Le cinéaste aime la vieille pierre noire et l’architecture presque stalinienne de Clermont-Ferrand : c’est là qu’il a tourné son dernier film, Viens je t’emmène. Située dans la France post-attentat, cette comédie est issue d’une sous-intrigue de son roman Rabalaïre, un thriller porno rural hanté par le doute et la mort. Encarté au Parti Communiste la moitié de sa vie, Alain Guiraudie se fout bien de la « littérature majeure» et des films pour cinéphiles qui n’ont rien à dire. Rencontre avec un non-aligné du cinéma français.
Dans vos œuvres, il est toujours question d’ancrage régional. Avec votre film Rester vertical, vous couvriez une géographie très large, qui s’étendait des Pyrénées à la Bretagne en passant par le Marais poitevin.
Sauf que c’est un territoire éclaté, totalement fantasmé. Ma vie, mon monde, c’est celui des petites villes. Celles de ma jeunesse – Villefranche-de-Rouergue et Rodez, en Aveyron – et celles où j’ai passé la majeure partie de mon existence – Gaillac, Albi. Je fais des films et des romans avec la nostalgie des années 1970, de mon enfance et de mon adolescence. Dans mon roman Rabalaïre, je cherchais à retrouver ce que j’aime dans la vie des villages. Mais c’est de l’ordre du fantasme, car ça m’emmerderait d’aller y vivre. J’adore prendre la bagnole, me barrer dans la campagne et découvrir de nouveaux mondes à deux pas de chez moi, en restant sur un triangle territorial – Montpellier, Toulouse, Clermont –, et en évitant soigneusement les villes. Clermont est la seule grande ville dans laquelle j’ai tourné et sur laquelle j’ai écrit. La plupart des gens trouvent cette ville moche parce que les maisons sont en pierre noire, avec beaucoup d’architectures grisâtres des années 1950, presque staliniennes. Alors que moi, j’adore, c’est une ville que je me suis régalé à filmer.
Vos films et vos romans jouent avec les stéréotypes pour mieux les détourner.
Si on ne s’occupe pas de questionner certains clichés, certaines évidences qui semblent tomber sous le sens, je ne sais pas qui le fera. Ça me paraît salutaire. Il y a chez moi un désir intime et une vraie affection pour le monde rural. Cette idée de sexualiser la campagne, d’érotiser les paysans difformes, les vieilles et les vieillards, j’en fais un projet politique. Ils deviennent des figures mythologiques, notamment le personnage du curé dans Rabalaïre. J’essaie de créer des ponts entre l’érotisme, la mort, le désir d’immortalité et le mythe.
Le scénario de Viens je t’emmène est issu de l’une des multiples sous-intrigues de votre dernier roman. Comment s’est articulée l’écriture du livre avec celle du scénario ?
Un roman et un scénario ne se travaillent pas de la même façon. Le film est centré sur une intrigue et un lieu, et c’est l’inverse dans le livre, j’y laisse libre cours à la digression. L’écriture littéraire est beaucoup plus fantasmatique : l’auteur et le lecteur se font leur propre film, chacun de leur côté. Alors que le cinéma, c’est le télescopage entre un idéal qu’on a en tête et sa concrétisation dans le réel : des comédiens, des décors, des contingences extérieures, la durée limitée du tournage... Le roman comble mes frustrations de cinéaste. Quand je fais un long-métrage, je serre les boulons dès l’écriture. J’ai un souci d’efficacité, aussi bien dans le scénario que dans la mise en scène ou le montage. Alors qu’un roman me permet de partir tranquillement, sans me soucier de rien. Le lecteur avance dans sa lecture tel que j’ai avancé dans l’écriture.
Pour Rabalaïre, votre écriture adopte la forme d’un flux de conscience ininterrompu, à la manière de Faulkner.
C’est justement ce que je ne peux pas faire au cinéma : être dans la tronche d’un mec, dans sa réflexion intérieure. J’ai longtemps cherché ma formule littéraire. J’ai commencé à écrire à vingt ans, mon premier roman a été publié quand j’en avais cinquante. J’en ai écrit quatre avant Ici commence la nuit. Mais je n’avais pas encore trouvé ma forme, mon style, ma musique à moi. Je ramais. J’ai même écrit des romans sous l’influence mal digérée de Céline, avec trois petits points partout ! J’ai eu aussi une période proustienne, avec des phrases à rallonge pleines de virgules et de verbes... Généralement, ça se terminait en scénario. J’étais plus à l’aise avec cette forme-là, ou avec la forme théâtrale.
Vos premiers courts-métrages sont assez théâtraux. On y déclame face caméra, presque comme dans les films de Straub et Huillet.
Complètement, oui ! C’est une forme théâtrale et frontale. L’action passe par le dialogue et dans une langue châtiée. Beaucoup de mes films pourraient s’adapter au théâtre. J’ai commencé à écrire des romans parce que le cinéma me paraissait inaccessible. Mais il y a un moment où je me suis dit : fini les conneries, tu vas te mettre au travail et écrire un truc, tu t’en fous de savoir si c’est un roman, un scénario ou une pièce de théâtre. C’est ainsi que j’ai écrit mon premier court-métrage, à 26 balais. Ça a été un grand pas dans ma vie.
