« Avec le Ballet Black, c’est comme si on s’était sauvés nous-même, affirme Marie Astrid Mence, depuis son appartement londonien. Tout ce qui ne nous allait pas, on l’a résolu par nos propres moyens. » Des commentaires déplacés sur son corps à l’impossibilité d’accéder à des équipements adaptés à sa couleur de peau, Marie Astrid a très vite été confrontée aux impensés racistes entretenus par l’industrie du ballet. Toute sa jeunesse, elle la passe à fouler les parquets des institutions les plus prestigieuses de Paris pour se former à la danse classique, sans jamais parvenir à trouver sa place : « Dès le début de ma puberté, on m’a tout de suite dit que je devais « couper mes fesses », « couper mes seins ». Ces commentaires te font te détester très jeune, explique l’expatriée, à l’autre bout du fil. Je ne sais même pas vraiment comment j’ai eu la force de continuer le ballet pendant toutes ces années. » Ce n’est que lorsqu’elle intègre le Ballet Black, en 2014, que la danseuse reçoit enfin des corrections qui portent uniquement sur sa technique.
Importé d’Italie à la Cour de Louis XIV, le ballet a entretenu des siècles durant une tradition culturelle européenne dont l’harmonie, la pureté et l’homogénéité font parties intégrantes. La coutume veut par exemple que les pointes et les demies-pointes des danseurs correspondent à leur couleur de peau, formant ainsi une ligne continue de leurs hanches à leurs pieds et donnant l’illusion que leur corps flotte dans les airs. Problème : ces modèles n’ont pendant longtemps existé qu’en rose pâle ou en blanc, excluant ainsi toute une partie de la population. Il faut attendre 2018 pour que les premiers chaussons adaptés à plusieurs teintes de peaux non-blanches voient le jour en Angleterre. En 2016, la marque Bloch avait déjà collaboré avec Eric Underwood, alors soliste au Royal Ballet de Londres, pour développer une paire correspondant à sa carnation, sans pour autant penser à produire une plus large gamme. Excepté quelques élus, tous les danseurs de couleur étaient donc encore contraints de recouvrir leurs chaussons de peinture ou de maquillage. Deux ans plus tard, la marque britannique Freed of London, l’une des plus anciennes sur le marché, s’associe au Ballet Black et à sa danseuse principale, Cira Robinson, pour répondre à ce besoin. « J’avais attendu ce moment si longtemps sans le savoir, se souvient Marie Astrid Mence. Pour la première fois, je me suis sentie inclue et acceptée, près de vingt après avoir commencé la danse… »
Repenser la tradition
Le problème se décline pour tout l’uniforme des danseurs non-blancs, de leur coiffure à leur maquillage dont bien souvent personne ne sait comment s’occuper en coulisse, aux collants blancs utilisés pendant les entraînements. Face à la résistance du marché à produire des équipements adaptés à ses danseurs, Cassa Pancho, la fondatrice du Ballet Black, a très vite pris des décisions radicales. Dans sa compagnie, pas de collant ni de coiffure obligatoires et, avant chaque représentation, un technicien s’assure que les corps de tous les danseurs, peu importe leur couleur de peau, soient mis en valeur sous la lumière des projecteurs.
Dès sa création, en 2001, Cassa Pancho veut faire du Ballet Black un espace de célébration ; on y fait briller les danseurs noirs et asiatiques, absents de la scène britannique de l’époque. Ce vide, elle en fait le constat lorsqu’elle rédige sa thèse de fin d’études de ballet classique. Malgré les parcours remarquables de certains danseurs classiques de couleur – de la carrière de Janet Collins, première femme noire à évoluer au sein du Metropolitan Opera de New York, en 1951, à celle d’Arthur Mitchell, premier danseur noir à intégrer le New York City Ballet en 1955 – les stéréotypes selon lesquels les corps des danseuses et des danseurs de couleur ne seraient pas adaptés au ballet ont la peau dure. Avec le Ballet Black, Cassa Pancho entend démontrer que les danseuses et les danseurs de couleur ont toute leur place dans le ballet et ainsi favoriser leur présence dans les compagnies du pays. Son but ultime : faire de ce projet une réponse temporaire, qui serait bientôt complétée par une prise de conscience des institutions.
