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Lorsqu’il danse, Smaïl Kanouté peint. Diplômé des arts décoratifs de Paris et formé à la danse, « choré-graphiste » selon ses propres mots, l’artiste de 35 ans ne dissocie jamais la danse du graphisme, le geste du motif. C’est en 2016 que le petit milieu de la danse a découvert ses mouvements ciselés et intuitifs, inspirés du hip-hop, dans son premier solo Les actes du désert. Sur les mots de l’auteur Jean-Pierre Hamon revenu d’un voyage à Tombouctou, Smaïl Kanouté partait lui aussi au Mali sur les traces de sa famille et celles d’exilés poussés sur les chemins du Sahara. Depuis, l’artiste a enchaîné les collaborations : il a créé des séries de vêtements, conçu les motifs de deux paires de chaussures de la marque Panafrica ou encore dansé pour les chorégraphes contemporains Raphaëlle Delaunay ou Radhouane El Meddeb. En parallèle, il bâtit une trilogie d’envergure qui poursuit ce qui se trame toujours en filigrane de ses créations : retrouver les pièces manquantes du puzzle de ses origines. Never Twenty-one, Yasuke Kurosan, et So Ava, trois courts-métrages chorégraphiques chacun également déclinés en pièces pour les théâtres, racontent le passé, le présent et le futur de communautés noires où s’entrelacent les échos de l’esclavage, des colonisations, des diasporas africaines et des violences policières comme politiques. Du Bronx à Tokyo en passant par les rivages du lac Nokué au Bénin, la danse habitée, énergétique et dessinée de Smaïl Kanouté, son corps noir recouvert de mots peints en blanc, transporte aussi dans son sillage des histoires plus intimes. La sienne, celles de ses ancêtres, celle de morts, celles de ceux qui ne parlent pas, et toutes celles confiées par les personnes qu’il a rencontrées.

 

Vous puisez dans le passé de l’esclavage avec Soa Ava, tourné au Bénin ; le présent de la violence des armes à feu dans Never Twenty-one à New York ; et vous imaginez un futur métissé afro-futuriste avec Yasuke Kurosan au Japon. Quelles raisons vous poussent à toujours mélanger les temporalités et les géographies ?


Les enfants d’immigrés issus de la colonisation, comme moi, n’ont qu’une image parcellaire de leur histoire. L’esclavage et la colonisation ont détruit tellement de vie et de cultures – souvent orales –, que pour savoir qui l’on est et d’où l’on vient, nous sommes obligés d’aller chercher l’information aux quatre coins du monde. Certaines identités ont été éclatées par les diasporas africaines et cela me pousse à aller vers d’autres cultures, à la recherche d’éventuels points communs. L’afro-futurisme, un courant artistique de science-fiction afro-centré, puise dans le passé des communautés noires pour créer un futur. Cela m’intéresse particulièrement car je le relie au reiki [méthode de soin et méditation japonaise fondée sur les énergies et pratiquée par des touchers spécifiques, ndlr] que je pratique depuis maintenant 15 ans. Dans cette philosophie le temps n’existe pas : nous sommes dans un présent permanent. Lorsque je crée une chorégraphie, c’est la même chose, toutes les strates temporelles coexistent en même temps.

 

Comment vous êtes-vous lancé sur la piste du samouraï noir Yasuke, que vous incarnez dans votre court-métrage Yasuke Kurosan co-réalisé avec Abdou Diouri et présenté actuellement à la Maison Européenne de la Photographie, à Paris ?