Vous revendiquez un art impur, à l’abri de toute hiérarchisation culturelle.
Le jour où j’ai décidé de me foutre de la littérature majeure, j’ai effectivement commencé à avancer. Je parle avec ma langue à moi et mes influences vont d’Astérix à Dostoïevski, en passant par Céline, Proust et Bukowski. C’est un grand brassage, donc forcément, ça donne un résultat impur. Je reste attaché aussi aux auteurs occitans des années 1960-1970. L’occitan n’était même pas une langue, c’était un patois. Et quoi de plus impur qu’un patois ?
Jacques, le héros de Rabalaïre, constate qu’en vieillissant, il a changé de statut social, et il se demande s’il croit encore à la révolution. Il pense qu’on aura beau s’indigner du capitalisme, force est de constater que notre environnement s’est bâti dessus, et qu’on est bien contents d’en profiter.
Tout en ayant milité contre le système capitaliste, et ayant fondamentalement des idées communistes – jusqu’à consentir à la restriction des libertés individuelles, à condition qu’il y ait réellement l’égalité et un certain niveau de liberté –, j’ai conscience de m’être fait avoir par la société de consommation. Celle-ci crée beaucoup de frustrations, mais nous permet d’accéder à nos désirs, mine de rien. Ou en tout cas nous permet de croire qu’ils vont se réaliser. Une Coupe du monde tous les quatre ans, le Top 14 tous les week-ends, les concerts, l’opéra, un blockbuster de temps en temps... Au bout du compte, je m’en satisfais.
Vous dites que même si vous êtes réfractaire au capitalisme, toute la culture dont vous vous nourrissez en est une émanation ?
Exactement. En plus, on a le beurre et l’argent du beurre : à la fois le cinéma de divertissement et un cinéma d’auteur qui perdure. Il y a toujours des choses nouvelles à voir, même si ça devient compliqué au niveau de la distribution. Même en produisant hors des clous, je me dis que j’arriverai toujours à faire du cinéma.
En tant que cinéaste, quelle est votre position sur l’hégémonie des plateformes numériques ? Agnès Jaoui a écrit dans une tribune que les cinéastes étaient en train de devenir des employés au service de ces plateformes.
Les cinéastes qui produisent des contenus pour ces plateformes sont ceux qui le veulent bien. Si tu veux mon avis, c’est surtout l’appât du gain. Après, certains cinéastes ont le fantasme du grand public. Netflix, c’est 300 millions de spectateurs potentiels. Pour ma part, j’ai toujours fonctionné sur le même schéma : les courts-métrages, je les faisais avec des équipes bénévoles, alors que les longs-métrages, parce qu’il y a une exploitation commerciale, je veux qu’on paie correctement les équipes et qu’on me rétribue à la hauteur des moyens du film. La série est intéressante dans son format industriel, c’est-à-dire avec un staff de scénaristes et un réalisateur qui change d’un épisode à l’autre. Le showrunning, quoi ! Là, l’auteur n’est plus sur un piédestal, il s’efface derrière l’équipe.
C’est à la fois plus industriel et plus communiste.
L’auteur avec un grand A, ça a donné le meilleur comme le pire. Pour moi, les grands auteurs restent ceux qui ne le savaient pas. Alfred Hitchcock, Howard Hawks, Jean Renoir... Enfin si, Renoir a peut-être connu la période où l’on parlait d’auteurs. L’âge d’or de Hollywood a produit une foule de chefs-d’œuvre, tout en étant dans un schéma industriel, hiérarchisé et blindé de toutes parts. C’est un peu l’univers des séries : il y avait un staff de scénaristes et un réalisateur qui coachait tout ce monde-là.
La représentation crue et frontale de la sexualité est peut-être aussi un obstacle pour le spectateur lambda.
Le sexe à l’image, ça calme vite. Le porno est dans son coin, le roman est dans un autre coin, et le cinéma, encore un autre. Généralement, au cinéma, il est de bon ton de ne pas trop en montrer, il faut être dans une imagerie mignonne, jolie et romantique. C’est souvent l’amour sans le sexe. L’idée de relier les deux est au cœur de L’inconnu du lac. C’est un vrai frein à la popularité en France. Alors que les Américains, dans certaines séries, sont beaucoup plus audacieux.
Quand avez-vous décidé d’articuler le scénario de Viens je t’emmène autour d’un attentat islamiste ?
