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Les Forteresses se base sur des entretiens réalisés avec votre mère et vos tantes, retraçant leur enfance, leurs mariages, leurs exils pour certaines. Peu à peu, leurs témoignages se mêlent et glissent vers le conte. Comment avez-vous travaillé cette matière documentaire ?


Ma volonté était de donner une portée universelle à ces destins individuels, en alternant les voix jusqu’à ne plus les distinguer. Chaque texte aborde un aspect de leur vécu : l’éducation, la petite enfance, l’échec de la révolution, les mariages, la reconstruction, l’impossibilité de mener la vie que l’on souhaite… Par exemple, ma mère a connu les violences conjugales, mais seule ma tante en parle dans la pièce. Ce qui est occulté est aussi important que ce qui apparait et en raconte tout autant. À un moment donné, ma tante Shady m’a avoué – et c’est de cette phrase que la pièce tire son titre - : « J’aimerais pouvoir tout te raconter, Gurshad. Il y a des choses qui me hantent et dont je ne peux absolument pas parler. Mon cœur est une forteresse de larmes. Je ne peux pas l’ouvrir. »


Est-ce dans le choix de ces silences que la justesse s’est trouvée ? Ces histoires sont émaillées de violences, mais livrées avec pudeur. 


L’absence d’emphase, de jugement, les ellipses, qu’elles soient temporelles ou émotionnelles, participent à cette impression de pudeur. Je raconte, mais je ne commente presque pas – par exemple, il n’y a que peu d’adjectifs dans le texte. Je travaille davantage avec des images, que je monte, recadre, séquence, comme si le texte était un film. J’oriente le regard ou l’oreille du spectateur en lui laissant assez d’espace pour se projeter et se mettre, instinctivement, à la place du ou de la protagoniste.


Visez-vous une forme de neutralité ?


Non ! Je suis absolument subjectif. Je ne crois pas en la neutralité en art. L’art et la distance sont absolument antinomiques pour moi. C’est précisément ce qui différencie ma démarche de celle d’un.e journaliste par exemple. Je ne cherche ni à être objectif ni à être exhaustif. C’est par l’assemblage des fragments, selon un angle de vue très orienté, que la pièce se construit.


Était-ce important que cette histoire soit racontée par trois femmes ?


Avant tout, c’est moi qui la raconte (rires). Ce sont leurs histoires, mais elles passent par mon filtre, c’est ma voix qui est sur scène. La pièce est axée autour des femmes de ma famille, alors qu’il s’agit d’une fratrie de sept. Étant plus proche de mes tantes que de mes oncles,  j’ai laissé de côté les hommes. Ils ont pourtant des parcours intéressants – deux de mes oncles ont connu les tranchées pendant la guerre entre l’Irak et l’Iran – mais ni l’un ni l’autre n’en parle jamais.


Quant à ma mère et mes tantes, dans l’absolu, elles n’ont pas besoin de moi pour faire entendre leur voix. Les femmes savent en général très bien se défendre et mener leur combat. Je n’ai pas la prétention d’apporter une quelconque pierre au combat féministe : je fais un spectacle, mon spectacle. Seulement, il se trouve que dans ce spectacle, toutes les femmes ont une identité, une histoire, des ambitions, et qu’aucun des protagonistes masculins n’a de prénom. Ils ne sont que des fonctions et des freins. Ils sont quelques-uns à avoir joué un rôle positif dans la vie de ces femmes, mais la plupart des hommes – les maris, les frères, les oncles, les miliciens – ont surtout été des obstacles.


Votre mère et vos tantes sont physiquement présentes sur scène, mais ce sont des comédiennes qui racontent leurs histoires. Pourquoi ?


Outre la barrière de la langue, je trouve qu’il y a une pauvreté dans l’incarnation de plain-pied. Il n’y a jamais d’adéquation entre les voix et les corps dans mes spectacles, parce que selon moi, cela ferme l’imaginaire. Dans la séparation en revanche, une brèche se créé dans laquelle le spectateur va pouvoir se glisser et se balader : il n’est pas en train d’écouter l’histoire d’une personne, mais d’écouter une histoire et de regarder une image. Et entre les deux, son esprit peut vaquer. C’est important de démultiplier les signaux et les surfaces de projections, parce que ça laisse de la place au spectateur. C’est aussi la raison pour laquelle mes scènes sont éclatées et mes textes fragmentaires. Comme disait Didier-George Gabily, « une histoire que tu comprends tout de suite, c’est une histoire qui est mal racontée. »


Pourquoi était-ce important qu’elles soient quand même sur scène ?


Ça se pratique beaucoup, de récolter des histoires et de laisser les personnes concernées sur le côté. Mais si tu veux l’histoire, tu veux le corps qui va avec. C’est primordial ! Dans ma précédente pièce, Il pourra toujours dire que c’était pour l’amour du prophète, seuls quatre des témoins qui m’avaient livré leurs histoires ont pu être là, sur scène. Je n'ai pas pu tous les faire venir, parce que la plupart n’était pas libre de circuler en Europe. Rien ne peut combler cette absence-là. Je ne voulais pas reproduire ça, c’est une question d’intégrité pour moi. Ma mère et mes tantes sont à l’origine du projet, c’est leurs histoires, donc elles sont là jusqu’au bout : elles participent à la fabrication de l’objet qui les concerne et montent sur scène, où elles font d’ailleurs ce qu’elles veulent. Et je crois que ce n’est pas seulement une position éthique : cela participe aussi, selon moi, à fabriquer des objets artistiquement plus intéressants.


Les Forteresses de Gurshad Shaheman

⇢ du 22 au 25 novembre au TNB, Rennes, dans le cadre du Festival TNB