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Sa danse flirte avec la performance et ne se prive pas d’être foutraque, emprunte de liberté, en mêlant de multiples influences. Formée à l’École des Sables à Toubab Dialao au Sénégal, puis à ex.e.r.ce à Montpellier sous la direction de Mathilde Monnier, Nadia Beugré trace son sillon dans la danse contemporaine sans couper les ponts avec les influences de son adolescence ivoirienne. À 42 ans, cette performeuse ouvertement lesbienne continue de distiller des pièces politiques, qui transcrivent un engagement opiniâtre contre les LGBT-phobies. Dans le bouillonnement choral d’un salon de coiffure pour Prophétique (on est déjà né.es), les jeux de bassins sensuels libérés des carcans virilistes avec L’Homme rare ou le tour de piste musclé assuré par les athlètes de Filles-Pétroles, une histoire de la marge s’incarne au féminin pluriel.


Pour Prophétique (on est déjà né.es), vous vous êtes plongée dans les shows de la communauté des femmes trans d’Abidjan. Qu’est-ce qui vous a motivé à explorer ce terrain ?

 

Il y a huit ans, à l’occasion d’une visite au pays, j’ai découvert par hasard un show de drag queen organisé dans un bar. En voyant ce groupe de filles se préparer, s’entraider à mettre leurs faux cils, leurs maquillage, à s’échauffer, j’ai cru qu’il s’agissait d’artistes professionnelles. J’ai ensuite appris qu’elles travaillaient dans des salons de coiffure, qu’elles étaient tresseuses, coiffeuses, esthéticiennes. La journée, elles sont dans leurs salons et coiffent tout le monde, des femmes de politiciens comme des profs. À la nuit tombée, un mur se forme et les séparent du reste de la population. Avec Prophétique, je voulais recréer l’effervescence de cette soirée à Abidjan, où tout le monde vient danser, s’amuser, boire. Surtout, je voulais briser le mur social qui les isole. Canel, l’une des performeuses dans la pièce, me confiait qu’elle avait du mal à sortir de chez elle la journée, et qu’elle n’allait jamais au travail sans une tonne de poudre et de maquillage pour se cacher. Le projet de Prophétique (on est déjà né.es), c’est de questionner cette mise au ban totalement hypocrite, et rappeler que ces filles contribuent aussi à l’épanouissement et à la vie économique du pays. Elles ont des familles, des cousins, les gens vont dans leurs salons, elles gagnent de l’argent honnêtement, donc de fait elles font déjà partie de la société.


Pour Prophétique comme pour Filles-Pétroles, le second volet de ce diptyque que vous consacrez aux quotidiens de femmes ivoiriennes, vous teniez à faire appel à des interprètes - professionnelles ou non - d’Abidjan. Pourquoi ?

 

Il y a deux ans, je suis retournée à Abidjan et je me suis rapprochée d’une association LGBT de quartier. En faisant passer des auditions, j’ai vu en ses femmes tout un talent et un potentiel en train de s’évaporer. C’est ça, les « filles pétrole » ! À travers les « folles » – comme on les appelle là-bas –, j’ai aussi rencontré une communauté, avec tous les stigmates qu’elle encaisse. Souvent, les gens vont les chercher pour faire des clips et choper des subventions LGBT au passage. Elles bossent sur un projet, tombent parfois enceintes, ouvrent un salon et c’est fini. En tant que danseuse et chorégraphe, j’ai voulu leur créer un espace de liberté qui leur appartienne et leur permette de s’exprimer. Aujourd’hui, leurs familles sont fières de savoir qu’elles tournent en Europe avec un spectacle – en ce sens, le projet a apaisé leurs relations avec leurs parents.


Face à la marginalisation dont ces femmes font l’objet au quotidien, est-ce que vous avez rencontré des difficultés pour les convaincre de participer au projet ?

 

Certaines de ces filles souhaitent avoir recours à des opérations, mais n’ont pas les moyens pour le faire. C’est une source de souffrance énorme. Le fait d’être invité.e sur ce genre de projet leur fait beaucoup de bien. Lors d’une résidence à Toulouse, quelqu’un a demandé à l’une des interprètes de Prophétique si elle avait peur. « Je suis passée à la télévision ivoirienne, ce n’est pas pour avoir peur entre quatre murs. » Taylor Dear est Tik-Tokeuse, elle est sur les réseaux et suit beaucoup de gens sur YouTube. Elle se maquille, fait du voguing. À l’origine, ce n’est pas une vogueuse, mais elle a appris tout ça sur internet. Participer à cette pièce est aussi une manière pour elle de se sentir fière, puisqu’elle a toujours été stigmatisée.


Comme vos interprètes, vous avez grandi dans le quartier d’Abobo à Abidjan. Est-ce que vous vous identifiez à elles ?

 

Abobo a été un concentré de problématiques sociales et politiques, connu notamment pour ses gang de « microbes » (des enfants qui dépouillent les passants en les menaçant à la machette ndlr). C’est très émouvant de voir ces jeunes femmes s’accrocher à la danse car la situation des filles en Côte d’Ivoire n’est toujours pas simple. Certaines ne vont toujours pas à l’école ! À  travers elles, je me suis revue des années en arrière… J’ai réalisé que mon adolescence m’avait été arrachée, que j’avais sauté des étapes. Heureusement, comme ces filles-là, j’ai eu la chance d’être amenée à la danse, ça m’a détourné de la délinquance. Sans ça, j’aurai sûrement fini « microbe » moi aussi. Comme elles, j’ai été cet enfant sur qui personne ne mise, et je me sens une forme de responsabilité. Ces petites sont très drôles, on s’amuse beaucoup ensemble, mais elles me renvoient aussi à des souvenirs douloureux. L’enjeu, c’est de survivre, et donc de faire son deuil. Cette pièce m’a fait traverser ces moments difficiles, mais elle m’a aussi guérie.


Filles-Pétroles de Nadia Beugré, le 15 juin dans le cadre des Rencontres à l'échelle au Théâtre Joliette, Marseille


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