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Logé entre Niort et La Rochelle, le Marais poitevin est l’un des terrains de jeux favoris des voyous de l’agro-industrie. Dernière lubie en date : la construction de seize bassines agricoles, alimentées par les nappes phréatiques de cette zone (de moins en moins) humide. Un projet qui échauffe les esprits des militants du coin, les premiers à avoir dû se frotter à ces gigantesques rétentions d'eau. Petit sabotage entre amis.

Début octobre, une mystérieuse vidéo tourne sur les réseaux militants et les médias locaux. C’est un tutoriel ludique qui se propose de vulgariser un problème complexe. Comment saboter une bassine agricole ? Il faut mettre des gants, prendre un cutter, et s’y rendre de nuit. Découpez la bâche noire en grosses lanières et laissez l’eau s’écouler dans la terre. Vous pouvez ensuite graffer à la bombe un message revendicatif du type « No Bassaran ! ». Dans le Marais poitevin, vaste zone humide enchâssée dans le bassin-versant de la Sèvre, entre Niort et La Rochelle, le sabotage de bassines est en passe de devenir une activité familiale ordinaire, à faire le samedi avec mamie et les enfants. Le jargon institutionnel dit « réserves de substitution » ; les opposants disent « méga-bassines ». Porté par la FNSEA – le syndicat majoritaire de l’agriculture conventionnelle – et les coopératives agricoles, ce système de stockage d’eau doit permettre d’irriguer les cultures en période de sècheresse. Il puise directement dans la nappe phréatique. Quelles cultures ? Principalement le maïs intensif destiné à l’export. Les quelques bassines déjà construites en Deux-Sèvres – le marais est à cheval sur deux régions et trois départements – ont été retoquées en justice. Malgré tout, 16 autres sont en projet. Financées à 70 % par de l’argent public, elles bénéficieront à moins de 10 % des exploitants agricoles installés sur la zone. Aux autres – les paysans bio et les agriculteurs de proximité – on promet la « guerre de l’eau ». « En réalité, ça fait mille ans qu’on se dispute autour de la gestion de l’eau dans la région. Ce territoire est dessiné par le conflit. » Au fond d’un café, Alexis Pernet referme son livre de Camille de Toledo et déploie son carnet à dessins. Nous sommes à Niort, veille de tempête : le profil médiéval du centre-ville se regarde dans les eaux indolentes de la Sèvre. Alexis est enseignant-chercheur à l’École de paysage de Versailles et habitant de la Venise Verte, au cœur du marais. Il dessine un plan de coupe hydrogéologique sur son carnet : depuis mille ans donc, le grand tort de ce marais, c’est d’être trop mouillé. Aujourd’hui, évidemment, le problème est inverse : l’eau manque. La rivière Mignon prend congé plusieurs mois dans l’année. Berceau des expériences coopératives et mutualistes, le Marais poitevin va-t-il se laisser dicter sa conduite écologique par les voyous de l’agro-industrie ? Ce samedi 6 novembre, plusieurs associations, appuyées par la Confédération paysanne et les Soulèvements de la Terre, ont appelé à manifester à Mauzé-sur-le-Mignon. La FNSEA a invité ses adhérents à venir protéger la bassine. Depuis le fond du café à Niort, on prédit que ça va chauffer.


 

 

Bleus-sur-le-Mignon


3 000 personnes déjeunent au soleil sur le champ de foire de Mauzé-sur-le-Mignon. Un petit black bloc s’agglomère sans urgence sur la pelouse déclive. Du beau monde : les Gilets jaunes de Niort ont monté leur barnum. Quelques jeunes de l’Action Antifasciste Poitiers traînent un drapeau presque trop lourd pour eux. La cantine solidaire – jus de betterave et bleu de chèvre à prix libre – est tenue par des camarades rennais. Le Marais poitevin occupe une position stratégique sur la géographie militante de France : à mi-chemin entre la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et le plateau de Millevaches. De la ZAD, ils sont plusieurs dizaines à être venus apporter leur soutien logistique et leur expérience des « actions ». Ils sont nombreux aussi de Vienne et de Haute-Vienne, où une cinquantaine de projets de méga-bassines sont à l’étude. Le Marais poitevin fait office de poisson-pilote : un millier de programmes similaires pourraient voir le jour en France. Une manif en campagne ressemble à peu près à une manif en ville, moins la vidéosurveillance et la perversité géodésique d’Haussmann. Il y aura bien quelques prises de paroles convenues et complètement assourdies par l’hélicoptère de la gendarmerie qui fait du stationnaire au-dessus du rassemblement, mais tout le monde connaît l’ordre du jour : les méga-bassines sont illégales, méga-voyantes, en rase campagne, et à la portée des plus verts saboteurs. Le cortège est ouvert par une trentaine de tracteurs aux couleurs de la Confédération paysanne. Parfois, 3 000 personnes enlèvent leurs chaussures, remontent leurs pantalons, et traversent un ruisseau. Dans le champ de maïs labouré sur la rive d’en face, une sono joue Jul puis « Barbie Girl ». Quand les palets lacrymogènes tombent dans ce même champ, il convient simplement de faire avec son pied le mouvement inverse au labour pour les enfouir. Quelques minutes plus tard, les palets de lacrymo tomberont directement dans l’eau de la bassine. Quand le cortège quitte la bassine de Mauzé-sur-le-Mignon, il emmène avec lui l’énorme pompe en cuivre découpée à la disqueuse, et laisse un grand trou meurtri, effiloché au cutter, en lambeaux. L’eau retourne à la terre. Dans cette lutte – c’est rare, et plaisant – les bassines vont tôt ou tard sauter.



