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Et si notre attitude destructrice à l'égard de la nature était, aussi, liée à notre incapacité à imaginer et à rêver d’autre chose que nous ? Adressée par l’anthropologue Charles Stépanoff à la suite du chamane yanomami Davi Kopenawa, cette question vient titiller dès les premiers instants de Like Flesh. Car son héroïne, précisément, ne rêve pas comme vous et moi. En songe, la femme – telle qu’elle est sobrement nommée – peut adopter le point de vue du lierre, des profondeurs de la terre et, embrassée par mousses et lichens, celui des forêts décimées par son mari forestier, allégorie de la voracité de la société occidentale. Les « voyages dans l’invisible » qu’elle entreprend - et raconte à l'étudiante dont elle ne tardera pas à tomber amoureuse - préfigurent déjà sa transformation en arbre. Contrairement aux autres personnages, la femme n'évolue pas dans la nature, elle est la nature, qui se meurt à défaut de savoir encore comment se défendre. 


La musique composée par Sivan Eldar nous emmène avec elle dans une aventure sensorielle moins proche de la balade que des métamorphoses dissonantes d’un devenir forêt. Grâce aux haut-parleurs disséminés dans la salle, nous sommes immergés dans une multitude d’êtres végétaux et minéraux qui grouillent, respirent et nous aspirent dans leur monde en danger. Cette étrangeté à laquelle la compositrice tente de nous rattacher transpire également de la poésie de Cordelia Lynn, faite de métaphores audacieuses, aussi touffues et impénétrables qu’un massif primaire.


Seulement, dans le contexte d’anthropocène qui est le nôtre, l’idéal de reconnexion avec le vivant relève du vœu pieu. Jouant comme souvent contre la partition, ou s’ingéniant à en souligner les thèmes cachés, la mise en scène de Silvia Costa fait cohabiter une dimension moins onirique. Fuyant la tentation du naturalisme – recomposer une forêt sur scène – sa scénographie tend davantage à matérialiser le concept de « seconde nature » - forgé par l’historien William Cronon et popularisé, en France, par les travaux de l’anthropologue Anna Tsing (lire l’interview dans le n°113 de Mouvement) - : cette nature industrialisée, façonnée pour répondre aux besoins des sociétés capitalistes. Dans Like Flesh, les arbres viennent en kit, ou sont déjà à moitié devenus cercueils ; projetés sur les trois murs de la scène, les vidéos de Francesco d’Abbraccio entrecoupent ses images mouvantes de cimes, racines et roches, d’autres, représentants les phares de grandes métropoles, comme si le vivant était tôt ou tard condamné à venir nourrir l’expansion urbaine. Paradoxalement, c’est depuis le sol de la scène, strié de petits dénivelés d’un gris désespérément minéral, que viendra la lueur d’espoir finale. Condamné à vivre dans les ruines du capitalisme, le chœur-forêt n’a pas perdu sa sagesse ancestrale : il sait que « la vie, pleine d’espoir, pousse dans les failles ». Et tant pis si elle doit advenir après la disparition définitive des hommes. 


> Like Flesh de Sivan Eldar, Cordelia Lynn et Silvia Costa a été présenté du 28 septembre au 2 octobre à l’Opéra national de Lorraine, Nancy