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Une chorale de chanteurs, les bouches écartelées par un appareillage de dentiste. Des pupitres qui servent tour à tour de pagaies, de pipeau ou de fusils d’assaut. Un cul qui se métamorphose en visage. Une cavalière-militaire enfermée dans une boîte de plexiglass. Marlene Monteiro Freitas n’est jamais avare en images. Le plus souvent, ses spectacles vous collent à la peau pendant quelques jours, parfois vous hantent pendant des années. Depuis son solo Guintche, qui déboule comme un ovni sur les scènes contemporaines en 2010, puis (M)imosa, interprétation frénétique du chanteur Prince qui lui ouvre les portes de la célébrité, la chorégraphe capverdienne impose une esthétique reconnaissable entre mille : grimaçante, salissante, à la fois grandiose et grotesque, toujours poussée vers les extrêmes. Alors que le Festival d’Automne à Paris propose de voir ou revoir une grande partie de son œuvre, il faut remonter le fil de sa vie, s’immerger dans le carnaval de sa ville natale, Mindelo, pour comprendre d’où cette intensité a bien pu germer.

Vous êtes actuellement chez vous, dans l’archipel du Cap-Vert. À quoi ressemblait votre enfance sur l’île de São Vicente ?


J’ai eu une enfance très proche de la mer, de l’imaginaire et de la musique. Mon père aimait beaucoup les histoires. Il nous faisait vivre des aventures fantastiques : croire que chaque objet banal qu’on trouvait était un trésor laissé par des pirates, nager dans le sillage des sirènes. Évidemment, il n’y avait pas de sirènes, mais nous, on les voyait. Il y a beaucoup de vent sur cette île. Souvent, les vêtements qu’on mettait à sécher s’envolaient et on ne les revoyait jamais. Parfois mon père nous disait qu’on partait faire un film « avec le vent ». Ce n’est que plus tard que j’ai compris sa référence à Autant en emporte le vent. La musique était aussi présente au quotidien. Ma mère jouait, chantait, dansait, et mon grand-père dirigeait un petit orchestre tous les dimanches, juste à côté de l’endroit où je me trouve en ce moment même, dans le centre-ville de Mindelo. Au Cap-Vert, on a beaucoup de fêtes populaires et, bien sûr, le carnaval. Ça a été ma première expérience de théâtre, au sens large d’imaginer des choses, de performer, de porter un costume, de trouver une manière de l’incorporer et de bouger avec. Pendant le carnaval, des gestes et des attitudes qu’on définirait comme laids apparaissent tout à coup, l’esprit des rues change. L’espace est restreint sur une île, les mêmes rues sont empruntées par les processions de carnaval et les cortèges funéraires, les lieux de fêtes et les lieux de deuil cohabitent. La mort était très présente, on ne pouvait pas y échapper. Dans mon imaginaire d’enfant, cela a ouvert la possibilité d’une coexistence d’éléments différents dans un même lieu. Les extrêmes se rejoignent et se touchent. C’est une mélancolie joyeuse !



Le Cap-Vert est un archipel catholique à 90 %. La religion a-t-elle eu une importance pour vous ?


Mes parents n’allaient pas à l’église. Mais moi, je m’y rendais avec une voisine. Ici, on grandit beaucoup avec le voisinage, pas seulement avec la famille. C’est ma voisine qui m’a appris à utiliser un chapelet. Chaque mois de mai, on priait le soir avant d’aller jouer dans la rue. Sa maison était la seule à être équipée d’une télé. Tout le monde venait chez elle. C’était une femme sympa, généreuse, qui m’a aussi enseigné la broderie. Je l’aimais beaucoup. Je suis allée à l’église un moment, j’aimais les histoires qui se racontaient, les chansons, la théâtralité, le rythme, le défilé au milieu des chaises... puis j’ai arrêté. Je ne mentais pas, je ne faisais rien de trop mal, et donc je me disais : si je n’ai pas de péché à confesser alors je dois l’inventer, et si je l’invente, je mens. Cela me posait une question que je n’arrivais pas à résoudre !


Aujourd’hui, je continue d’aimer visiter les églises pour leur architecture mais aussi parce que le rythme de la ville est interrompu dans ces endroits. Cela ne m’empêche pas de reconnaître l’impact de cette institution sur la relation qu’ont les gens avec leur passé. En apportant ses narrations dans des territoires qui n’avaient rien à voir avec son histoire, le catholicisme a chassé d’autres récits, d’autres religions du continent africain, aujourd’hui perdus. Ça crée un vide énorme.


