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Quand j’ai reçu ce texto – « Je suis en bas de mon immeuble comme sur un escalator » – référence explicite à la scène inaugurale de la trilogie autobiographique de Deborah Levy, je me suis rendue compte que cette auteure anglaise était devenue plus qu’une référence commune. Elle nous avait offert, à Inès et moi, une langue elliptique mais sans équivoque, pour parler des choses que l’on avait appris à taire, de ce qui nous traversait et que nous ne comprenions pas, comme des situations dont nous ne savions plus parler calmement, sans faire l’économie de poncifs théorisants. Parce qu’Inès ne parlait pas de son immeuble, ni d’escalators. Elle parlait des sanglots irrépressibles qui la rattrapaient, comme ils tenaillent la narratrice à chaque fois qu’elle emprunte les « escaliers magiques ». Elle parlait du fait, surtout, que la cause de ses pleurs lui était aussi inaccessible qu’à notre héroïne de 50 ans, en exil de sa propre vie.


A posteriori, ça m’a interloquée. Après soixante-dix ans de luttes féministes et plus de trente ans de sur-représentation de l’autofiction sur les étals des librairies, Deborah Levy n’aurait pas dû nous être aussi nécessaire. Pourquoi ce portrait impressionniste de femme par elle-même, faisant le détour par l’enfance et la recherche d’une voix à soi – Ce que je ne veux pas savoir –, avant d’emprunter les méandres de la quête post-divorce d’une vie à soi – Le coût de la vie – , nous avait alors autant bouleversées ? Vu le succès de ces deux premiers livres, couronnés du prix Femina, nous ne devions pas faire figure d’exception. Alors que sortait le troisième, État des lieux, j’ai essayé de comprendre les raisons pour lesquelles ces ovnis littéraires avaient bousculé des femmes aux trajectoires de vie aussi différentes. Certaines ont la soixantaine comme Deborah Levy, d’autres la trentaine; elles vivent à Bruxelles, Paris, ou dans le centre de la France. Elles ont eu des enfants, en ont adopté, espèrent en avoir. Ou non. Certaines se sont séparées mais n’ont pas encore retrouvé une forme d’amour qui leur convienne, d’autres fêtent leurs trente ans de mariage ou se demandent si elles doivent vraiment se précipiter bille en tête dans une vie de couple qui les attire autant qu’elle les effraie. Elles ont toutes été happées par ces textes, quoique pas forcément pour les mêmes raisons.


« Parler de notre vie comme bon nous semble est une liberté que, dans l’ensemble, on choisit de ne pas prendre, mais j’avais l’impression que les mots qu’elle voulait prononcer étaient pleins de vitalité, aussi mystérieux pour elle que pour les autres. » Deborah Levy, Le coût de la vie


À ton image


Il n’a jamais fallu très longtemps pour que la conversation prenne la tangente. Mes interlocutrices évoquaient la subtilité de l’écriture de Deborah Levy, son épure grave mais perlée d’humour, son sens du rythme; et de glissements en glissements, elles en venaient à me partager leurs réflexions sur leur propre existence. Voici peut-être le premier secret de ces livres: ils sont suffisamment troués pour que chacun y débusque une part de soi. À plusieurs reprises, Aude s’est rendue compte, en tournant une page, que si ses yeux défilaient machinalement, elle ne lisait plus : « Ça m’évoquait des souvenirs, je faisais des rapprochements et commençais à philosopher sur ma vie. » La phrase « je suis seule mais je suis libre » continue de l’accompagner. « En tant que jeune mère célibataire, j’ai toujours couru après l’amour. On dit que le bonheur est fait pour être partagé, alors je cherchais dans le couple un cadre de vie et une figure de père pour mon enfant. Mais ces histoires d’amour ne me rendaient pas heureuse, alors à quoi bon ? Où je me place moi, en tant que femme, en tant que mère, en tant que maîtresse ? Peut-être que ça fait beaucoup, les trois à la fois. J’aimerais prendre le temps, comme elle le fait, non pas seulement de me reconstruire mais de me construire. »


