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Piero Heliczer aurait pu reprendre à son compte la maxime du héros de Melville, Bartleby : « I would prefer not to » (« Je préfèrerais ne pas »). Éternel insurgé et déserteur des circuits commerciaux – tant dans l’art que dans le cinéma -, celui qui s’exclamait « L’underground, c’est moi ! » n’a pas eu loisir de plaire au plus grand nombre, préférant réaliser des films 8mm avec sa famille d’élection et écrire des poèmes comme on jette une bouteille à la mer. C’est ce travail poétique qui fait aujourd’hui l’objet d’une réédition chez After8 Books, offrant au lecteur contemporain une langue qui affrontait le quotidien le plus prosaïque tout en empruntant sa sophistication à la Renaissance et à l’ère élisabéthaine. L’ange noir de la Beat Generation, comparse de Corso et Ginsberg, écrivait alors comme on sculpte une frise, à la jonction entre plusieurs époques. Les figures de Jean-Sébastien Bach, de Jeanne d’Arc ou du peintre Cranach s’interpellent au rythme d’une prosodie à la métrique déstructurée et à la ponctuation sacrifiée. Sans âge ni destinataire, mais dictés « selon des cercles symétriques », ces textes peuvent enfin rejoindre les plus précieuses redécouvertes de notre époque.


Né en 1937 à Rome d’une mère allemande et d’un père polonais, tous deux juifs réfugiés en Italie, ce disciple d’Artaud et de Rimbaud a quatre ans lorsqu’il tourne dans Bengasi, un film de propagande qui obtient la coupe Mussolini à la Mostra de Venise en 1942. Surnommé « Il piccolo pucci » (« Le petit ange »), le jeune prodige polyglotte apparaît par la suite dans Le voleur de bicyclette de Vittorio de Sica et attire l’attention du cinéaste Roberto Rossellini. Mais les paillettes ont un goût amer sous le régime fasciste. Dénoncés comme juifs et résistants, ses parents prennent le maquis pour échapper à la déportation. Il connaît alors l’underground, le vrai, celui des caves et des greniers, des refuges où sa famille se terre. Rattrapés par la Gestapo, sa mère en réchappe de justesse avec une balle dans la jambe tandis que son père est emprisonné avant d’être torturé à mort. Âgé de sept ans, Piero est emmené à la morgue pour identifier son corps, énucléé - un traumatisme dont il ne se remettra jamais. Contraint à la clandestinité jusqu’à l’armistice, il migre à New York en 1946 avec ce qu’il reste de sa famille polonaise. Là-bas, il reprend une vie « normale » d’adolescent. Au lycée, il se lie d’amitié avec Angus MacLise, batteur de jazz à l’érudition phénoménale et futur membre du Dream Syndicate. Ces compères des voies occultes et du nomadisme nouent alors ensemble leur destin. Pris de délires mystiques, Heliczer se met à entendre des voix, s’identifie à Jeanne d’Arc ou Sainte Thérèse d’Avila, et embrasse sa vocation d’artiste excentré.


C’est à l’université de Harvard, où il est admis en 1955 à l’âge de 16 ans, qu’il fait connaissance du poète Gregory Corso, au cœur de la nébuleuse Beat dont Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William S. Burroughs forment le noyau. Il y rencontre aussi Olivia de Haulleville, nièce d’Aldous Huxley, dont il tombe instantanément amoureux - le jeune couple passera ensemble les cinq années suivantes. Étudiant aussi brillant qu’atypique, Heliczer est renvoyé après avoir dérobé un buste de statue romaine qu’il destinait à Corso. Ce qui n’était qu’une blague potache lui vaut un premier internement et plusieurs séances d’électrochocs. Diagnostiqué schizophrène, sa traversée de l’enfer va durer un an. Peu lui chaut, en son for intérieur, ce sont les losers magnifiques qu’il révère et auxquels il s’identifie. En 1957, désargenté, il rejoint Allen Ginsberg et William S. Burroughs pendant leur séjour au Beat Hotel à Paris. Devenu une figure en vue de la bohême internationale, il fonde la Paris Filmmakers Cooperative, dédiée au cinéma underground, et parvient à monter une minuscule maison d’édition nommée the dead language, dont les publications s’arrachent aujourd’hui à prix d’or. Malgré ses difficultés économiques, son rêve prend enfin forme, mais en parallèle, la défonce tous azimuts le ravage, sa santé mentale se dégrade, et sa compagne le quitte. Il n’en poursuit pas moins son activité d’écriture, d’un lyrisme de plus en plus fragmenté et halluciné. Agrippé à ses visions mythiques, il tourne à Brighton son premier film, Autumn Feast (1961), avec l’artiste Jeff Keen. S’ensuivent plus d’une vingtaine de films artisanaux jusqu’en 1975, dont le très beau Dirt (1965), porté aux nues par Jonas Mekas. En 1963, bourlinguant entre Paris, Londres et New York, il endosse le rôle principal dans Flaming Creatures de Jack Smith, pivot du cinéma expérimental et de la culture queer, dont une projection est interrompue et une copie saisie par la police – la médiatique figure intellectuelle Susan Sontag prendra même la défense du film.


