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Un garçon sur dix, une fillette sur cinq, soit trois enfants par classe. Il aura fallu une étude menée en 2020 par l’Institut National d'Études Démographiques, et surtout les témoignages courageux de survivant.e.s, pour que le XXIème siècle français découvre officiellement l’étendue systémique des abus sexuels sur mineurs. Enfin institué, le sujet a gagné essais, débats d’idées et podcasts en tout genre. Mais le langage de Gisèle Vienne n’a que faire des concepts froids. La metteure en scène attaque le nœud incestuel avec des armes propres à l’art vivant : dans l’espace et le temps suspendu d’EXTRA LIFE, éprouver l’indicible aux côtés des concerné.es semble le chemin le plus direct vers la prise de conscience.


L’éternité et après


En apparence, rien n’entrave l’immense plateau, surface plane et dégagée. Posés dans une petite bagnole de société, deux jeunes trentenaires blagueurs et décontract’ enchaînent les punchlines potaches en s’enfilant des chips. Les esprits enfumés sont encore à la fête qu’ils viennent de quitter, le monde animal susurre déjà le récital de l’aube. Tableau paisible d’une aparté tranquille suspendu entre deux jours. Jusqu’à ce que l’air, dans le petit habitacle, vienne à manquer. La portière est à quelques centimètres, un mouvement de coude suffirait à s’étendre sous le plafond d’étoiles. Qu’y a t’il donc de si lourd, de si poisse dans l’air environnant, pour qu’il faille traverser une nuit entière avant d’en sortir la tête ?


EXTRA LIFE de Gisèle Vienne © Estelle Hanania


Par une écriture totale, tout le plateau plonge dans la léthargie sitôt que l’un ou l’autre s’aventure hors du refuge à quatre roues. Amplifiés par un décor sonore galactique, les gestes en slow motion se prolongent dans une éternité gélatineuse, se dissolvent dans le flou d’un éclairage en sous-régime, s’égarent encore dans les dissonances auditives produites par des échos de micro à la source incertaine. Par la force d’une grammaire scénique qu’elle mâture depuis bientôt vingt ans, Gisèle Vienne pousse plus loin encore le travail d’étirement perceptif. Plongé dans le temps indéfini de la nuit, désorienté par les effluves de la fête, soustrait à tout repère géographique, EXTRA LIFE progresse dans un espace-temps apte à déployer jusqu’à l’extrême la sensation de durée. De même, les digues les plus évidentes du texte ou des expressions faciales sautent encore, les unes réduites à bavardages, les autres gommées par la profondeur du plateau et l’aveuglement des jeux de lumière. Sans le verbe, sans les faces, reste à lire ce qui ne se dérobe pas à la perception : des corps, figés, asphyxiés et contraints, prêts à crouler sous le poids d’un secret infectieux planqué partout dans l’air.


Poupées à soucis


Si l’objet pantin s’est retiré des dernières pièces de Gisèle Vienne, le traitement marionnettique imprègne encore ses corps et ses sujets. Ici chaque geste est une peine, chaque pas une épreuve. Inclinées, tordues, désarticulées, les silhouettes imprécises des corps en jeu semblent manipulées par la main perverse d’un grand gamin surplombant. Prolongé par les sonars étourdissants et les percées métalliques, la seule vision des corps statiques devient labeur. Irruption salvatrice, Katia Petrowick naît du néant en Lara Croft prise dans un monde en 2D strié de lasers vert alien. Allégorie d’émotions refoulée par les tabous, sa figure spectrale incarne la grande évasion, le combat pour regagner le monde des vivants. L’interprète fidèle de Gisèle Vienne signe d'un solo l’acmé de cette libération au long court ouverte en préambule par Adèle Haenel et Theo Livesey. Sans parole, le spectre se fait une place entre les deux adelphes, médiatrice des affects qui traversent le duo, racontant les luttes et les tempêtes qui ne trouvent leur place dans les mots. Une fois le retour à la vie du moi sensible, EXTRA LIFE accouche sur un KO final : le duel avec l’agresseur, réduit à une poupée de chiffon ridiculement chétive, rendue lilliputienne par l’immensité de l’espace et bientôt avalée par les ombres.


Que l’on adhère ou non à l’esthétique de Gisèle Vienne, jamais la radicalité de ses formes n’est frappée de gratuité. Sans ménagement, EXTRA LIFE livre l’expérience transfigurée de ces survivant.es, célèbres ou anonymes, qui ont défié la nuit pour regagner la lumière, assumant la saturation de tous les sens. Et le théâtre de revenir à sa spécificité première : rendre intelligible par le sensible ce que les autres médias ne peuvent pas contenir, impliquant parfois d’en bousculer franchement son public.



EXTRA LIFE de Gisèle Vienne a été présenté les 9 et 10 novembre à La Filature, Mulhouse, dans le cadre du festival Scènes d’Automne en Alsace


⇢ du 15 au 18 novembre au TNB, Rennes, dans le cadre du Festival TNB

⇢ du 28 novembre au 1er décembre au Maillon, Strasbourg

⇢ du 6 au 17 décembre à la MC93, Bobigny, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris

⇢ les 18 et 19 janvier 2024 au Tandem, Douai

⇢ les 31 janvier et 1er février à la MC2, Grenoble

⇢ du 21 au 24 février à la Comédie de Genève, dans le cadre du festival Antigel

⇢ du 7 au 9 mars au Domaine d'O, Montpellier

⇢ le 28 mars au Théâtre Le Passage, Fécamp, dans le cadre du festival Déviations