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Rue des Marchands

Un comédien en tractage : « Un peu de théâtre après les soldes mes demoiselles ? »

Des passantes : « Non »

 

15 h

Points de Non-Retour, Alexandra Badea, Théâtre Benoît XII.

« L’histoire est chose trop sérieuse pour être laissée aux historiens », disait Pierre Vidal-Naquet, cité dans le dossier de presse de la création d’Alexandra Badea. Il en savait quelque chose, lui qui avait essayé, avec le réalisateur René Vautier, de prouver que Jean-Marie Le Pen avait torturé en Algérie. Bien sûr, la metteure en scène roumaine ne vise pas cette latitude d’action, mais elle a néanmoins pris l’historien à la lettre, et en a conclu qu’il était donc bien plus censé de confier l’histoire à des artistes pour alimenter les mélodrames programmatiques à teneur pédagogique dont ils arrosent les scènes subventionnées. Car aujourd’hui, l’histoire et la politique sont donc devenus le contenu, la matière, l’alibi pour ainsi dire, d’un certain théâtre classico-contemporain qui ne se suffit plus à lui-même.

Il en est ainsi de ce téléfilm-sur-scène qui déverse, avec tout le dévouement du monde, un carton bourré de lieux communs sur l’hérédité des traumas, la responsabilité de l’histoire et les dilemmes postcoloniaux, en prenant pour prétexte le tabou (quoique de plus en plus relatif) de la répression des Algériens lors de la manifestation du 17 octobre 1962 à Paris. Tout y passe, la psychanalyse en kit pour traquer le refoulé historique (Haneke avait été plus subtil dans son brillant polar Caché), la mise-en-scène en flashback comme à la télé, le tandem de fortes femmes dans l’antichambre des conflits d’hommes à travers les générations, et des clochettes textuelles du type « le temps n’existe pas » ou « mais d’où vient toute cette HAINE ? » – mention spéciale à la récitation des noms de victimes algériennes, un incontournable sur le sujet. En introduction, l’auteure/metteure-en-scène adresse une lettre à l’inconnue qui lui avait inspiré cette histoire dans un bar, et avoue s’être « un peu perdue » en explorant cette « zone d’ombre de l’histoire française ». On aurait tellement aimé qu’elle s’y perde un peu plus, ou du moins qu’elle investisse véritablement les tensions de son sujet, autrement que comme une matière pour remplir ses grilles théâtrales – et les cases de ses dossiers de subvention.

p. Velica Panduru

 

18 h

Vive Le Sujet – Série 2 – Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph

Il fait 33°, Annabelle Place et Alexis Forestier maltraitent le petit public du Jardin de la Vierge avec une rafale de harsh-noise et de poésie en français, allemand et anglais, quelque part entre un concert de Whitehouse dans un squat indus à la belle époque et du Artaud cabotiné par un vieux briscard. Vu le contexte, c’est réjouissant bien qu’un peu pompier, mais les gouttes de sang au doigt de Forestier, satyre bricolo en salopette, en sont le trophée. Ceux qui n’ont pas fui auront pu gouter à la performance de danse et de spoken word autotuné de Vera Mantero et Jonathan Uliel Saldanha, aussi fun et plastique qu’inaboutie. Le tandem portugais ajoute à sa sauce quelques considérations de bon ton sur le transhumanisme et la bactériologie, tout en recyclant manifestement l’esthétique voire la mise-en-scène du Affordable Solution For Better Living de Théo Mercier et Steven Michel – on leur laissera le bénéfice du doute…

 

21 h

Architecture de Pascal Rambert – Cour d’Honneur

Un spectateur en lunettes noires, pendant les presque 4 heures du spectacle de Pascal Rambert – comme quoi de Cannes à Avignon, le glamour circule. Il faut dire que le sol blanc qu’a choisi Pascal Rambert pour dérouler sa ventripotente chorale politico-historico-familiale mittle-européenne éblouit un peu, en plus de donner une présence flottante, fantomatique à ses comédiens. Bizarrement, alors que sont amplement réunis tous les ingrédients du drame lettré/bourgeois « conscient » (un peu comme on parle de « rap conscient » après tout), quelque chose fonctionne vaguement dans cette Architecture bancale à souhait. À l’opposé de la fertile opacité de certaines de ses chorégraphies, le théâtre de Rambert est un théâtre du comédien-roi et du signe clair, assené par des tirades où l’on trouve à boire, à manger, et à laisser de côté. Pourtant, à ce stade de construction (la création a été dépêchée sur la Cour d’Honneur suite à l’annulation de Katie Mitchell), le spectacle vacille avec une fébrilité et une indétermination qui amoindrissent ses innombrables lourdeurs. On se fout bien du bon vieux drame familial vociféré, marronnier de la production culturelle occidentale, des parallèles historiques à la truelle, des dichotomies guère questionnées entre progressisme et populisme, ou pulsion de violence et idéal moral. On se fout aussi de cette douce litanie sur les élites intellectuelles impuissantes face à « l’attractive catastrophe » ou « à l’enfer qui nous fonce dessus », de cet écrin de références « âge d’or » (pêle-mêle, Les Damnés, Mort à Venise, Wittgenstein, Freud), des utopies artistiques qui se brisent sur l’horreur du réel, de la petite histoire dans la grande, ou de ces petites tragédies personnelles comme celle de l’inavouable homosexualité du personnage de Nordey (quelque peu calqué sur Le Conformiste de Moravia).

L’étrange catharsis d’Architecture se fait presque en dépit de la pièce, dans ses imperfections, ses détails ou ses errements – et bien sûr par l’empoigne infaillible de ses interprètes (mention spéciale à Anne Brochet). C’est cet humour désespéré, souvent involontaire, mal placé et donc étincelant, qui jaillit ça et là. C’est ce fond jouisseur, lubrique, comme cette scène de sexe oral (dans tous les sens du terme), les yeux rivés vers le ciel, dans la pénombre. C’est cette présence transcendante du son, de la musique expérimentale, comme compensation à la crise du langage rabâchée tout le long de la pièce, qui donne lieu à des petites épiphanies – et des scènes loufoques, comme lorsque Audrey Bonnet et Pascal Rénéric, couple de compositeurs de musique concrète, prennent leur pied en écoutant des boucles au centre de la scéno Bauhaus, au beau milieu des gueulantes vaudevillesques. C’est cette jubilation malsaine du pré-conflit, plaisir décadent qui distille un malaise et une culpabilité - la seule jouissance, aussi faible soit-elle, à laquelle tant de pièces de cet acabit semblent accéder. C’est ce désenchantement des fondements de la civilisation, donc de la famille (« avant l’état, c’est le couple qu’il faut abattre ») - donc du drame familial lui-même, après tout. C’est enfin, et surtout, la délicieuse disproportion entre la monumentalité et le pouvoir de fascination de la cour d’honneur, judicieusement laissée quasi-nue, et le bordel, l’imprécision de ce travail naissant, qui donne à voir une petite communauté humaine se débattre sans incidence contre son sort – et un théâtre boursouflé tenter difficilement d’élaborer, au mieux, un commentaire en miroir sur son temps, à défaut de le questionner vraiment.