De l’autre côté de l’Atlantique, le chorégraphe Phil Chan et la danseuse Georgina Pazcoguin – première Américaine d’origine asiatique à être promue soliste du New York City Ballet – s’attachent eux aussi, différemment, à transformer la danse classique. Avec leur plateforme, Final Bow for Yellowface, les deux artistes s’opposent aux stéréotypes de la culture asiatique sur scène (yellowface) et en encouragent des représentations plus positives et constructives. Parmi les œuvres les plus problématiques sur lesquels le duo réfléchit, on retrouve Casse-Noisette, le ballet-féerie du compositeur russe Piotr Ilitch Tchaïkovski. Dans le second acte de cette œuvre, « le Royaume des délices », plusieurs nationalités sont caricaturées, dont la culture chinoise. Dans cette scène, deux femmes – souvent blanches, exagérément maquillées et habillées en geisha – poussent une boîte dans laquelle se cache un homme, chapeau de rizière et longue queue de cheval sur la tête. « Aujourd’hui on continue à faire vivre une représentation fantaisiste de l’Asie parce que c’est la tradition. Sauf que moi, je suis né à Hong-Kong. L’Asie n’a rien d’une fantaisie pour moi », plaide Phil Chan, le cofondateur de Final Bow for Yellowface d’un ton calme et assuré.
Entre intention et impact
En 2017, c’est justement à partir d’une discussion sur ce ballet que Final Bow for Yellowface voit le jour. À l’époque, alors que Peter Martins est encore le directeur artistique du New York City Ballet, il prend contact avec Phil Chan pour repenser le deuxième acte de l’œuvre : il devenait presque impossible d’ignorer les nombreux courriers de spectateurs outrés par ce passage. Pour Phil Chan et Georgina Pazcoguin, c’est le déclic. Un simple coup d’œil sur le paysage du ballet américain leur suffit à constater que la majorité des compagnies continuent à caricaturer les cultures asiatiques dans leurs travaux.
Pour onze dollars, les deux alliés achètent un nom de domaine et mettent en ligne un engagement à faire signer par le plus grand nombre de compagnies et d’institutions possibles. Le texte, de quelques phrases, commence ainsi : « J’aime le ballet en tant que forme d’art et je reconnais que la diversité parmi nos artistes, notre public, nos donateurs, nos étudiants, nos bénévoles et notre personnel exige l’inclusion. » Dans cette pétition, Phil Chan et Goergina Pazcoguin invitent les signataires à éliminer les stéréotypes offensants des Asiatiques sur scène, pour l’amour de leur discipline. En l’espace de quatre ans, plus d’une centaine de responsables de la danse et des arts y ont apposé leur signature et le projet est même devenu un livre, Final Bow For Yellowface : Dancing between Intention and Impact, qui se présente comme un ouvrage de ressources pour les compagnies. Mais dès les débuts de leur projet, les deux fondateurs se veulent clairs sur un point : en aucun cas leur travail ne doit s’inscrire dans une certaine culture de l’effacement (cancel culture), qui consisterait à supprimer les œuvres problématiques.
L’idée d’un ballet idéalisé, platonique, associée à la blancheur perdure à cause des gens qui le font, pas à cause de la forme en elle-même
Répertoire en chantier
Alors que le Berlin State Ballet a récemment décidé de retirer Casse-Noisette de sa programmation – deux ans après que la première danseuse noire de la compagnie, Chloé Lopes Gomes, ait brisé le silence à propos des comportements racistes dont elle a été la cible – Final Bow for Yellowface s’interroge plutôt sur la meilleure manière de restaurer le répertoire classique tout en adoptant un point de vue inclusif et multiracial. Dernières avancées en date : les changements apportés par le Pacific Northwest Ballet (Seattle) à sa mise en scène de Casse-Noisette. Dans la prochaine représentation de la compagnie, le danseur principal sera un criquet, signe de bonne fortune dans la culture chinoise. « On est passés d’une représentation de cheminot à quelque chose de beau et de respectueux pour notre culture, et d’intéressant en termes de technique », se réjouit Phil Chan. Toujours dans un effort de recontextualisation inclusive des œuvres classiques, le chorégraphe est allé encore plus loin en s’associant récemment à l’historien Doug Fullington pour écrire un nouveau livret du ballet La Bayadère. Dans leur version, l’histoire ne se déroule plus en Inde, mais sur le plateau de tournage d’un western, en plein âge d’or hollywoodien : « nous construisons une fantaisie à propos de nous, américains » sourit Phil Chan.
