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Qu’est-ce qu’une histoire populaire des féminismes ? 

Il y a cinq ans, j’ai beaucoup discuté avec Manon Labry, auteure qui travaille sur l’histoire culturelle des États-Unis. Son livre Riot Grrrls analyse des groupes punks féministes, notamment la mouvance de la petite ville d’Olympia, dans l’État de Washington, qui a été un centre de création musicale, de styles réputés virils, et de féminisme radical. Faire une histoire populaire des féminismes, c’est aller chercher ces courants qui se sont développés dans l’ombre de l’histoire officielle, et plutôt en bas. J’envisage le féminisme comme quelque chose qui est en deçà d’une manifestation politique à proprement parler : plus prosaïque, plus quotidien. Avec Feu !, j’ai essayé de penser la dimension politique à cette échelle-là, c’est-à-dire micropolitique, celle de nos vies et de nos cheminements, qui sont à la fois très individuels, mais peuvent s’écrire au « Je » comme au « Nous », et qui font écho à d’autres mobilisations. Je parle des fanzines, des squatteuses, des ateliers autogérés, des festivals ladyfest, des quartiers populaires ou des Gilets jaunes. Il s’agit aussi de ramener de la conflictualité et de l’antagonisme de classe, au sein des récits des féminismes.

 

Parmi la pluralité de féminismes, il y a des courants « sans label ». Comment faire pour penser ces mouvements-là sans, justement, les étiqueter, ni les étouffer sous la théorie ?

Quand je parle de « féminisme sans label », je veux critiquer les mécanismes de reconnaissance qui viennent nous adouber ou pas, nous mettre soit là, soit là. Comme si ces mouvements demandaient à être reconnus par une instance tierce ! Reconnus mais par qui ? Par quels récits ? Par quelle institution ? Quelle historiographie ? Quelle instance politique va dire : « ça, c’est féministe » et « ça n’en est pas » ? Cette logique excluante est problématique. En tant que théoricienne et philosophe, je dis plutôt : la pratique est théorique, la théorie est pratique. C’est même la base de l’épistémologie féministe. Je crois par exemple que les squats féministes sont les meilleures universités et les réunions Tupperware des groupes de conscientisation féministe très forts. La force du féminisme est d’aller à la base des dichotomies entre théorie/pratique, universitaire/militant, politique/privé, et de les faire exploser.

 

Pensez-vous que nous sommes en train de vivre un nouvel embrasement féministe ?

Dans l’histoire des mouvements sociaux et des insurrections, il y a des moments où plusieurs mobilisations convergent : s’en dégage une forme d’embrasement, au sens propre du terme. Un certain nombre de frontières – qu’elles soient politiques, sociales, théoriques ou même géographiques – sont à ce moment-là transgressées. Les luttes, certains cortèges par exemple, prennent en visibilité. Aujourd’hui, c’est clairement le cas de la lutte féministe. Le féminisme est dans une position révolutionnaire, là, maintenant. On a tendance à faire débuter cette séquence politique avec le mouvement MeToo, en 2017. Mais si on y réfléchit un peu plus attentivement, en France, elle commence au début des années 2000, avec un renouvellement générationnel à l’université, comme dans la rue. Toute une population se politise, non seulement fait des thèses, mais obtient des postes et poursuit un mouvement d’institutionnalisation des problématiques féministes. Leur bibliothèque est renouvelée, leur corpus étoffé de textes anglophones notamment. Les mobilisations s’orientent sur trois problématiques majeures : le sexisme avant 2001 ; le racisme en 2004-2005, avec la loi qui discrimine les femmes portant le foulard ; et enfin la sexualité, qui avait eu tendance à disparaître de la recherche féministe en France. Cela a coïncidé avec l’abandon de « papa » Bourdieu et le rejet de son cadre théorique, qui avait réduit considérablement les outils de réflexion à la domination masculine. Il s’agissait alors de repolitiser le patriarcat, son articulation avec le capitalisme, d’y intégrer les questions d’écologie, de santé, du travail… Depuis ce moment-là, le foyer féministe est entretenu en continu. Et de nouveaux foyers sont en train de prendre un peu partout.

 

Ceci explique-t-il la violence du backlash, ce retour de bâton réactionnaire ?

