Damon travaille chez Amazon. Obsessionnel, le personnage enregistre une quantité irraisonnable d’images sur des disques durs qu’il enfouit ensuite sous la terre. Un jour, il découvre un mystérieux hangar. C’est le début d’une histoire. Pour en connaître la fin, il faudra être patient et attendre la parution de Maquette, prochain ouvrage de l’auteur Théo Casciani. Son précédent, Rétine (2019), roman plasticien et livre d’images, invitait déjà à des ponts vers le monde de l’art. En pleine écriture d’un second récit, il dévoile son univers à coup de teasers multiformes : performances, lectures ou moyen-métrage de science-fiction. Cette fois-ci, il s’essaie au commissariat d'exposition pour faire le récit en creux de Définition, l’un des chapitres du texte à paraître. Prévu dans un centre de données, le projet a été délocalisé au Frac des Pays de la Loire parce qu'au fond, qu’importe : « un Frac et un data center, c’est presque pareil », lance-t-il. L’analogie est partout : L’espace d'exposition devient un entrepôt où les œuvres sont suspendues à des racks de stockage. Cumulant gros noms du circuit (Kelley, Weerasethakul, Gonzalez-Foster) et jeune garde (Taburet, HaYoung), il brouille les limites entre roman, galerie d’images numériques et centre d’art et invite à explorer l’entrepôt à la recherche des sensations que nous procurent Internet. Impossible de tout voir en une seule fois, dans un tel labyrinthe il faut choisir et plonger dans le multiverse aux hasards des rayonnages.
Pol Taburet, Holy Hole, 2021
Grimaçant un sourire, une apparition surnaturelle tend la main au visiteur, l’invitant à passer de l’autre côté. Laissons-nous aspirer par le Holy Hole de Pol Taburet, peintre de l’hallucinatoire, abreuvé de croyances caribéennes et de mythologies contemporaines, qui poste une de ses entités charbonneuses à l’entrée du parcours. Si Internet est l’espace de tous les possibles identitaires et le lieu des croyances les plus syncrétiques, scroller serait-il aussi un geste mystique ?
Emma Stern, Fawn (dusk), 2023
Un peu plus loin, réfugié dans un coin, le faon d’Emma Stern, peintre habituée à subvertir les esthétiques misogynes qui pullulent sur le net paraît si vulnérable. Deux oreilles de lapin sur un visage d’ange, les seins nus et les yeux révulsés comme absent à elle.lui-même, iel reste prostré.e entre deux rayonnages. Dans l’univers digital de l’artiste américaine où l’hyper-féminité domine, son visage enfantin dérange. Image 3D retouchée à la peinture traditionnelle, le petit personnage de Fawn pose la question : que fait Internet aux plus vulnérables d’entre nous ?
Erwan Sene, Air Rabela, 2022
À ce stade, notre conscience s’est évaporée, notre corporalité est secondaire. Emporté par le flux des images, c'est le même sentiment lorsqu'elles défilent sur la fine pellicule de verre rétro éclairée d’un écran dans la pénombre de la chambre à coucher, un magma de formes et d’objets. Nous voilà comme prisonnier d’Air Rabela, la petite maquette d’Erwan Sene, artiste plasticien, musicien et créateur d’espaces rétro-futuristes. Dans son univers, les machines ont des épidermes et sécrètent des excroissances en résine. Quatre murs, de la moquette et une forme mutante au milieu : est-ce une scéno de David Cronenberg ou le décor du prochain roman de Théo Casciani ?
HaYoung, Guardian Angels (Chat), 2023
13:13. À chaque heure miroir, l’air de la galerie se trouve envahie d’effluves parasites. Accrochées aux tiges de métal, au fur et à mesure de notre avancée, quelques discrètes excroissances noires en verre soufflé distillent des fragrances imaginées par l’artiste HaYoung pour la nouvelle étape de son projet DATA PERFUME. Quelle odeur auriez-vous sur Internet ? En utilisant les “techno-traces” que sont les cookies, iel analyse nos comportements numériques et concocte quatre fragrances correspondant à quatre états humains sur Internet : Chat, Exchange, Hunt et Pure. En dernier, c’est Pure qui nous démange la narine. Une odeur musquée et animale évoquant l’état de transe dans lequel des heures d’errance sur TikTok peuvent nous plonger. Guardian Angels s’amuse à matérialiser les sensations intangibles qu’Internet nous impose. Un pied de nez aux sociétés qui n’hésitent pas à monétiser nos données virtuelles.
Gaspar Willmann, Le Pixel mort, 2023
D’un rayon à l’autre, à droite ou à gauche, tous les chemins mènent au chaos. Le fond du Frac est tapissé par Le Pixel mort de Gaspar Willmann, fusion d’images glanées en ligne. On peut croire cette nature morte générée par IA, le peintre est pourtant adepte de peinture à l’huile – et de Photoshop. En réaction à la surproduction d’image, Gaspar Willmann décélère, recycle celles qui existent déjà et fait le choix du tout manuel pour peindre cette grande toile apocalyptique. Sommes-nous face à la porte des enfers ou au champ infini des possibles sur lesquels ouvre l’ère numérique ? Devrions-nous freiner le progrès technologique ou passer la seconde ? Insoluble dilemme que rappelle cet ingénieux labyrinthe d’étagères métalliques. Face à l’ampleur du problème, ils sont de plus en plus nombreux à faire le choix de la déconnexion, refusant la technologie quand nous continuons d’errer entre réalité virtuelle et matérielle, habités par une question : Où est notre salut ?
À la fin du parcours, si l’envie de découvrir le texte derrière cette exposition perdure, il faut taper sur l’épaule de Damon, avatar imaginé par Pierre Demones (habillé par la marque Inner Lights), immobile dans l’un des espaces de stockage. S'il ne lâche pas le morceau, il ne reste plus qu’à ramasser les milliers de fragments du chapitre de Maquette qui tapissent le sol de l'exposition, et les assembler tel un puzzle.
> Vous n'avez pas besoin d'y croire pour que ça existe, du 1er juillet au 15 octobre au Frac des Pays de la Loire, Carquefou