CHARGEMENT...

spinner

Entretien extrait du Mouvement N°117


Dans « L’Exhumation d’Angelita », la nouvelle qui ouvre votre dernier livre, une jeune femme déterre le squelette de sa grand-tante, morte enfant, qui ne la quittera plus. En Argentine, le motif des morts sans sépulture renvoie directement aux victimes de la dictature. Vous êtes née en 1973, trois ans avant le coup d’État de la junte militaire. Comment la dictature argentine a-t-elle marqué votre enfance ?


La dictature était à la fois traumatique et en même temps complètement normale. Je m’explique : je savais qu’il se passait quelque chose d’horrible, car mes parents en parlaient entre eux et m’interdisaient scrupuleusement de répéter leurs conversations à l’extérieur de la maison. À l’époque, ils disaient : « Ils ont emmené quelqu’un. » Avec le temps, ces « quelques-uns » sont devenus « les disparus ». Le terme s’est institutionnalisé. Au début, on ne disait pas non plus « séquestrés », parce qu’on ne savait pas. C’était « Ils ont emmené Untel... ». Je me souviens de la manière dont cette phrase résonnait en moi. Comment ça, emmené ? Par qui ? Où ça ? Il y avait là-dedans une dimension fantastique, inexpliquée, sinistre. Par la suite, parler devenait trop dangereux, même pour eux qui n’étaient pas militants. À partir de là, ils n’ont plus rien dit. Cette chape de silence a fini par m’isoler : à l’école, dans le voisinage, je ne savais pas à qui je pouvais faire confiance. La sociabilité était une menace. Je me suis réfugiée dans les livres et dans la musique.



Ces silences ont-ils influencé votre littérature ?


Oui, mais la suite aussi : les années 1980, post-dictature, ont été des années de surinformation quasi pornographique sur le sort des disparus. Je me souviens de récits détaillés sur comment on torturait des femmes enceintes, comment on leur cachait les yeux et comment leurs yeux moisissaient derrière les bandages, comment on jetait les cadavres dans la mer... Le premier texte d’horreur que j’ai lu dans ma vie, c’est le rapport de la Commission des droits de l’homme qui a permis de juger les dictateurs responsables de ces atrocités. C’était gore, croyez-moi. 



Il y a aussi les 500 bébés volés par les militaires pour être placés en adoption. Leur existence hante à la fois la société argentine et certains de vos textes.


Cette idée nous obsédait tous. Il arrivait toujours un moment où vous ne saviez plus si la personne à qui vous parliez était bien celle qu’elle pensait être. Je me souviens avoir passé des nuits entières à épier les conversations de mes parents. Est-ce qu’ils parlaient de mes origines, de mon adoption ? Bon, pour ma part, je ressemble comme deux gouttes d’eau à ma mère, donc le problème était réglé de ce côté-là. Mais ça m’a poursuivi longtemps. Jeune adulte, j’ai suivi une thérapie de groupe pour soigner mes addictions. J’y ai rencontré une jeune femme persuadée d’être adoptée car son père était militaire. Elle fouillait sa maison à la recherche de photos de sa mère enceinte ou d’elle bébé. Elle ne trouvait rien. Elle a fini par faire un test ADN : elle était bien la fille de ses parents. Pour vous dire à quel point ce fantasme était présent. J’ai aussi des amis dont les parents ont disparu. Aucun doute sur le fait qu’ils soient morts, mais les corps n’ont jamais réapparu. Eh bien, leurs enfants ont parfois l’impression de les croiser dans les transports publics, de les entendre errer la nuit dans la maison. Ils les voient jeunes : c’est devenu des fantômes. Alors oui, j’imagine que tout cela alimente mes histoires.



Les dictatures passent aussi par la manipulation du langage. Ces opérations de falsification par le discours ont nourri votre travail ?


