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Il est généralement admis que les endroits comme celui-là ne sont pas des pleins, mais des contours. Le plateau de l’Arbois, vallon de garrigue rabougri à quelques bornes d’Aix-en-Provence, est l’arrière-cour des aires métropolitaines. C’est une centrifugeuse, un départ en orbite : sur ses franges, 40 000 bolides zonzonnent en direction de Vitrolles et Marignane, les villes nouvelles de l’étang de Berre. Les TGV remuent la mauvaise terre sur l’axe Paris-Marseille. Cet espace sans affectation a été classé au patrimoine naturel, faute de meilleure idée. Sauf pour ce que les communications officielles appellent l’« exclusion centrale ». Les élus y remisent tout ce qu’ils ne savent pas où ranger : le centre d’enfouissement des ordures ménagères, la décharge sauvage et l’aire d’accueil des gens du voyage, une dalle de béton cernée par un grillage. Les entreprises du BTP viennent y déposer leurs gravats. Ça construit, en Provence – mais des Roms migrants se sont malgré tout installés dans le chenil désaffecté. L’« exclusion centrale » est le cantonnement discret des dévalorisés, la destination finale du non-valorisable. « Le plateau de l’Arbois est à la fois très accessible et très discret. Beaucoup de gens profitent de ce double attrait : on y dissimule tous types de pratiques politiquement discutables, un cabanon de chasse par exemple, comme c’est le cas du sénateur Guérini, et tous types de pollutions », argumente Hendrik Sturm, qui a dessiné la portion du GR2013 − le sentier périurbain de la métropole Aix-Marseille −, qui traverse le plateau. Si t’as une voiture volée sur les bras, viens donc faire un tour à l’Arbois.

 

Aire d’accueil tendance accident industriel

Le plateau est constitué de deux ensembles a priori antagonistes : la zone Natura 2000, réserve ornithologique majeure, impérieusement inconstructible ; et ses marges, qui semblent avoir été savamment détourées pour permettre l’empilement de rebuts. Si les personnes, découragées par les barbelés, circulent difficilement de l’un à l’autre, ce n’est pas le cas des oiseaux. Les milans noirs, les cigognes et autres espèces protégées se nourrissent dans la déchetterie. Les migrateurs y font escale. Si bien que l’endroit se raconte par ses bruits : le grésillement des lignes à haute tension et le gazouillement des oiseaux. Pour comprendre les enjeux du site, nous avons imaginé une promenade de cinq kilomètres qui relie deux bâtiments emblématiques : au départ, le Stadium de Vitrolles, une salle de concert désaffectée dessinée par l’architecte-star Rudy Ricciotti, qui menace d’être ensevelie sous les coulées de boues rouges produites par l’extraction de bauxite ; à l’arrivée, le Technopôle de l’Environnement, premier du genre, et sa myriade de startups innovantes, reclus dans un grand parc avec badges et gardiens. Les gens du voyage sont tenus de séjourner à mi-chemin, sur l’aire d’accueil du Réaltor, épicentre des pollutions.

De la pression des gestionnaires aux descentes policières, tout est organisé pour que la parole des Voyageurs ne fuite pas. « On laisse toujours entendre qu’on paie pour les gens du voyage. On ne dit jamais au grand public que les gens du voyage paient. Les prix oscillent entre 350 et 600 euros le mois pour un bout de goudron et un robinet, quand il marche. Ils n’ont pas accès aux APL et vivent dans des taudis. » William Acker, « issu desdits gens du voyage, expert en gestion des personnes issues de la communauté du sur place », comme il se décrit sur Twitter, est juriste. Il cartographie les aires d’accueil en France, dans le but de prouver qu’elles sont systématiquement construites à proximité d’infrastructures polluantes. Son recensement a débuté en septembre 2019, après l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen : une aire d’accueil est située à quelques mètres du lieu de l’accident. Ses occupants n’ont pas été évacués. Cette constante géographique s’explique par une même « volonté de relégation » à l’écart des zones habitées : concrètement, les critères pour l’installation d’une aire d’accueil sont les mêmes que pour un site classé Seveso, c’est-à-dire présentant des risques d’accidents majeurs. Mais la gestion de ces emplacements, confiée à des organismes privés, est un business sans faille. Chaque gestionnaire est libre de rédiger son propre règlement intérieur et de faire régner sa loi. Il est libre de blacklister et d’extorquer. Dans la législation française, les gens du voyage sont soumis à deux impératifs contradictoires : l’errance – les aires d’accueil interdisent les séjours de plus de trois mois – et la sédentarisation, l’idée étant qu’ils quittent le voyage pour rentrer durablement dans la galère périurbaine. « La création des aires d’accueil s’est justifiée par ce que j’appelle le triptyque de l’intégration : la santé, l’insertion professionnelle et la scolarisation. Schématiquement, l’État va mettre les Voyageurs à l’école, au travail, et les vacciner. » Nous rencontrons Lise Foisneau, anthropologue, et Valentin Merlin, photographe, dans leur caravane, stationnée en lisière d’une exploitation agricole à proximité de Salon-de-Provence pour la durée du confinement. Ils habitent « sur le voyage » depuis plusieurs années. Lise a rédigé une thèse sur certains collectifs romani voyageants implantés en Provence. « Les aires étaient censées permettre une meilleure prise en charge de la santé, mais paradoxalement, celles-ci sont situées à des endroits où l’environnement est extrêmement dégradé. » L’aire d’accueil du Réaltor, qui voisine avec la déchetterie, est emblématique de ces inégalités environnementales structurelles.