Les champs de maïs non encore récoltés offrent un couvert pour se changer : par petites grappes, tous types de personnes s’y enfoncent en noir et ressortent en civil. Ici, le maïs ne manque pas. Dans les années 1980, poussés à la modernisation agricole par l’État et l’INRA, les agriculteurs installés sur le pourtour du Marais poitevin transforment de vastes étendues de prairies naturelles en cultures céréalières. D’abord ils drainent pour assainir les terres ; ensuite ils pompent pour irriguer les champs. Au début, c’est du forage sauvage dans les veines d’eau souterraines : « Les premières pompes tournaient sur des vieux moteurs de moissonneuses-batteuses », se souvient Alexis Pernet. C’est ce que Julien Le Guet, du collectif Bassines Non Merci, appelle les « années open bar » : un tiers du marais est mis en culture. Bien vite, le pompage assèche la nappe, mais il faut toujours plus de maïs pour La Rochelle, deuxième port céréalier de France. Les habitats naturels disparaissent et les sols s’appauvrissent. L’État est condamné par la Cour européenne pour non-respect de la directive Oiseaux. C’est dans ces circonstances qu’est créé le Parc Naturel Régional du Marais poitevin. « La majorité des PNR ont été créés dans des zones de déprise agricole, replace Alexis Pernet. Là, on est sur une zone qui est à la fois un sanctuaire potentiel et un grand laboratoire du productivisme. » Mais l’État ne parvient pas à tenir ses objectifs de préservation du milieu humide. En 1996 – cas unique encore aujourd’hui – le marais perd son label de PNR. Ni l’État ni les collectivités locales ne se sont montrées capables de construire un mode de gouvernance à l’échelle de l’écosystème. Le marais souffre de découpages administratifs arbitraires. Aux Deux-Sèvres, les petits matins brumeux le long des bucoliques canaux de la Venise Verte ; à la Vendée, les grandes plaines agricoles du versant nord. « La Vendée est portée par un culte de l’entreprenariat et de la réussite économique, quel que soit le prix environnemental à payer », note Alexis Pernet. Son programme de bassines s’est achevé sans heurt. En Deux-Sèvres, la tradition militante est plus ancrée, le paysage plus attachant. On voit les choses autrement. 


« Ça fait mille ans qu'on se dispute autour de la gestion de l'eau dans la région. Ce territoire est dessiné par le conflit. »



Niort assure


Le fond culturel et idéologique des projets de bassines – et de leurs résistances – s’explique par certaines spécificités locales. Dans sa définition la plus stricte, une « réserve de substitution » est une réserve d’eau, alimentée l’hiver et consommée l’été, mutualisée entre agriculteurs. C’est une vieille histoire. Depuis le Xe siècle, les Poitevins ont découpé le marais en deux ensembles distincts : en amont de la Sèvre, côté Niort, le marais mouillé retient l’eau grâce à un système de digues et de levées ; en aval, côté La Rochelle, le marais ainsi asséché est cultivable et pâturable. Quand vient l’été, on irrigue le marais asséché grâce aux réserves du marais mouillé. Cette complémentarité est vectrice de coopération, mais aussi de conflits. Qui draine sa parcelle en amont a toutes les chances d’inonder celle de son voisin en aval, et c’est la dispute. « C’est une organisation sociale très complexe, reprend Alexis Pernet. Les communautés se font et se défont autour de l’eau: entretenir, creuser, curer. Il faut pouvoir mobiliser 30 ou 50 personnes pour conforter une digue. Le plus gros budget des sociétés de dessèchement, c’était le contentieux pour régler les procès qu’ils s’auto-intentaient. »