À Mindelo, le cinéma Eden a été particulièrement important pour vous dans votre enfance. Pourquoi ?


Ma mère racontait hier à des amis que j’y allais tous les week-ends et même en semaine. Parfois je voyais les films deux fois. Le cinéma Eden était vraiment juste à côté ! Malheureusement, il est fermé aujourd’hui. Le cinéma a peuplé mon imaginaire d’enfant et d’adolescente. C’était pour nous un accès vers d’autres mondes, une expérience intense : on entrait et tout allait bien. On voyait de tout – des grands films, des westerns, Bruce Lee –mais ce que je retiens, c’est cette salle vivante, pleine d’émotions, qui m’a donné un goût pour le suspense et une certaine tension dans la narration. Les gens commentaient, il y avait des cris, des réactions. Parfois, le film s’arrêtait et on entendait la musique que jouait mon grand-père à l’extérieur. Quand on sortait, on marchait sur un sol jonché de coques et de peaux de cacahuètes ! Mindelo, en revanche, n’avait pas d’école de danse et YouTube n’existait pas encore. 



Quels ont été vos accès à la danse ?


Ma sœur a dix ans de plus que moi. Elle aimait beaucoup la danse, les années 1980, et me montrait régulièrement des clips... Enfant, je faisais de la gymnastique rythmique. C’était important pour moi car j’ai toujours été un peu timide et hyperactive. J’aimais l’activité physique, le travail, la répétition des enchaînements. J’adorais choisir une musique puis la séquence de mouvements. C’était déjà de la chorégraphie. Quand j’ai arrêté, mon cercle d’amis a proposé qu’on crée un groupe de danse. C’est quelque chose qui se faisait beaucoup sur l’île, il y avait toujours des jeunes qui se réunissaient pour pratiquer. On prenait une musique qu’on aimait, on construisait une chorégraphie de hip-hop, salsa, ou avec des pas traditionnels. Il y avait toujours une occasion de faire un petit numéro. Lors d’événements comme l’élection de la miss de l’école, on performait des interludes par exemple. Ça a été de plus en plus fréquent, on a même travaillé pour le disque du Cap-Verdien Vasco Martins. On s’est alors donné un nom : le groupe Compass. On a passé des heures à répéter des mouvements, à s’entraîner, après l’école pour certains, après le travail pour d’autres. Personne n’était spécialiste mais on pensait tout : la musique, les lumières, les thèmes, les costumes – on allait dans les échoppes pour qu’ils nous donnent du tissu. On ne pratiquait jamais dans l’idée de créer une chorégraphie : nos corps se construisaient en faisant. Et puis, un jour, des danseurs contemporains du Portugal sont venus et ont ouvert une de leurs répétitions au public. J’ai été choquée : je ne savais pas si j’aimais ou pas, mais mon corps était complètement sous tension. Alors j’ai pensé que je pourrais essayer de faire ça moi aussi. 



Aujourd’hui des troupes continuent de se former au Cap-Vert ?


Il y a un grand groupe qui s’est formé sur l’île principale, à Praia, mais l’esprit est différent. Nous, on n’avait qu’un accès limité aux danses, les images nous arrivaient via des cassettes VHS ou des magazines. On regardait ces visuels arrêtés, ces petits bouts de gestes, puis on essayait de les traduire et d’inventer le reste. On était toujours entre l’imitation et l’invention. Aujourd’hui, on a accès à des référents entiers et à une norme : pour que ce soit bien fait, ça doit être comme ci ou comme ça. Je ne suis pas nostalgique, je note juste que la manière de créer change. Soit on court derrière une image spécifique, soit on court derrière quelque chose de complètement incomplet, en se projetant librement, en allant dans tous les sens. L’entre-deux continue d’être mon endroit préféré. C’est avant tout une attitude : on a beau avoir toutes les images, il est encore possible de trouver des manières de les défier, de continuer à tricher.



La plupart de vos spectacles naissent d’une image initiale. Pour Mal, c’était cette tribune, pour votre solo Guintche, un dessin que vous aviez fait d’un musicien de jazz. Comment ces images vous apparaissent ? Comment reconnaissez-vous que telle image sera plus porteuse qu’une autre ?


Par leur persistance. Ou encore et toujours cette mélancolie joyeuse (rires) ! Pour Jaguar, un duo avec Andreas Merk, j’avais en tête un théâtre de marionnettes. Pour D’Ivoire et Chair, c’était le métal et les statues.Pour Idiota, j’avais déjà l’image d’une grande boîte et le titre de la pièce, alors que pour Mal, le titre n’est venu que plus tard lorsque j’ai vu ce mot sur un livre : il condensait toutes les idées qui gravitaient autour de cette création. Ce sont des images qui me font rire ou qui m’effraient. Souvent les deux en même temps. Une des interprètes de Mal n’a pas de jambes. Pour autant, cela ne devient jamais un sujet dans la pièce.