 

Greenwasher la xénophobie

En France, toutes les communes de plus de 5 000 habitants sont légalement tenues de construire une aire d’accueil. Comme pour la construction de HLM, beaucoup ne s’y plient pas. Dans les Bouches-du-Rhône, seulement 308 places sont ouvertes sur les quelques 900 requises. Mais, pour Lise et Valentin, c’est l’existence même de ces dispositifs qu’il faudrait questionner. « On ne devrait pas se poser la question de construire, ou non, plus de lieux sur lesquels on assigne des gens à résidence. » Les Voyageurs ont l’interdiction de stationner ailleurs, et donc l’obligation de s’exposer à des pollutions en tous genres. Sur le plateau de l’Arbois, les politiques environnementales, à défaut de garantir de bonnes conditions sanitaires, organisent la ségrégation. Au pied du Technopôle de l’Environnement, dans le prolongement du hameau de la Mérindole et ses quelques villas avec voitures de sport et piscines, des Voyageurs ont acquis un terrain sur lequel ils projettent d’installer des caravanes. Mais le site fait partie de la zone protégée. Et les riverains sont, apparemment, fiévreusement écologistes. « Ils ont construit un argumentaire qui met en avant la préservation du milieu. Tout le monde les prend pour des humanistes. Mais la violence de leur discours à l’égard des gens du voyage est archaïque, décrypte Valentin. Leur lexique est le même que celui qu’on retrouve dans les archives du XIXsiècle. »

À l’origine, l’aire d’accueil devait être construite quelques centaines de mètres plus loin, sur un carrefour à l’entrée d’Aix-en-Provence. Les comités de riverains ont milité pour que le carrefour soit intégré au domaine classé, tentant de faire passer leur xénophobie pour un souci écologique. Dans le rapport de la commission d’enquête sur le classement du massif de l’Arbois, on apprend que « Vanessa L’Aminot se dit effarée et choquée du projet d’aire d’accueil des gens du voyage, dont elle n’a pas été prévenue quand elle a acheté son bien à la Duranne il y a 1,5 an : “Ce serait une catastrophe pour les gens comme moi qui ont payé le prix fort pour acheter nos biens ; et ce serait criminel pour l’environnement.”» ; « Jean-Claude Gourdon est aussi opposé à l’aire d’accueil des gens du voyage. Il pense que plus de zones devraient être protégées par Natura 2000 » ; « MM M Noël, G Pellegri et G Briganti, habitants de la Duranne, disent avoir supporté durant des décennies l’invasion brutale des gens du voyage, dont la conformité n’est pas le souci : “Remettre les gens du voyage dans notre quartier serait nous jouer un bien vilain tour”. » La commission d’enquête se dit « émue par l’agressivité et le refus de l’autre » manifestés par les riverains. « Les arguments utilisés ont, dans leur quasitotalité, référé à l’insécurité et à l’environnement personnel (“pas ça chez moi”) ou à l’image économique (“pas ça dans ma ville”) et jamais aux devoirs de la collectivité publique de savoir accueillir d’autres Français qui ont un mode de vie différent. » Le carrefour est finalement classé. L’aire d’accueil construite entre la déchetterie et la décharge sauvage.