La manipulation avait lieu des deux côtés. Chez les militaires pour la propagande et chez les militants pour survivre. Les centres de torture, on les a appelés « centres de détention clandestins ». Après coup. Mais à l’époque, à Buenos Aires, on parlait de « Automotores Orletti ». Pourquoi ? Parce que c’était un garage automobile. Quand on dit Automotores Orletti, ça paraît neutre. Mais pour moi, c’est sinistre. Idem pour « la escuelita » ou le puits de Banfield. Il y en avait plein. Pour moi, c’est une évidence que certains mots peuvent désigner une chose mais en signifier complètement une autre. J’ai toujours eu conscience que le langage était manipulable, et manipulé.



Au début des années 1990, vous rejoignez la scène punk. Était-ce en réaction aux années de dictature ?


Oui, mais pas seulement. Le premier gouvernement démocratique post-dictature commence dans l’optimisme, et se termine par un désastre économique absolu. Coupures d’électricité pendant des mois, inflation de 1 000 % par jour, élections anticipées. Nos parents étaient déprimés par la situation. Ils n’avaient pas de boulot mais n’étaient jamais là, occupés à chercher de l’argent. Pour nous, les jeunes, les promesses n’étaient pas tenues : on nous dit que ça va aller mieux, et puis non. On est seuls à la maison, on peut faire ce qu’on veut, et on fait n’importe quoi. La sortie de l’autoritarisme s’est faite très violemment. Ceux qui étaient ados pendant la dictature ont été les moteurs d’un underground surpuissant, un peu comme en Espagne dans les années 1980.





Justement, l’adolescence est centrale dans Les Dangers de fumer au lit. Qu’est-ce qui vous fascine dans cet âge de la vie ?


L’adolescence m’intéresse chez les jeunes femmes en particulier. Elles sont très mystérieuses, puissantes et vulnérables à la fois, mais elles l’ignorent. Il y a quelque chose en elles qui me rappelle les sociétés secrètes. Leurs réunions, leurs rituels, leurs styles. Leur fascination pour la nuit, le sexe, le toxique. En général, elles sont stigmatisées et dépréciées. Elles vivent tout plus fort. Je ne dis pas que ça n’arrive qu’aux filles, mais ce sont elles qui m’intéressent. Ça me rappelle ma propre adolescence et la peur que nos parents avaient pour nous, une peur antique.



Ces jeunes femmes, ce sont celles qu’on a pu voir dans les manifestations pour le droit à l’avortement.


Oui, et ce sont elles aussi qui sortent pour les rassemblements Ni una menos (« Pas une de moins ») contre les féminicides. Quand j’avais leur âge, le 8 mars, on était dix. On organisait des concerts de punk avec 25 groupes de filles et une quinzaine de femmes dans le public. On se sentait seules. Ça a changé. Je me souviens d’un groupe punk féminin qui avait sorti un EP intitulé L’avortement illégal assassine ma liberté et l’avait présenté au Cemento, un club mythique de Buenos Aires. Les hommes étaient très remontés. Des punks ! Ils disaient: « Aucun problème pour mettre des femmes sur scène, mais l’avortement, il faut penser à l’homme, au père... » Hyper conservateurs ! Des mecs avec des crêtes et la gueule couverte de piercings.



Comment l’expliquez-vous ?


C’est plus complexe que le patriarcat. Vous avez beau être libéral ou gay, la virilité reste un principe primordial. C’est une question identitaire qui s’articule au machisme sud-américain. Ces jours-ci, on parle beaucoup de Shakira qui attaque son ex-mari, le footballeur Gerard Piqué, dans une chanson. La critique la plus récurrente que je lis vient d’hommes qui lui reprochent de faire du tort à ses enfants. Qu’est ce que ça peut leur foutre ? Quel est le rapport ? Shakira doit surveiller ses actes pour protéger ses enfants, mais Piqué pas du tout. C’est frappant. Et ce n’est pas à cause du football ou que sais- je encore. C’est une question d’identité. En Amérique latine, beaucoup de pays sont pauvres avec peu de perspectives d’avenir. Les hommes n’arrivent pas à subvenir aux besoins économiques de leurs foyers donc ils s’accrochent aux attributs de leur masculinité et ça les rend très machistes. Personnellement, je me considère comme féministe mais je refuse de me désintéresser des hommes. Ils existent. Certains d’entre eux nous plaisent et nous aimerions bien être en couple avec. Pour que ces relations soient possibles, il faut penser leur situation. Car toutes les femmes ne sont pas destinées à aimer en dehors du carcan hétéro, surtout dans notre pays où les structures, en particulier l’économie, sont très traditionnelles. Être queer, ce n’est pas donné à tout le monde.