C’est peut-être pour moins se disputer que les paysans du Marais poitevin inventent les toutes premières coopératives agricoles de France à la fin du XIXe siècle. Elles sont laitières, au début : dans la première moitié du XXe siècle, un train réfrigéré achemine le lait, depuis la traite en barque sur un bras d’eau le soir, jusque sur la table des Parisiens le matin. « Les laiteries coopératives ont permis à la paysannerie de s’affranchir de sa dépendance aux grands propriétaires fonciers. C’est très important à comprendre. Pourquoi cet attachement au système coopératif ici? Parce qu’ils ont réussi à se réapproprier les moyens de production. » Les coopérateurs inspirent ensuite les mutualistes : dans les années 1930, des instituteurs fondent la MAIF, à Niort. La MAIF se déclinera ensuite en MAAF, en MACIF, en SMACL, jusqu’à faire de cette ville la capitale des assurances. Gilles Caire enseigne l’économie sociale et solidaire à l’Université de Poitiers : « Les fondateurs de la MAIF sont des enfants de paysans qui ont baigné dans les expériences coopératives. Ils sont de gauche, syndiqués, avec une fibre anticapitaliste, détaille-t-il. L’objectif est de permettre aux classes moyennes d’accéder à l’automobile en s’autoassurant. Par ailleurs, les compagnies d’assurance parisiennes soutenaient l’extrême droite financièrement, et il y a la volonté de construire un circuit financier de gauche. » 



La ligne de partage des eaux


La région est encore marquée par cette double tradition. Seulement, les termes « coopérative » et « mutualisation » ont changé de sens : à divers degrés, les assureurs niortais ont pris le virage néolibéral. Niort, 96e ville en termes de population, est la 4e place financière française. De petites cellules familiales, les coopératives sont de leur côté devenues des multinationales tournées vers l’agro-industrie : en France, 3 % des coopératives détiennent 85 % de la production agricole. « C’est le monstre qui se retourne contre ses créateurs! » rigole Julien le Guet, du collectif Bassines Non Merci. L’économiste Gilles Caire nuance : « Historiquement, les coopératives agricoles n’ont jamais été ni alternatives, ni de gauche. Elles se fondaient sur des valeurs conservatrices qui courent dans le monde paysan depuis très longtemps. Les bassines héritent de ce modèle: une coopération de chefs d’entreprises alignés sur des intérêts égoïstes. » C’est par ce prisme mondialisant qu’il faut saisir la question agricole dans le Marais poitevin : Niort en amont, capitale des assurances ; La Rochelle en aval, deuxième port céréalier français. Dans le bassin-versant  de la Sèvre qui relie l’une et l’autre, les coopératives agricoles et la FNSEA prônent l’agriculture avec un œil sur le cours de la bourse.


Le soir, après la prise de la bassine, l’hélicoptère de la gendarmerie fait du stationnaire au-dessus du chapiteau festif prêté par une mairie complice. Pendant qu’un groupe de rock reprend des chants communards, des saboteurs de bassine tout juste rhabillés pèsent le pour et le contre du Parlement de Loire, un groupe de réflexion collective animé par l’écrivain Camille de Toledo, qui tente de donner une personnalité juridique au fleuve. Un ancien de la ZAD passé au Plateau nous entretient du biorégionalisme américain : comment instaurer une gouvernance horizontale à l’échelle des bassins-versants ? Est-il possible d’appréhender la politique sur le mode du circuit hydraulique, c’est-à-dire vallée par vallée, en respectant la continuité écologique d’un cours d’eau de sa source jusqu’à son embouchure ? À Tarnac, on s’imagine aussi créer des comités de bassins-versants, pensés comme des institutions, et ça fait bien rire les anarchistes qu’ils n’ont pas cessé d’être. Mais il s’agit bien de faire sans l’État, ses préfets, et sa tendance à redessiner les frontières des régions : avant toute chose, le Marais poitevin est un bassin-versant. En partant, nous traversons Mauzé-sur-le-Mignon une dernière fois. Nous passons aussi La-Grève-sur-Mignon sans sourciller ; au croisement, nous hésitons, puis faisons un détour pour contourner Dœuil-sur-le-Mignon, étant sûrs de nos forces, et forts de nos superstitions.



Enquête : Émile Poivet

Photographie : Félix Colardelle, pour Mouvement