L’attentat, c’est le point de départ. J’ai commencé à écrire à l’automne 2016, après la sortie de Rester vertical. On sortait des massacres de Charlie Hebdo et du 13 novembre, c’était un gros trauma. Ça répondait à une envie de ma part de partir du quotidien, du climat politique, de la situation sociale. C’est étonnant que le cinéma n’intègre pas plus les débats qui traversent la société, sa toile de fond sociale. À part Amanda, de Mikhaël Hers, il n’y a pas eu de films sur les attentats. Et encore, si la mère était morte dans un accident de voiture, ça n’aurait pas changé grand-chose... C’est curieux comme on a du mal à intégrer ces choses-là. Même un trauma collectif comme le sida a très peu été montré au cinéma, sauf dans Les nuits fauves de Cyril Collard ou Once More de Paul Vecchiali.
Comment l’expliquez-vous ?
Dans la fiction, on a envie d’être sexy, de parler d’amour et de désir. Je regrette de ne pas faire du cinéma plus social. Je ne suis pas encore allé filmer à l’usine, ni dans un abattoir. Des cinéastes comme Pasolini, Fassbinder et Godard arrivaient à produire des envolées lyriques, tout en montrant comment on saigne un cochon ou en filmant le travail à la chaîne. Robert Guédiguian s’attaque au social, Stéphane Brizé montre le monde du travail... Mais ils ne sont pas nombreux dans la fiction.
Dans Viens je t’emmène, il y a une trame sociale dramatique – l’attentat islamiste, la prostituée qui se fait cogner par son mec, le SDF, l’émeute des dealers –, mais le ton reste proche du vaudeville.
J’assume complètement cette dimension vaudeville. J’ai beaucoup pensé à des films comme Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? ou Femmes au bord de la crise de nerfs d’Almodóvar, des comédies d’immeubles où tout se passe sur le palier. Il y a un équilibre à trouver entre légèreté et inquiétude. La vie est une comédie et une tragédie à la fois, je ne suis pas le premier ni le dernier à le dire.
Comment vous situez-vous par rapport à la nouvelle génération d’activistes LGBT+ ?
Je ne suis pas communautariste, ça m’emmerde de ne rester qu’entre homos. Quand je vais dans une boîte gay, je me dis que ce serait pas mal qu’il y ait des nanas aussi. Mais j’ai bien conscience que si de jeunes gens homosexuels éprouvent le besoin de se retrouver dans les cœurs des villes, dans des bars, c’est qu’ailleurs, ils se faisaient casser la gueule, voire virer, et qu’ils draguaient moins librement. Pour moi, le communautarisme est plutôt du côté des gens qui l’ont choisi. Du côté des riches qui vivent entre eux, bien cloîtrés derrière leurs murs, en cherchant généralement à échapper à l’impôt et en s’opposant aux hébergements de demandeurs d’asile près de chez eux. La classe supérieure mène sa propre guerre.
Vous sentez-vous toujours aussi militant ?
Mon cinéma commence là où s’arrête mon militantisme. En tant que militant, j’étais pas mal dans l’archétype. C’est très difficile d’y échapper, parce qu’il y a une rage du militantisme, on s’y met des œillères. On est un peu obligé d’en passer par là. J’ai longtemps été encarté au Parti Communiste, mais j’étais aussi dans la lutte des intermittents. Chaque fois que je militais à fond, je donnais dans les phrases toutes faites. Dans leurs luttes, les gens ont tendance à aller tout droit, et ils évoluent par la suite. Quand j’étais jeune cinéaste, j’avais aussi besoin de dogmes pour trouver ma voie.
À quels genres de dogmes faites-vous référence ?
Du genre : le plan séquence, la caméra fixe. C’était surtout pour tenir la route face au cinéma que je détestais : le cinéma sans exigence, sans point de vue. Je n’étais pas contre le cinéma mainstream, qui peut être exigeant et affirmer une vision, mais j’étais contre le cinéma du milieu. Ce cinéma mou du genou, qui n’a rien à dire. En tant que militant, je me suis coltiné ce dogmatisme au point d’être parfois plus royaliste que le roi. Alors que je ne me suis jamais investi dans les mouvements purement homos. J’étais tellement loin de Paris que je ne risquais pas de m’engager à Act Up.
Vous semblez moins démobilisé que Jacques, votre personnage principal !
J’ai tendance à soutenir les jeunes militants de L214 qui sont contre l’exploitation de l’animal. Tous les mouvements écologistes sont les bienvenus, mais Extinction Rebellion, je trouve que c’est trop consensuel, trop transversal. Pour moi, l’écologie passe avant tout par une remise en question de nos rapports économiques, de notre mode de production. Sinon, je ne vois pas trop comment on va s’en sortir. On a besoin de violence pour renverser l’ordre des choses. Même si on arrivait à imposer un nouveau système par les urnes, les classes dominantes ne nous laisseraient pas faire. Elles n’ont plus aucun problème à s’allier avec les néo-nazis ou avec l’armée, et elles enverraient les gros bras de l’extrême-droite. L’histoire l’a prouvé avec la République espagnole ou Salvador Allende. C’est pour ça que Jacques redécouvre les vertus de la dictature du prolétariat.
Propos recueillis par Julien Bécourt