Longs tutus en tulle blanc, fragile ballerine éthérée… Même si ce ballet romantique de 1841 s’est métamorphosé au fil du temps et des mises en scène, Giselle demeure un pilier de la tradition. Martin Chaix, chorégraphe indépendant et ancien de l’Opéra de Paris, s’empare aujourd’hui de cette image d’Épinal pour la tordre - comme l’ont fait avant lui Akram Khan, Dada Masilo ou Pontus Lidberg – mais à la sauce féministe cette fois-ci.
Si ses effectifs ne lui permettaient pas de remonter l’œuvre originale, le Ballet de l’Opéra du Rhin en conserve la structure en deux actes, qu’il ouvre ici sur un café ou un hall de gare dans une ambiance années 30. Aux murs, des réclames arborent un buste d’homme viril, et affirment « Le vin rend fort, buvons du vin » – clin d’œil potentiel à la version initiale d’Adolphe Adam, Théophile Gautier et Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges. Seulement, des hommes et femmes en costumes d’entre-deux-guerres remplacent ici les vignerons. Giselle - la paysanne - et Albrecht - le duc dont elle s’éprend, qui se fait passer pour un paysan du nom de Loys, en chemise blanche ouverte - tranchent avec le décor. La première (interprétée par Ana Enriquez) apparaît en jeune fille innocente, alors qu’Albrecht (Avery Reiners), déjà promis à la princesse Bathilde (Dongting Xing), est dépeint en fuck boy aux manières mielleuses.
Très vite, au fil d’ensembles dynamiques où s’enchaînent les pas de deux, pointent les réflexions féministes de l’ère #metoo, notamment dans la compétition opposant Giselle et Bathilde, duel qui se lisait davantage au XIXème siècle à la lumière des luttes de classe entre aristocratie et paysannerie. Le deuxième acte pousse encore vers l’allégorie à travers la figure des wilis, ici radicalement revisitée. Spectres de femmes trahies, auparavant identifiées par d’évanescents tutus blancs, elles prennent corps dans un gang de blousons noirs queer et badass (dont un danseur en robe et pointes, hélas pas très au point techniquement) et incarnent fièrement la sororité dans ce tableau. Entre deux réverbères, la meute règle son compte à Albrecht, archétype du pervers narcissique à la masculinité toxique. Dans ce geste d’empouvoirement féminin, les wilis tordent le cou à une représentation datée de la ballerine délicate offerte au male gaze, et participent à la belle densité ici réservée aux personnages féminins.
Certes réjouissante (avouons-le), la charge féministe de ce Giselle nouvelle génération pèche par son ostentation et sa vulgarisation extrêmes. Le cadre engoncé et institutionnel de l’opéra, et le casting aux physiques toujours très normés du ballet, participent à la facticité de cette ferveur sororale affichée. Par-delà la narration, la distribution et la proposition musicale (des extraits d’une pièce de la compositrice peu citée Louise Farrenc se sont glissés dans la partition d’Adolphe Adam), le seul empouvoirement à réellement aboutir ici reste peut-être celui des danseuses par la chorégraphie elle-même. En pariant sur la force, sur une expressivité sobre, en assumant une contemporanéité de la danse classique, Martin Chaix revendique une technique en rupture avec l’académisme attendu sur un tel répertoire, que l’on retrouve dans ses portés vifs et physiques au premier acte, comme dans les ondulations quasi-jazz de ces sacrées wilis au second.
> Giselle de Martin Chaix, du 14 janvier au 5 février à l'Opéra du Rhin (du 14 au 20 janvier à Strasbourg, du 26 au 31 janvier à Mulhouse, le 5 février à Colmar)