Comment considérez-vous la représentation des corps différents sur les scènes de danse ? 


Je ne pense pas que la danse soit un domaine réservé aux danseurs. Tout le monde a le droit d’aimer la danse et la scène. C’est aussi pour ça que je travaille avec des gens très différents, comme des musiciens par exemple. Quand j’ai commencé Mal, il y avait un acteur de 81 ans dans le casting. C’est uniquement à cause du Covid que notre collaboration a dû s’interrompre. On me demande souvent si je choisis les interprètes en fonction de leurs caractéristiques physiques, mais je pense être avant tout attachée aux gens. Pour travailler ensemble, il faut partager une culture commune du travail, une certaine concentration, mais aussi une vibration, un désir de faire. Quelque chose de plus profond que les aspects identitaires – au-delà de l’âge, du physique, du sexe ou de l’origine. Maria João Pereira est une danseuse qui n’a pas de jambes mais ce qui me saute aux yeux, c’est qu’elle est une artiste incroyable. Je ne suis pas pour autant dans le déni de son handicap. Il donne la possibilité de faire d’autres choses avec ce corps-là, il ramène de la curiosité. Le visage de vos interprètes est généralement maquillé, les yeux écarquillés. Quand on vous demande pourquoi, vous répondez qu’il s’agit d’un élément de la chorégraphie, au même titre que la lumière, la musique, le geste. 



Le potentiel du maquillage est-il, selon vous, sous-exploité par les scènes contemporaines ?


Lorsque j’ai commencé à travailler en tant qu’interprète, l’idée de neutralité du visage dominait chez les chorégraphes. Cette neutralité avait beau être impossible, il fallait néanmoins la poursuivre. Pour moi, le maquillage ne s’oppose pas à la neutralité. C’est un élément, comme un habit. On pourrait me dire qu’on n’a pas be soin de ça, qu’on peut faire sans, mais il m’importe de permettre quelque chose d’autre au visage. Beaucoup de mes maquillages partent au fil de la performance, avec la sueur, la salive, les frottements. Le cou dégouline, coule, ça salit les vêtements qui changent de tonalité. Puis derrière le maquillage, un autre visage apparaît. Cela tient peut-être de mon goût pour la peinture avec ses possibilités de fondus presque incontrôlés. Dans une chose il y a toujours deux mouvements : la construction et la destruction vont ensemble. Le maquillage ou le costume aident à apporter une clarté à cela, pour que la que la transformation soit plus intense.



Le maquillage et le costume aident-ils aussi à façonner ces nombreux personnages qui habitent vos pièces ?


Ce sont des figures plus que des personnages. Les figures sont plus ouvertes, elles débordent, elles n’ont pas ni bords ni contours. Contrairement aux personnages, elles ne sont pas prises dans une narration, n’ont pas à tenir une histoire, mais seulement à être en dialogue avec un rythme, un peu comme dans les cartoons. La fiction de mes pièces n’est pas cadrée. C’est pour ça que je répète qu’on ne doit pas faire de « représentation » : c’est un spectacle, un événement, le travail est à effectuer là, maintenant. Si on a en tête l’idée que le spectacle est fait, fermé, si on place le spectateur dans la posture « d’assister à », quelque chose n’a pas lieu. Ça retire le vivant. Parfois les gens pensent que lorsqu’on est sur scène on ne voit rien, qu’on est comme éblouis. Mais c’est l’inverse : on est à notre plus haut niveau de tension et d’attention. On doit écouter la pièce, être avec elle et en même temps avancer pas à pas avec la vibration de la salle, tous ces petits fragments rythmiques qui sont conditionnés par le public. Être tout le temps aussi éveillé, ça demande beaucoup au corps... Énormément d’énergie, mais elle est nécessaire. Une pièce est une fiction qui doit être véritablement vécue. C’est grâce à cette intensité qu’il y a un peu de vrai dans la fiction.



Propos recueillis par Léa Poiré


Photographie : André Príncipe pour Mouvement




> Guintche (live version), les 12 et 13 septembre au Théâtre de La Croix-Rousse, les 28 et 29 septembre au Pavillon ADC ; Mal Embrigadez du 24 au 26 janvier au Théâtre Garonne, Toulouse