée de bout en bout par l’auteure construit dans l’espace la tentative imparfaite – et en cela passionnante – d’une réflexion sur le rapport au désir masculin. La théorie du roman familial, selon laquelle nous serions la somme des constructions psychiques de nos ancêtres, y croise le complexe d’Antigone et l’amour présumé de toute petite fille pour son papa. Entièrement nue, anonymisée sous une immense perruque, Janaina s’adonne à un numéro de pole dance entreprenant face à l’Homme masqué, sous le regard fuyant de sa petite maman. Dans une mise en abyme suivie et assumée, la préparation de la pièce devient le sujet du spectacle qui se déroule devant nous. Diffusés sur l’écran central, les échanges avec les acteurs porno démarchés pour la pièce deviennent élément d’analyse, commenté en live par Janaina. Il y a bien sûr les enjeux de performances, l’appétence pour les pratiques les plus spectaculaires sans toujours de considération pour les femmes qui les subissent, l’indifférence aux liens de parenté entre leurs collaboratrices. Au fil des entretiens, c’est pourtant moins les lieux communs sur secteur qui sautent au visage, que les propres tabous portés par l'intervieweuse. Et Janaina de s’entendre demander, comme une évidence : « Ta mère est au courant ? » En boomerang, l’étonnement tranquille : « Oui, bien sûr ! »
Annoncé dès l’ouverture de la représentation, le projet d’une véritable scène de sexe plane en menace sur tout le déroulé de l’exposé-performance. D’abord craint, puis presque oublié dans le flux abondant des témoignages, le reenactement ultime aura bien lieu. Là où on lui prêtait la capacité d’achever le retournement de force face au désir masculin, la séance de sexe programmée déjoue pourtant les attentes théoriques : au lieu de dépasser le trauma en faisant de son auteure la maîtresse du jeu, l’expérience réactive l’horreur et le sentiment de réification. Mais Stabat Mater se présente et s’assume comme une véritable recherche, où l’aveu d’échec expérimental devient lui aussi objet de connaissance et de compréhension. Face à l’impossibilité de terrasser symboliquement le bourreau, c’est peut-être plutôt dans la réconciliation avec les allié.e.s faillibles d’autrefois qu’il faut envisager une piste de réparation. Et se tourner, enfin, vers cette mère, gauche et timide, fuyant la scène ou se cachant le visage, et qui, invariablement, se tient là.
> Stabat Mater de Janaina Leite a été présenté les 12 et 13 octobre à la Comédie de Caen ; les 18 et 19 octobre au Carreau du Temple, Paris ; les 2 et 3 février au Festival de Liège, Belgique
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