Piero Heliczer chez lui à Préaux-du-Perche en 1992. Photo : Pascal Barrier 


1965, retour à New York. Gavé d’amphétamines et de cachetons divers, le voilà qui s’engouffre avec enthousiasme dans le réseau semi-clandestin du cinéma expérimental, qu’il découvre par le biais de MacLise. Dans leur loft du Lower East Side, les deux complices diffusent les films les plus radicaux l’époque, signés Jack Smith, Tony Conrad, Ira Cohen, Barbara Rubin, Stan Brakhage, Paul Sharits, Bruce Conner, Michael Snow… Heliczer entreprend alors de réaliser une installation multimédia avant la lettre intégrant musique live, performance et expérimentations psychédéliques sur pellicule projetées à même le corps des performers. Sur scène sont réunis Lou Reed, John Cale, Sterling Morrison, Angus MacLise et lui-même au saxophone : The Launching of the Dream Weapon n’est autre que la première mouture du Velvet Underground. Le « happening rituel » tape dans l’œil de Gerard Malanga, bras droit d’Andy Warhol, qui lui ouvre les portes de la Factory. Pris sous son aile (ou, plutôt, vampirisé) par Warhol en personne, Heliczer apparaît régulièrement dans ses films et devient le pilier visuel du Velvet. Il lui est même confié le soin de filmer leur première apparition à la télévision sur CBS News, ainsi que la réalisation d’un scopitone pour le titre Venus in Furs. Simultanément, son film The Last Rites (1965) est sélectionné au New Cinema Festival de New York et subjugue le dramaturge Richard Foreman. Ce quart d’heure de gloire ne débouche néanmoins sur rien de concret, malgré son entourage prestigieux et le soutien du gratin de l’avant-garde.


En 1967, avec le maigre pécule des dommages de guerre que lui a versé l’état italien, il retourne en France, plus précisément dans le Perche, région que lui fait découvrir l’artiste autrichien Friedensreich Hundertwasser, chez lequel il séjourne un temps. Il y fait l’acquisition d’une maison, rebaptisée « Notre Dame des Friches », rustique et privée d’électricité. Il y emménage avec sa nouvelle épouse, la danseuse Patti Lee Henis, et sa kyrielle d’enfants. L’acte de filmer, comme celui d’écrire, s’inscrit malgré tout dans ce quotidien, sans le moindre intéressement financier. Pendant ce temps, le Velvet Underground, sous le management de Warhol, accède à une renommée mondiale avec son Exploding Plastic Inevitable Show, resucée cosmétique du Dream Weapon.


Pour joindre les deux bouts, Heliczer monte un micro-festival de films et de performances (où il convoque notamment le pape du pop art), dans son village de Préaux-du-Perche. Les locaux, eux, ont plutôt l’habitude de le voir prendre sa douche, nu, dans la fontaine centrale - ses parades naturistes lui vaudront d’être conspué malgré son naturel affable. Calciné par la dope et la précarité, il emboutit son second mariage, et s’isole encore davantage. Témoin de la dissolution des utopies et de l’essor de la société marchande, il ne lâche rien et persiste dans sa voie autonome et son refus de la compromission. En 1979, entre lucidité et paranoïa, il déplore dans un texte-manifeste la récupération de la contre-culture et la gentrification naissante. « Le gouvernement s’est mis à subventionner les artistes. Allen Ginsberg s’est fait kidnapper par les Tibétains, Timothy Leary par le FBI. Moi, je n’étais pas assez important à leurs yeux, ils se sont juste arrangés pour que mes copines disparaissent, sachant bien que sans copine, je suis perdu. »


Flyer du festival organisé à Préaux-du-Perche. Estate Piero Heliczer


Au fil des ans, les crises de démence le rattrapent. Il part vivre à Amsterdam sur une péniche qui se fait bientôt incendier par des vandales, plante un tournevis dans le flanc d’un quidam, se fait agresser dans une rixe de pochetrons du village, squatte le parvis de l’église de Nogent-le-Rotrou... Pour échapper à la misère, il enfourche régulièrement sa mobylette jusqu’à Paris où il revend des livres à la sauvette, dont les siens. Là-bas, la librairie Shakespeare & Co est son seul salut. Tragique karma : en juillet 1993, lors d’un de ses retours nocturnes sur la nationale, une embardée le fait dériver et il se fait percuter par un camion - il meurt sur le coup, à l’âge de 56 ans, oublié de tous. Accompagnée d’un cycle de performances, de projections et de concerts, l’exposition curatée par Sophie Vinet et Benjamin Thorel rassemble des fragments épars de son œuvre : photographies, correspondance, flyers, affiches, revues, éditions rares... Piero le fou aura peut-être enfin trouvé sa place au Panthéon des artistes maudits, plus vivant que jamais, là où « l’espérance enserre le temps ».



> Aquarium & heart / Piero Heliczer & the dead language press, une exposition proposée par Benjamin Thorel et Sophie Vinet, jusqu’au 18 décembre à Bagnoler, Bagnolet ; performance de Paul Bonnet & François Lancien-Guilberteau le 8 décembre ; projection de Flaming Creatures de Jack Smith le 14 décembre


> Piero Heliczer. Poems & Documents (traduction des poèmes par Rachel Valinsky), Éditions After 8 Books, 2021