En 2010, j’ai découvert un animé japonais : Afro Samurai. C’était la première fois que je voyais un personnage de samouraï noir, avec une coupe afro et un style urbain marqué, doublé par la voix de l’acteur Samuel L. Jackson. Ma première réaction a été de penser c’était une pure invention : un samouraï noir, ça n’existe pas. Puis en cherchant sur Internet, je suis tombé sur la photographie d’un homme asiatique en kimono, accompagné par un enfant et un homme noir avec un chignon de style japonais qui illustrait Yasuke, un samouraï qui a vécu au XVIe siècle. Pourquoi personne n’était au courant de son existence ? On sait très peu de choses de sa vie, mais j’ai creusé plus intensément. Capturé par les Portugais au Mozambique, il a été vendu comme esclave en Inde à Goa aux Jésuites italiens qui faisaient le tour du monde pour christianiser les populations. Lors d’un de leurs voyages, les jésuites présentent cet esclave à l’empereur de guerre japonais Oda Nobunaga qui hallucine : il voyait un homme noir pour la première fois. Yasuke n’est pas son vrai prénom. C’est celui que l’empereur de guerre lui a donné quand il l’a échangé contre des marchandises, l’a affranchi, pris sous son aile, appris toutes les techniques de combat et inculqué le bushido, le code des samouraïs. Yasuke s’est battu auprès d’Oda Nobunaga surnommé « le roi démon » car il voulait unifier le Japon par le sang. Trahi par son général, ce roi s’est donné la mort par seppuku et Yasuke s’est fait capturer. À partir de là, on a perdu la trace de ce samouraï noir.

 

Vous êtes partis non seulement sur ses traces mais dans votre film vous entrez aussi dans sa peau, comment l’avez-vous vécu ?


Au Japon, tout le monde peut s’habiller comme il veut, dans un style traditionnel ou façon manga. Ils ont la politesse de ne pas dévisager les gens, donc voir un noir déambuler en kimono n’a gêné absolument personne ! Pour mon film, il fallait que j’aille au Japon en tant que Yasuke, non pas pour retracer sa vie, mais plutôt pour l’incarner à différents endroits, dans les rues grouillantes de Tokyo ou autour d’un lac paisible. Ce qui m’importait, c’était de faire état de la trace du métissage entre l’Asie et l’Afrique, car cela reste tabou. Je me suis demandé comment l’histoire de Yasuke, dont personne ne parle au Japon, peut résonner à notre époque et pour le futur ? Comment devenir quelqu’un d’autre ? Ces questions m’ont amené à inviter dans ce court-métrage des artistes afro-japonais qui, comme moi ou Yasuke, ont une double culture.

 

 

 

Dans vos films ou pièces chorégraphiques on retrouve certains motifs, comme ces calligraphies blanches peinte sur votre peau. Le motif semble être le point de jonction entre vos deux champs artistiques : la chorégraphie et le graphisme. Que représente-t-il pour vous ?  


Le motif est à la base de tout mon travail. J’ai commencé mes réflexions sur les métissages avant de partir au Japon, avec des recherches graphiques, en mélangeant des motifs et africains sur une trentaine d’affiche, pendant tout un été. Mais pour moi, le motif n’est pas seulement plastique. Je pense aussi la chorégraphie comme un motif qui va se répéter, se refléter, revenir à certains moments et évoluer, presque comme un Pokémon ! Et mes chorégraphies sont toujours graphiques car quand je danse, je dessine. J’imagine souvent avoir un corps-pinceau qui trace des formes, des énergies, le feu, la terre, traverse différents états, musiques et sensations. Ce qui est beau dans un motif, c’est qu’il fait appel à l’abstraction. Comme un symbole, il parle directement à notre imaginaire et transcrit les liens qu’on entretient avec l’invisible.

 

Pour parler votre travail en cours, So Ava où vous partez cette fois-ci au Bénin, vous annoncez : « nous ne dansons jamais seuls ». Comment la danse vous permet-elle de prendre contact avec l’invisible ?