Dans vos nouvelles, l’intégrité physique des personnages féminins est souvent mise à mal, par elles-mêmes ou par d’autres. Y a-t-il une continuité entre les disparus de la dictature et les femmes qui disparaissent tous les jours en Argentine, victimes de traite humaine ou de féminicides ?


Prenez la ville de Ciudad Juárez au Mexique. Plus de 1 400 femmes tuées en vingt ans, et dieu sait combien de disparues. Pourtant, ces chiffres font partie du paysage, on s’y habitue. En Amérique latine, les systèmes judiciaires sont très corrompus, ou très pauvres, ce qui les rend inefficaces. Dysfonctionnels. Si tu fais disparaître un corps que tu as tué, le plus probable est que ça reste sans suite. Du fantasme à la réalité, il y a gens qui sont allés déterrer une photo de 1986, l’année où Maradona gagne le Mondial au Mexique. Sur cette image, Diego tient la coupe d’une main et salue le public de l’autre. Un de ses doigts pointe vers le drapeau du Qatar. Il existe 200 photos de Maradona à ce moment là... mais une seule dans cette position précise. On l’a retrouvée dans tous les journaux. C’était la prémonition de notre victoire. Oh, et en 1986, on avait gagné l’Oscar du meilleur film étranger. Cette année encore, on est sélectionnés, pour un film qui parle à nouveau de la dictature. Autant vous dire que de nombreuses personnes y voient un signe...



C’était une des premières fois que l’on voyait autant de femmes exprimer leur passion pour le football.


Le football a longtemps été la chasse gardée des hommes, mais elles ont tapé du poing sur la table pour avoir leur part du gâteau. J’ai trouvé ça extraordinaire. Et je crois que Messi leur a permis d’aimer un joueur qui a l’air d’être un type correct. Maradona, je l’adore, mais c’était une bête monstrueuse, avec ses 17 enfants, ses maîtresses à la pelle et ses milliers de kilos de cocaïne. Il n’avait pas de limite. Et puis, il ne faut pas oublier que le football est le seul lieu d’espoir des Argentins, hommes et femmes confondus. Tout le reste est désastreux. Ceci explique la folie qu’on a vu exploser pendant cette Coupe du monde. Cinq millions de personnes dans la rue, c’est un festival de bourrés, de sexisme, de racisme, de joie, d’insultes... Tout vient ensemble, le bien et le mal mélangés, les câlins et les violences. Tout est disproportionné, comme dans un carnaval antique, qui fait ressortir le meilleur et le pire de l’être humain.



Où étiez-vous pendant la finale ?


Vous savez, j’étais certaine qu’on gagnerait. Mais si on avait perdu, la dépression collective aurait été si forte... Je ne voulais pas être sur place, je n’avais pas le courage d’assister à ça. Mon mari est australien, j’étais avec lui en Australie. Je regardais le match à la télé, mais le son venait de mon ordinateur branché sur une radio argentine. Je voulais entendre les commentateurs argentins pleurer en direct, pas comme les Australiens qui ne comprennent rien à cette passion ! J’avais bricolé un autel avec la photo de Maradona et une bougie que j’ai galéré à trouver. Il n’y a pas de coupure de courant en Australie, donc pour trouver une bougie, j’ai dû aller dans une boutique ésotérique. À 3-2 pour l’Argentine, mon mari est sorti exprimer sa joie sur le balcon. Je l’ai attrapé par le col et je l’ai engueulé : on ne fête pas une victoire avant la fin du match ! Le karma argentin est taillé pour la souffrance. Il ne faut rien fêter avant le coup de sifflet final.



Propos recueillis par Salomé Kiner



Les dangers de fumer au lit, Éditions du sous-sol, janvier 2023  

 



Lire aussi

    Chargement...