Frédérique n’a pas divorcé, mais cela ne l’a pas empêchée de s’identifier parfaitement à la narratrice. Elle a connu une crise elle aussi, à l’occasion d’un autre événement majeur : le départ de ses enfants. « On fait beaucoup de choses pour eux et quand ils partent... on se rend compte du vide. Et on remet un peu en question sa vie de femme. J’ai eu besoin d’exister en faisant des choses qui m’étaient propres. Elle s’est mise à écrire, moi à la sculpture. Le foyer est une très belle chose, mais ce n’est pas suffisant. » Aujourd’hui, à 61 ans, Frédérique expose dans quatre galeries différentes et se sent épanouie dans sa vie sociale. Le témoignage de Deborah Levy lui a permis de solder ses derniers résidus de culpabilité. « Avec son humour, elle dédramatise beaucoup les choses et elle nous permet de réaliser que nous ne sommes pas seules. Finalement, c’était normal d’éprouver ces sentiments », conclut-elle dans un rire cristallin. Grâce au groupe de lecture qu’elles partagent, Catherine a lu à son tour les deux livres. Prochainement à la retraite, elle s’est davantage retrouvée dans les conditions matérielles post-séparation décrites par l’auteure. Bien que mariée, Catherine était celle qui gagnait l’argent du ménage, une situation rare pour les femmes de sa génération. Elle sait ce que c’est, de travailler tout en élevant des enfants, de « devoir jongler entre tout ça, courir après l’argent tout le temps ».


La mémoire d’Agathe s’arrime à d’autres scènes où la violence des rapports hommes-femmes est exposée dans sa cruelle banalité. « Elle a une manière très fine et immédiate, presque furtive, de décrire ces moments où les hommes qui l’entourent révèlent à quel point ils sont emprunts de sexisme : ah, tiens, encore une fois, il n’a pas prononcé le nom de sa femme, et puis là, cette manière de ne pas laisser la place, de vouloir parler que de soi. Jamais, pourtant, elle ne fait d’eux des statues du patriarcat. Juste des individus traversés par des choses qui nous traversent tous. » Si Ce que je ne veux pas savoir est venu « titiller et réveiller des vieilles blessures » en Raissa, c’est en tant que femme noire. Comme la narratrice, elle a vécu un temps en Afrique du Sud lorsqu’elle était enfant. L’apartheid venait de s’achever, pas la violence. « Le racisme n’est plus écrit dans la loi, mais ça continue tous les jours, tout le temps. Même ici, en Belgique. » Que l’on réduise ce livre à sa dimension féministe l’agace profondément. « L’existence de ceux qui n’entrent pas dans le cadre de l’hétéronormativité blanche et du patriarcat est d’office politique. On n’a pas le choix d’être féministe ou anti-raciste dans un monde comme le nôtre, ça nous est imposé. On devrait plutôt nommer ce qui n’est pas féministe, pas antiraciste, pas politique. » Lorsqu’elle évoque la lucidité du regard de Deborah Levy enfant, un trouble s’installe, comme si elle parlait aussi d’elle-même. « L’incarcération de son père [militant de l’ANC - Nda] vient accroître son hypersensibilité. Après ça, tu ne peux plus être une enfant comme les autres, avec la naïveté, l’innocence, la candeur. Il y a quelque chose de déviérgé chez toi. Et je pense que sa façon d’observer les gens et les événements, presque de les disséquer, est une forme d’hyper-vigilance : c’est pour les empêcher de lui foncer dessus. Bizarrement, adulte, elle refoule. Parce qu’elle ne sait plus nommer ce qui la fait pleurer, elle ne sait plus dire ce qui la violente.  »

 


Femmes entre elles


« Ma fille et ses copines ont mis la table. Elles portaient de grandes boucles d’oreilles créoles et du gloss sur les lèvres. La vie les rendait folles et elles étaient folles de la vie. Leur conversation était intéressante, intelligente et hilarante. Je me suis dit qu’elles pourraient sauver le monde. »