Quand j’étais plus jeune, je rentrais souvent en transe. Dans les fêtes, je pouvais danser pendant cinq heures sans faire de pause et lorsque je m’arrêtais je prenais conscience que j’avais traversé des mondes. À présent, quand je danse, je reste conscient mais je suis dans un état d’esprit qui me fait communiquer avec l’énergie du sol, de l’air, de la lumière ou de mes dessins. Quand je dis que je ne danse pas tout seul, c’est que je suis traversé par ces énergies mais aussi entouré par des ancêtres. Un danseur, comme un acteur, entre dans la peau de quelqu’un d’autre, convoque ce qu’on ne voit pas, active l’inconscient. Souvent, mes amis me disent que je change de visage en dansant, je peux ressembler autant à un grand-père qu’à un gamin qui a fait une bêtise. Mais ce n’est que lorsque que je suis allé au Bénin en janvier 2020 que je l’ai clairement compris : des personnes qui pratiquent le vaudou m’ont dit « tes ancêtres sont là ».

 

Comment s’est déroulé cette rencontre avec la communauté du Lac Nokué dans la commune de So Ava ?


À la fin d’une performance que je présentais en 2018 à l’Institut du monde arabe, une amie d’amie, Karine Dellière, est venue me voir et m’a demandé : que connais-tu de la danse du serpent ? Et elle a ajouté : tu viens de la danser. Cette Franco-lapone, issue d’un peuple nomade qui cultive une culture chamanique, a vécu dix ans au Bénin et travaille avec la communauté du Lac Nokué. Là-bas, des danses spécifiques sont attribuées à des temples qui célèbrent la mer, la terre, l’air, la justice ou le fameux serpent… Elle m’a proposé de l’accompagner et j’ai accepté. Le Bénin est l’une des portes de la traite négrière en Afrique, et, comme une suite logique à Never Twenty-one – un écho au hastag #Never21 du mouvement Black Lives Matter qui rend hommages aux jeunes morts avant leurs 21 ans – et Yasuke Kurosan, c’est une autre histoire des diasporas et de l’esclavage, observée par le prisme du vaudou, que je veux raconter avec So Ava. Lorsque nous nous sommes rendus sur place, en pleine célébration de la fête nationale des cultures vaudou, le roi Toyigbe, référent du village logé sur et autour du lac, nous a ouvert ses portes. Il avait pour nous ce message : le vaudou ce ne sont pas les poupées avec les piques et les clous, c’est une philosophie de vie qui s’est propagée et s’est transformée pendant la traite négrière au travers des diasporas africaines – à Haïti, Brésil, Suriname ou encore en Louisiane. C’est une manière de voir le monde et de communiquer avec l’invisible : les divinités, les valeurs ou les éléments naturels. J’ai pu observer les danses des initiés et ce qu’ils appellent des « incorporations », c’est-à-dire ce moment où une divinité prend possession d’un corps. C’est fascinant, la personne continue de danser mais change complètement de visage.

 

 

Vous sentez-vous être le porte-voix de toutes ces histoires dont on n’a que peu d’échos en Occident ?


Ce qui m’intéresse le plus dans la création de mes spectacles, ce sont les témoignages que je collecte en parallèle. Je travaille parfois presque comme un sociologue et ma danse a toujours un aspect documentaire. Aussi, une histoire en raconte toujours plein d’autres. Yasuke Kurosan raconte celle de Yasuke et des métisses asiatiques et africains ; Never Twenty-one se situe dans le Bronx à New York mais m’a aussi permis de parler les violences similaires qui se déroulent à Soweto ou Rio de Janeiro et d’aborder indirectement les violences policières en France. Avec ces histoires, en filigrane, je parle aussi de la mienne car je me reconnais dans les situations. Never Twenty-one je l’ai créé en tant qu’homme noir, en ayant vu un nombre incalculable de bavures policières lorsque que j’habitais à la Goutte d’Or à Paris, en ayant vécu des contrôles au faciès, en ayant conscience qu’en tant que personne noire, on peut mourir dans la rue.

 

Propos recueillis par Léa Poiré

 

> Yasuke Kurosan et Rinku de Samaïl Knaouté, ont été présentées les 30 septembre et 1er octobre au KLAP, Marseille, dans le cadre du festival Actoral

> Never Twenty One de Samaïl Knaouté, les 18 et 19 mars à la MC93, Bobigny 

> Yasuke Kurosan de Samaïl Knaouté, du 10 au 16 mars à la MC93, Bobigny