À Londres, Cassa Pancho ancre aussi la danse classique dans le présent, mais elle le fait en mobilisant un répertoire exclusivement contemporain. Au Ballet Black, pas de représentation de Giselle ou du Lac des cygnes ; depuis sa création, la compagnie a commandé plus de cinquante œuvres originales. Pour la première fois en 2019, elle est même parvenue à commissionner l’un de ses danseurs, Mthuthuzeli November, pour créer Ingoma, un ballet sur la grève des mineurs sud-africains à Johannesburg, dans les années 1940, et ses effets sur la communauté noire locale. En l’espace de vingt ans, le Ballet Black s’est produit sur près de quatre-vingt scènes en Angleterre et à l’étranger, et a ouvert les portes de la danse classique à de nombreux jeunes dans l’Ouest de Londres, grâce à une école junior et à des programmes de sensibilisation – s’inscrivant ainsi dans la lignée de l’école du Dance Theatre of Harlem, ouverte près de trente ans plus tôt dans ce quartier new-yorkais marqué par la pauvreté. Aujourd’hui, il est l’une des principales compagnies de danseurs noirs, aux côtés de l’Alvin Ailey American Dance Theater à New York, ou encore de l’Alonzo King LINES Ballet à San Francisco. Peu à peu, le Ballet Black parvient ainsi à diversifier la scène britannique, et plusieurs anciens danseurs de la compagnie ont par la suite collaboré avec l’English National Ballet, ou avec la compagnie Rambert, l’une des plus anciennes du pays.
Mais pour Jennifer Homans, historienne et fondatrice du Center for Ballet and the Arts à la New York University, les quelques rares intégrations de danseurs de couleur au sein des compagnies classiques témoignent de l’« échec de celles-ci à s’emparer réellement du problème » de la diversité – Misty Copeland, par exemple, ne devient la première étoile du très populaire American Ballet Theatre de New-York qu’en 2015. « Il n’y a rien d’implicitement raciste dans la technique ou dans la façon dont le ballet organise le corps, avance la chercheuse. C’est une forme d’art qui a radicalement changé au fil du temps et qui donc, n’est pas immuable. L’idée d’un ballet idéalisé, platonique, associée à la blancheur perdure à cause des gens qui le font, pas à cause de la forme en elle-même. » En France, il aura fallu que le mouvement Black Lives Matter pousse cinq danseurs noirs de l’Opéra de Paris à rédiger un manifeste sur la question raciale au sein de l’institution et qu’un rapport sur le sujet soit publié quelques mois plus tard, pour que des mesures concrètes soient adoptées. Dans leur manifeste, Guillaume Diop, Letizia Galloni, Jack Gasztowtt, Awa Joannais et Isaac Lopes Gomes, ainsi que Binkady-Emmanuel Hié, de l’AROP (Association pour le rayonnement de l’Opéra de Paris) évoquaient entre autres l’usage toujours actuel de produits de maquillage non-adaptés à leur teint, la pratique du blackface – qui consiste à maquiller un visage pour lui donner l’apparence d’une personne noire – ou encore l’utilisation d’appellations à connotation raciste comme la « Danse des négrillons » dans La Bayadère. Des sujets déjà soulevés en 2015 par l’ancien directeur de l’Opéra, Benjamin Millepied, qui avait fait scandale en rebaptisant cet acte la « Danse des enfants » et en refusant de maquiller en noir les jeunes danseurs de l’école de ballet. Début 2021, Alexander Neef, le nouveau directeur de la maison, a définitivement banni le blackface et a annoncé la mise à disposition de produits de maquillage et de tenues de danse adaptées pour les danseurs. Pourtant, sur le site de grandes marques du secteur, dont Merlet, fournisseur de l’école de danse de l’Opéra de Paris, les chaussons blancs et roses restent encore la norme pour le grand public. Ce n’est qu’à l’échelle internationale que les marques Bloch et Capezio ont consenti à élargir leur gamme de chaussons marrons, sous la pression de pétitions lancées sur Internet en 2018 et en 2020. Preuves que le changement, s’il est bel et bien en cours, se fait encore à petits pas et que le Ballet Black de Cassa Pancho pourrait bien malgré lui devoir rester ouvert quelques années encore.
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