Mini-pinces papillons, baskets compensées et pantalon à pattes d’eph’ : avec son allure d’influenceuse Instagram, Lisaboa Houbrechts laisse peu deviner sa passion pour l’histoire et la musique baroque. Après 1095 (2017), plongée dans les croisades, et une adaptation du Hamlet (2018) de Shakespeare, la jeune metteuse en scène précise son esthétique et s’attaque cette fois directement à son propre héritage flamand. À partir du tableau Margot la folle de Pieter Bruegel, la dernière création de l’artiste belge embarque tout l’espace de la salle dans une croisade polyphonique contre les assignations de genre et les oublis historiques, de l’évincement des guerrières antiques à l’avènement du monothéisme chrétien.
Vous êtes née en 1992, pourquoi avoir décidé de travailler sur Bruegel, un peintre classique flamand du XVIe siècle ?
Comme Hamlet, Bruegel était surtout un prétexte. Quand j’ai commencé à écrire la pièce il y a deux ans, je réfléchissais à une manière de faire le pont entre le passé et le présent. Je venais de rencontrer la cinéaste Rand Abou Fakher - comédienne dans Bruegel -, qui m’avait parlé de son histoire personnelle, sa venue à Bruxelles depuis Damas, la flûte qu’elle avait perdue dans l’exil. Dans le même temps, j’étais fascinée par Margot la folle, un tableau de Bruegel l’Ancien, qui parle d’une femme qui cherche à sauver les objets de la destruction. Cette œuvre m'a inspiré l'idée d'un voyage dans le passé à la recherche des objets historiques perdus, et ce mouvement était pour moi plus puissant, plus intéressant, que la seule anecdote du peintre vivant dans un temps spécifique. Tout cela m’intéresse énormément, et c’est déjà ce que j’ai voulu faire dans Hamlet en abordant l’histoire du point de vue de la mère, Gertrude.
Le personnage de Margot la Folle reste définitivement « l’autre femme », sans jamais que son statut ne soit clairement défini…
Margot la Folle est là pour entrer en contact avec les femmes des autres temps, telles Athéna ou la Vierge Marie, et pour défendre les combats qu’elles ont perdu. Elle s’interroge sur la manière dont ses prédécesseuses ce sont imposées, puis ont été progressivement évincées du récit historique. Elle est d’abord très seule dans sa bataille et doute de sa légitimité à la mener. Elle est qualifiée d’« hommasse » par ses contemporains. Mais dans le même temps, elle n’arrive pas elle-même à se considérer comme femme : elle navigue dans l’indéfinition, entre la transidentité, la fluidité de genre, et la féminité, et c’est là son secret, son traumatisme. Finalement, après son long périple à travers le temps, et après avoir ramené tout un tas d’objets du passé, elle devient une sorte d’icône et trouve une audience. Elle est désormais intégrée à la société, mais ne peut plus se déplacer seule. Au-delà de la notion de la féminité, il est surtout question ici de fluidité, et de la possibilité de se déplacer, au sens large. Margot la Folle représente plein de choses différentes, et non pas une chose clairement définissable.
Craignez-vous, à l’instar de Margot la Folle, que votre démarche soit réduite à sa dimension féministe ?
Je crois qu’il faut être extrêmement prudent avec cette sorte de hype autour du féminisme, des féminités et des identités de genre. Mettre en lumière des perspectives oubliées, c’est tendance : je pense aussi que c’est une nécessité, mais à condition de garder une approche critique. J’ai créé ce spectacle pour faire exister des nuances, pour mettre en crise la figure de Margot la Folle sur scène. Maintenant, tout le monde me dit que je suis une metteuse en scène très féministe. L’idée ne me gêne pas en soi, puisque je soutiens la lutte féministe, mais je sais simplement que ça ne caractérise pas mon travail. Après, si on vient me le dire directement, ça peut ouvrir des dialogues. En cela, on revient peut-être, comme pour la notion de politique, à une définition première du féminisme : comment faire pour fonctionner ensemble correctement ?
La musique tient un rôle central dans Bruegel. Comment l’avez-vous intégrée dans l’écriture de la pièce ?
J’avais été très marquée par ma participation à Requiem for L. d’Alain Platel et Fabrizio Cassol, qui est une adaptation de l’œuvre de Mozart, mais interprétée par douze musiciens noirs du monde entier. Le requiem parle de la mort, mais par le travail d’adaptation et l’apport personnel de chacun des musiciens, la pièce ouvre à d’autres traditions musicales et culturelles et gagne finalement une dimension beaucoup plus politique et rituelle.
Je commençais aussi à me sentir oppressée par l’usage de la musique contemporaine dans le théâtre, ce côté intermède : on arrête le temps, on balance une jolie musique, une jolie danse, et on reprend. Je préfère que la musique prenne directement part à la construction dramatique de la pièce plutôt qu’elle soit juste là pour créer un petit moment de danse sympa. Pour la scène d’ouverture, par exemple, Mostafa Taleb chante avec l'ensemble polyphonique Harmonia Sacra un poème issu du répertoire classique iranien. L’instrument dont il joue ensuite, le kamancheh, est d’ailleurs hérité de la même tradition.
Il est aussi beaucoup question de la frontière entre la scène et le public. Pourquoi avoir ouvert l’espace de jeu à toute la salle ?
C’est lié à la tradition polyphonique, qui repose sur toute une architecture de l’espace créée par la voix : il y avait souvent des gens en coulisses, éloignés ou au contraire très proches, pour créer des échos. C’est la structure du chant qui a défini celle de la pièce et le placement de chacun dans l’espace. J’aime cette idée d’être installée quelque part, assise dans ma chaise et dans le noir, et d’être libre de voyager à travers une histoire. Ici, le spectateur est assis, immobile, mais disposé à s’engager dans l’action, sans avoir à bouger, ou vivre directement l’histoire.
L’histoire semble être un ami ambigü pour vous. C’est un allié précieux pour déconstruire des systèmes de dominations, mais vous semblez aussi tenir aux potentialités imaginatives des parts d’ombres.
C’est la question de savoir comment l’histoire nous parvient, et comment elle a été manipulée. Et en cela, c’est très proche de la problématique du théâtre. Dans les deux cas, il s’agit de la construction d’une fiction. L’histoire est un récit que l’on invente collectivement. Ce récit, cette frise chronologique est un gros mensonge : c’est l’histoire des conquêtes et des gagnants. C’est là que le théâtre a un rôle à jouer : faire appel à l’imagination et redonner une place à la perspective des perdants.
Propos recueillis par Agnès Dopff
> Bruegel, de Lisaboa Houbrechts du 23 au 25 juin à La Villette, Paris
> Pépé Chat, de Lisaboa Houbrechts du 16 au 18 mars à la MC93, Bobigny