Complètement. Le livre est aussi né de ça. À Paris, juste avant le confinement, le 8 mars 2020 [manifestation pour la journée internationale des droits des femmes – Ndlr] on a vu converger à la fois l’influence latino-américaine – les chansons, l’idée de faire corps –, et des revendications réellement anticapitalistes, anti-racistes et la dénonciation des féminicides et des violences sexuelles. C’était comme une espèce de déclaration commune d’amour et de guerre. Mais aussi, et pour la première fois, on a vécu une répression policière, sans précédent sur un cortège féministe. C’est bien évidemment à comprendre dans un mouvement plus général d’extension des violences policières au-delà de leurs cibles traditionnelles, les quartiers populaires et les migrants : elles concernent aussi les cortèges étudiants, les syndicalistes, les Gilets jaunes. Mais cela constitue désormais le féminisme comme un mouvement qu’il faut stopper, parce qu’il est devenu extrêmement menaçant. Au fond, c’est une tentative de mater idéologiquement les intersectionnelles, le « wokisme », les « idéologies LGBT ». Le livre veut aller un cran plus loin. Dire : “on vous voit faire et nous aussi on fait, on fabrique, on affûte, on prend soin, on s’expose, on construit.”

 

Vous travaillez sur le concept d’intersectionnalité – l’intersection des discriminations de genre, de classe et de race – depuis les années 2000, avec La matrice de la race notamment. Comment cette notion a-t-elle révolutionné les mouvements féministes ?

À l’origine, l’intersectionnalité est un outil d’analyse du droit américain. Et pas n’importe quel droit : celui des législations anti-discriminations, donc post-ségrégationnistes. Mais le concept, aujourd’hui polysémique, vit sa vie dans des milliers de contextes : il a été complètement renouvelé par les collectifs afro-féministes en France. Pour moi, c’est un bouleversement intellectuel et politique sur l’échiquier des féministes. Dans les années 1970 en France, il y avait déjà des collectifs de femmes guyano-antillaises, afro-descendantes ou migrantes. Ils ont beaucoup œuvré, travaillé, posé ces questions d’articulation entre le genre, la race, la classe. Mais c’est comme si le récit de ces années-là avait gommé tout cela. C’est le constat que je faisais dans Black Feminism anthologie du féminisme africain-américain en 2008, quand j’écrivais « en France, il n’y a pas eu de féminisme noir ». Non pas qu’il n’ait pas existé, mais il n’a pas fait histoire, contrairement à ce qui s’est passé aux Etats-Unis à la même période. Alors qu’aujourd’hui, l’une des caractéristiques du renouvellement politique que met en œuvre les collectifs afroféministes, est justement d’empêcher que cette mémoire soit effacée. C’est en ça que c’est révolutionnaire. La force de l’intersectionnalité – et on voit que c’est une force parce que c’est devenu l’ennemi public n°1 du discours politico-médiatique – c’est d’être ineffaçable. Cette problématique est dans le jardin de tous et toutes.

 

Comment peut-on sortir du sentiment de fatalité, de lassitude voire d’abattement dans les luttes actuelles ?

Il y a dans le féminisme une pensée du désespoir, de la fatigue et de l’épuisement qui est en permanence reprise, rechargée, reformulée. C’est pour cela que dans le livre, il y a une entrée “Fatigue”, écrite par Anaïs Bourdet, la créatrice du blog Paye ta shnek. Elle s’est confrontée aux témoignages de milliers de femmes sur le sexisme ordinaire, sa violence crasse et dégueulasse. Elle a beaucoup réfléchi à la fatigue militante, au burn-out politique. C’est une lame de fond du féminisme. À un moment donné, dans le processus de conscientisation politique, on se découvre à vif, écorchées, sur le qui-vive. La journée politique d’une féministe ne finit jamais, car ça touche à toutes les dimensions : les sphères privée et publique, la rue, le travail, le rapport à la famille, à soi… En réalité, on se bat partout et tout le temps. Il n’y a peut-être pas de grand soir mais il y a plein de petits soirs.

 


Pour quelles raisons est-ce qu’on en vient aux mains ?