 

 « On ne dit jamais que les gens du voyage paient. Les loyers des aires oscillent entre 350 et 600 euros par mois pour un bout de goudron et un robinet, quand il marche »

 

 

De la nostalgie des communaux

Dans les politiques publiques, la protection de la « nature » est indissociable de sa destruction. On sanctuarise certaines zones pour lâcher tranquillement la bride du capital sur ses marges. Dans le parc du Technopole de l’Environnement, l’investissement coule à flots, et le vallon de garrigue rabougri est bien gardé. À quelques encablures, les enfants du bidonville rom, installé dans l’ancien chenil, jouent dans des collines d’amiante. « Nous manquons de données sur la pollution des sols, puisque la grande enquête qui devait être lancée après la Cop21 n’a jamais démarré, rappelle William Acker. Mais les données qu’on a montrent que les sols autour des aires d’accueil sont très souvent pollués. Cela explique les nombreux cas de saturnisme chez les enfants qui sont surexposés au plomb. » La décharge sauvage s’étale sur plusieurs kilomètres carrés. Certains camions font l’effort de parcourir quelques centaines de mètres supplémentaires pour décharger, pile devant la grille d’entrée de la déchetterie. Tous les matins, André*, employé de Coved, qui enfouit les déchets pour le compte de la métropole, doit déblayer des kilotonnes. « Le service de nettoyage relève de la mairie d’Aix, pas de la métropole. Quand il y a un dépôt sauvage, on leur demande d’intervenir. Le problème, c’est qu’ils ont juste un balai et une pelle. Donc ils doivent demander à leurs collègues de la voirie de faire l’intervention pour eux. » Bref : « il y a une volonté politique de ne pas faire. Tant que ça ne fait pas de bruit, ça va bien ».

En Provence, la gestion des déchets est symptomatique de la collusion mafieuse entre les entreprises et une partie de la classe politique. L’ancien président du conseil général des Bouches-du-Rhône, Jean-Noël Guérini, passera bientôt en procès pour avoir attribué illégalement des marchés publics aux entreprises de son frère, dont la déchetterie de La-Fare-les-Oliviers, à quelques kilomètres d’ici. On se souvient aussi qu’en 2019, le maire de Signes, dans le Var, est mort écrasé par une camionnette qui venait de vider sa benne sur le bord de la route. Sur le plateau de l’Arbois, la décharge a proliféré sur une portion de foncier balkanisée : il y a neuf propriétaires différents au kilomètre, dont la ville, le département, la métropole et des entreprises privées. C’est systématiquement dans ce genre de zones interlopes que sont construites les aires d’accueil, à la bordure des villes, et donc à la marge, aussi, des compétences publiques. Tout le monde se refile la patate chaude. Il n’y a pas un morceau de bitume désaffecté qui ne fasse l’objet d’un titre notarial. « Avant, les Voyageurs s'arrêtaient sur les communaux, souligne Lise. Des communaux, y’en a plus. La question de “où s’arrêter ?” est directement liée à celle de la privatisation de l’espace public. » William Acker remarque : « La propriété ne va pas sans l’idée de sédentarisation. Dans une société d’appropriation des terres, la place des Voyageurs, c’est celle qu’on leur assigne. »

Gageons que les zones protégées soient une sorte de réécriture moderne des regrettés communaux, à la différence près qu’elles excluent désormais les gens du voyage. Le plateau de l’Arbois permet un constat légèrement nauséabond : les politiques environnementales ségréguent l’espace au service des puissants. Au coeur de cet usage de l’écologie, il y a un problème de sémantique : la « protection de la nature » a déjà des accents coloniaux. 18% du territoire terrestre de l’Union Européenne est estampillé Natura 2000. En se baladant sur le plateau, on se prend à cauchemarder un monde intégralement confisqué par le sécuritaire-écologique, dans lequel les villas vidéosurveillées seraient inscrites au patrimoine de l’humanité, et la xénophobie de la bourgeoisie aixoise sanctuarisée comme une pratique vernaculaire. Et si un territoire échoue à devenir Natura 2000, il pourra toujours aspirer à être une ZAP (Zone Agricole Protégée), une ZAC (Zone d’Aménagement Concertée) ou à rentrer dans le PIG (Programme d’Intérêt Général) dans le cadre du PLU (Plan Local d’Urbanisme) – et les gens du voyage continueront à jouer à la grande marelle de l’espace, avec de moins en moins de cases et des bonds de plus en plus longs.

 

Texte : Émile Poivet

Photographies : Félix Colardelle, pour Mouvement

 

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