Deborah Levy, Le coût de la vie


En finissant Le coût de la vie, Léah a eu envie d’en parler avec sa mère. « Lui offrir le bouquin serait une manière de lui dire: je t’ai compris. » De ce récit, « qui fait un petit effet auto-psychanalyse », elle retient surtout la relation filiale et le chemin de réconciliation qu’elle est fière d’avoir récemment achevé elle aussi. « Enfant, je jugeais beaucoup ma mère. Je me disais qu’on avait été son excuse pour arrêter de bosser, qu’elle n’en avait rien fait pour elle, de cette liberté, qu’elle avait simplement vécu à travers nous. C’est beaucoup de responsabilité, pour un enfant, de croire que le bonheur de sa mère repose sur ses épaules. » Aurore ne peut plus discuter avec la sienne, si ce n’est en pensée. Et au fil des pages, sa lecture s’est muée en dialogue. « J’avais l’impression d’écouter une amie de ma mère, une femme d’âge mûr qui aurait été dans une relation de transmission avec moi, d’expériences vécues mais aussi littéraires. Ça donne envie de continuer le travail que la narratrice fait pour “s’entourer”. »


Le deuxième secret de cette autobiographie est qu’il n’offre pas seulement un miroir: il déclenche le désir de poursuivre la conversation. Avec « nos » femmes comme avec celles que l’auteure invite dans ses pages, citant longuement celles qui l’ont nourrie. Aude a recommandé ces livres dans son émission de radio féministe, Raissa a « saoulé tout le monde » avec Ce que je ne veux pas savoir. Agathe l’a offert trois fois; Le coût de la vie, quatre. Si elle a incité son copain à le lire, cela ne lui a pas traversé l’esprit d’en faire de même avec son père. « Je ne sais pas qui a dit cette phrase, mais je la trouve très juste: la lecture est une solitude peuplée. J’aime quand un auteur m’invite dans son monde de lecteur. C’est comme si tu arrivais dans une maison et qu’à chaque fois que tu ouvrais une porte, il y avait quelqu’un de super à rencontrer. » Après coup, elle a eu envie de se replonger dans Marguerite Duras, de découvrir Emily Dickinson et James Baldwin.


« Face à ma bibliothèque, j’ai réalisé que les écrivaines, il fallait que j’aille les chercher, parce qu’au début, elles ne te sont pas servies sur un plateau. » Agathe était déjà dans une période où son attention était concentrée sur les auteures femmes - Annie Ernaux, Constance Debré, Leslie Kaplan, Goliarda Sapienza. « J’apprends des choses et je repère des finesses quand je lis Houellebecq – c’est une caricature, certes – mais je n’en ferais pas quelqu’un avec qui je peux dialoguer quand je me sens un peu étouffée. Emmanuel Carrère, pareil : face à certains fragments, je me dis “mais merde!” Y’a un truc qui me violente un peu, en tant que femme, dans cette réjouissance de soi à être ouvertement machiste. » Aurore en a profité pour relire Une chambre à soi de Virginia Woolf, qu’elle avait déjà lu à l’adolescence. « À l’époque je m’étais dit que c’était cool et super bien écrit, mais je n’en avais pas fait un très grand cas. Cette fois, ça m’a bouleversée. Je me suis dit que c’était révolutionnaire, qu’elle était drôle et brillante et qu’on avait besoin de ça, de cette force-là, de cette écriture-là. C’est important. À 17 ans je ne m’étais pas dit que c’était important. Zola c’était important. On n’arrêtait pas de nous dire que c’était important. »


« La politique avait réussi à se frayer un chemin jusque dans les pamplemousses et le fait de se tenir par la main. J’en avais marre de la politique et j’étais pressée d’avoir l’âge où je pourrais allumer une cigarette, faire des ronds de fumée dans l’air qui sentait le riz et passer le petit doigt sous la manchette de chemise d’un homme séduisant. » Deborah Levy, Ce que je ne veux pas savoir