Il y aurait pu avoir un texte « autodéfense féministe » dans Feu !, mais disons que les 64 entrées, chacune écrites par des auteures ou collectifs différents, en sont toutes des déclinaisons. Aujourd’hui, on voit bien que le devenir-femme est un devenir « violentable ». Le féminisme radical, c’est une façon de déconstruire ça : désapprendre à ne pas se battre, et se reconstituer à partir de là, individuellement et collectivement. Concrètement, ça peut mener à des formes d’affrontement au corps-à-corps. Mais l’on sait que l’exposition au risque d’agression sexuelle est plus grande en lieu clos, avec des proches, et que ces abus sont très largement répandus. Le chemin de déconstruction pour se donner à soi-même l’autorisation de se défendre est donc extrêmement long. Cela dit, l’autodéfense – se battre – peut aussi prendre la forme de soins, d’organisation, d’autodétermination. C’est réapprendre à bouger autrement, à faire autrement, à voir autrement, à penser autrement. Tous ces processus de conscientisation féministe ne passent pas seulement par des groupes de parole, mais aussi par des actions, des fêtes, des mobilisations, des rages.

 

La violence féminine est souvent invisibilisée ou rendue monstrueuse. Qu’est-ce qui dérange tant dans la violence, quand elle vient des femmes ?

Le poids historique de la répression de la violence des femmes est lourd. Certains processus vont la délégitimer en la rendant pathologique, exceptionnelle, psychiatrique... La violence a un coût social, il est important de le souligner : une femme qui se défend perd sa maison, la garde de ses enfants, ses moyens de subsistance, et parfois ses proches. Avant même d’en venir aux mains, le simple fait de répondre à une insulte sexiste expose à la violence. Ces formes de discipline ressemblent aux « campagnes de pacification » dans les colonies. On sait très bien qu’au fond, il ne s’agit pas de pacification mais de répression. Ce qui est hallucinant, c’est que cette répression à l’égard des femmes opère dans toutes les institutions : la famille, la médecine, le travail, la rue… Ma question aujourd’hui serait plutôt : comment mobiliser la violence dans l’action directe ? J’ai conscience que toutes les femmes ne pourront pas le faire, car le coût n’est pas le même pour toutes. Un article du livre présente la mobilisation féministe dans les communautés Rroms. On ne parle même pas de violence féministe, simplement de mobilisation, mais on voit avec quelle brutalité elle est réprimée. La question se pose aussi différemment pour les femmes afro-descendantes et les femmes musulmanes. En revanche, c’est à cet endroit que l’on peut donner un peu corps, un peu de sens, à la convergence des luttes. Pour moi, la convergence des luttes, c’est être juste dans la répartition de la répression. Cela veut dire que les personnes les plus protégées doivent aller à l’affrontement, en première ligne.

 

L’année dernière, l’auteure Virginie Despentes annonçait, dans le cluster révolutionnaire du philosophe Paul B. Preciado au Centre Pompidou, que la douceur et la bienveillance sont les notions les plus antinomiques au le système qui nous opprime. Dire révolution, c’est dire douceur. Peut-il y avoir révolution sans violences ?

J’ai participé à cet évènement. Despentes et Preciado tombent d’accord sur cette question de l’amour, alors même que ces deux figures ont radicalisé l’affrontement et déculpabilisé les interpellations frontales du patriarcat. J’en ai pris acte, mais je ne sais pas exactement ce que ça veut dire. La douceur et l’amour existent dans tous les groupes qui ont dû se défendre : dans les mouvements politiques afro-descendants, dans ceux de libération nationale et dans les mouvements féministes queer, lesbiennes, trans, écoféministes radicaux. Tous sont dans un care communautaire : sur la santé, sur l’eau, sur la manière de faire famille, l’habitat, l’éducation. Donc découvrir aujourd’hui qu’amour et révolution peuvent cohabiter, c’est très important, mais les personnes qui, historiquement, ont été contraintes de se politiser pour des questions de vie ou de mort n’ont pas eu ce choix. Lorsque tout est fait pour rendre votre vie invivable, vous êtes obligé de faire le choix du soin, donc de l’amour. Il y a une très belle phrase de Malcom X, dans un dialogue avec Martin Luther King, qui dit : plutôt que de tendre l’autre joue à l’ennemi, aimons-nous entre nous. Mais il faut le dire : dans les communautés marginalisées qui produisent des formes de vie inédites, il y a aussi des violences internes, entre allié.e.s. Parce que c’est dur, les vies sont dures. Pour moi, la révolution n’est pas qu’amour, c’est aussi des coups de marteau et des genoux cassés.

 

Propos recueillis par Iris Deniau et Léa Poiré

 

Travailler la violence #4 sera présenté les 29 et 30 novembre dans le cadre du Festival d'Automne au Centre National de la Danse

Feu ! coordonné par Elsa Dorlin, Éditions Libertalia, octobre 2021