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Reconnaissables à leurs visages fardés d’un blanc crayeux, les sept poupées fâchées du Dakh Daughters construisent depuis une décennie un répertoire hétéroclite qui emprunte autant au cabaret burlesque, au folklore ukrainien qu’à la scène musicale underground. Par un solo lyrique ou un chœur de chants de gorges, les filles du Dakh - le “toit” en ukrainien - portent des textes incisifs où il est question de lutte, de résistance et de résilience. À la suite de l’invasion russe en Ukraine en février dernier, les Dakh Daughters ont trouvé refuge au théâtre du Préau, dans la petite ville normande de Vire, où le projet de Danse macabre a immédiatement commencé à prendre forme. Sur scène, les performeuses creusent les échos entre leur propre trajectoire et les récits d’exil offerts par la littérature. Entre deux répétitions, et à l’occasion de la représentation donnée dans le cadre des Soirées Nomades de la Fondation Cartier, Ruslana Khazipova, l’une des sept chanteuses-comédiennes revient sur la genèse du projet, réactualisé à la lumière du conflit actuel.



Comme son nom l’indique, le projet de Dakh Daughters est né dans le sillon du Dakh Theater, la compagnie fondée par Vlad Troitskyi et dont vous faites partie. Comment a émergé cette formation musicale ?


En 2012, dans le cadre du Gogol Fest organisé par le Dakh Theater, nous avons présenté un concert avec les filles. Une photo a été prise, où l’on nous voit, toutes petites à côté de nos gros instruments, et on s’est dit qu’on ferait quand même un beau groupe féminin. À l’occasion de ce concert, nous avons notamment joué la chanson “Rozy / Donbass”, écrite à partir d’un sonnet de Shakespeare, qui a été un véritable succès. Peu de temps après, nous avons tourné un clip qui est devenu viral en quelques jours. Un an jour pour jour après notre premier concert, la Révolution pour la Dignité a éclaté en Ukraine, et les gens ont commencé à nous comparer à des sorcières capables de voir le futur. L’idée nous a plu, et nous avons décidé de tirer parti de cet imaginaire.


D’où vient votre maquillage si reconnaissable ?


Le fait de couvrir nos visages nous aide à être plus libres. Le maquillage que nous arborons est très épuré, à la manière des geishas ou des mimes, et nous permet de devenir ce que l’on veut. Comme les DakhaBrakha, un autre groupe musical issu du Dakh Theater, et leurs immenses chapeaux en lainage, le maquillage des Dakh Daughters nous rend uniques et reconnaissables dans la musique comme dans le théâtre. C’est une façon de détourner les codes du marketing.


 



Dans votre musique, les chœurs traditionnels se mêlent aux sonorités reggae, punk ou encore au rap. Pourquoi mélangez-vous les genres ?

 

La règle principale dans notre théâtre est : fais ce que tu veux, change les règles comme tu veux, mais le résultat doit avoir bon goût. Notre tête est froide, mais notre cœur est ouvert. On peut aller puiser dans la poésie classique ou écrire nos propres textes pour les incorporer dans notre travail. Même si les polyphonies traditionnelles ukrainiennes sont très importantes dans notre musique, nous aimons l’idée d’être le reflet du monde entier.


Vous arborez des tutus démesurés, des coiffures clownesques ou manipulez des jouets pour enfants en guise d’instrument de musique : l’humour est très présent dans votre travail.

 

Plus que l’humour, il s’agit d’ironie. La différence est que l’on rit avant tout de nous-mêmes, et pas d’une personne ou d’une situation extérieure. Pour cela, il faut accepter de se regarder en face, et d’affronter ce que l’on a à l'intérieur. Cette façon si typiquement ukrainienne de convoquer l’ironie pour faire face à des situations horribles nous aide à affronter les événements, et aujourd’hui la guerre. Jusque dans les trajectoires personnelles terribles qui sont décrites dans Danse macabre, l’ironie reste présente.


Au début du mois de mars dernier, vous avez fait le choix avec l’ensemble des Dakh Daughters de quitter l’Ukraine pour vous installer en France, où vous avez immédiatement repris les répétitions. Avez-vous envisagé d’arrêter votre travail artistique depuis le début du conflit ?

 

Prendre la décision de partir a été très difficile. Beaucoup d’entre nous voulaient rester sur place et se rendre utile pour notre pays. Nous ne sommes qu’une goutte d’eau dans l’océan, mais nous avons réalisé que notre travail artistique était le meilleur moyen pour nous de soutenir l’Ukraine, même si ça impliquait de le faire depuis l’extérieur. À travers nos spectacles, les gens prennent conscience de la situation, réfléchissent et ressentent la sincérité de notre énergie. On le voit bien, beaucoup sont déjà lassés de cette guerre et veulent détourner le regard. Notre mission est de faire en sorte que les gens regardent la situation en face et réalisent que la guerre menace en permanence, même en France, et qu’elle peut surgir au moment où personne ne s’y attend. Dans cette période si difficile, l’art est une arme importante. C’est facile de swiper sur un écran, mais dans une salle noire vous êtes obligés d’affronter les événements et la dureté des témoignages.


> Danse macabre de Vlad Troitskyi avec les Dakh Daughters et Tetiana Troitska, le 21 juillet à la Fondation Cartier, Paris, dans le cadre des Soirées Nomades ; le 6 octobre au Préau, Vire