Tu ne seras pas une femme sacrifiée, ma fille


Nous avons besoin les unes des autres, d’alliés inédits et de familles réinventées, Aude en est persuadée. Elle a été très attentive à la manière dont la narratrice tisse de nouveaux liens à la suite de son divorce, sans doute parce qu’elle a réussi à le faire, en élevant son fils avec une amie, également mère célibataire ; à la sororité dont l’auteure fait preuve, aussi, en ne jugeant jamais les autres femmes, ni leurs choix. « Je l’imagine prendre une espèce de grosse couette et rassembler ses poussins en disant : “Je vous aime les filles, toutes, et je suis dans votre camp.” », s’amuse Aurore. Malgré leur incurable violence de classe, même les mères à la sortie de l’école emportent la compassion de Deborah Levy, qui les perçoit comme des « prisonnières politiques ». Léah se souvient surtout de la cousine de la narratrice, probablement parce que – et elle se marre – elle avait elle-même « une vision un peu terre à terre de ce que c’était une femme libre » : avoir son permis. « C’est la nana la plus féministe de son entourage, elle fume, conduit, a une relation avec un mec qui défie l’apartheid. Et pourtant, c’est une Barbie ! »


Et voici peut-être un troisième secret : si Deborah Levy appelle de ses vœux l’avènement de « nouveaux personnages principaux possédant d’autres talents », elle nous laisse le soin de définir celui que l’on souhaiterait devenir. Aude s’en réfère à Fifi Brindacier, à sa malice et à ses super pouvoirs. Aurore, elle, cite la chanson d’Anne Sylvestre : « J’aime les gens qui doutent. Ceux qui ont trop d’assurance, je les admire, évidemment, mais je suis plus émue par les Deborah Levy, les êtres pétris de questions, capables de raconter avec humour et simplicité qu’ils ont débarqué en réunion avec des feuilles dans les cheveux. Bien sûr qu’on a aussi besoin de modèles de femmes fortes, mais on ne peut pas vivre avec cette charge, constante, de devoir être aussi courageuse, si ce n’est plus, que les hommes. Peut-être qu’on l’est déjà d’ailleurs. C’est une force immense de s’avouer que l’on doute. » Catherine, elle, a trouvé que l’auteure en faisait quand même un peu trop. « Elle se crée des problèmes liés à un féminisme qui n’est plus tellement adapté. Elle se complique la vie en se posant trop de questions, à mon avis c’est une perte de temps. Mais elle est si attachante et intéressante qu’on lui pardonne ! » Elle, préfère les « femmes puissantes » et se dit féministe « dans le sens où [elle est] vraiment fière des femmes qui ont réussi. »


Il est précieux, pour Agathe, qu’une femme puisse raconter noir sur blanc qu’elle s’est sacrifiée, qu’elle expose le coût de la maternité et de la féminité sans compter les points ni accuser son mari ou « le système », sans honte, amertume, regret ou rancœur. Elle s’interroge peut-être sur le caractère intellectuel et bourgeois de ce féminisme réconcilié. « Je me demande si certaines femmes ont refermé ce livre en se disant qu’elles avaient la place de quitter leur mariage elles aussi. Deborah Levy le dit: elle était quand même très armée. Et je ne suis pas sûre que son livre soit suffisant à donner ce souffle-là. » Léah ajoute, plus dure : « Faire de sa vie un roman est une légèreté uniquement offerte à des gens d’un certain milieu social. Elle donne l’espoir et la force de croire que le chaos c’est cool. Mais je suis ressortie avec plus de bienveillance que d’outils. » Avoir besoin d’armes ou de dédramatiser ? Être d’un côté ou de l’autre de cette ligne de crête se joue aussi à autre chose : ce n’est pas pareil d’essayer d’éviter à tout prix le drame qui se profile que de tenter de faire la paix avec ceux qui se sont déjà produits.

 


> Ce que je ne veux pas savoir, Éditions du Sous-sol, août 2020

Le coût de la vie, Éditions du Sous-sol, août 2020

> État des lieux, Éditions du Sous-sol, octobre 2021


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