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À la fin des années 1980, Leos Carax débarque dans un village de Petite Camargue pour tourner Les Amants du Pont-Neuf : un projet pharaonique, interminable, qui faillit ruiner la carrière du réalisateur. Des années plus tard, des débris de décor polluent encore le marais. Ce marais est aussi une catégorie mentale pour les habitants : un exutoire secret plein de fantômes et de fantasmes. Je dis « cinéma », tu réponds « taureaux ». Enquête incomplète et partiale sur un amour manqué.

« Regarde comme on le nourrit bien ! Il est pas maigre ! », se marre René Chalot, en désignant au fond de la cour la statue d’Henry IV sous un grand noyer. Des branches jamais taillées lui caressent le visage. Des boulettes de polystyrène tombent des entrailles du cheval. Son enveloppe en plâtre est bleuie à la peinture pour imiter la corrosion du bronze. Henry IV et son destrier sont cis dans l’arrière-cour du cinéma municipal de Lansargues, 3 000 habitants, une petite commune viticole aux traditions taurines, entre Lunel et Montpellier. Depuis quelques années, cette languette sablonneuse.


de Petite Camargue est le nouvel eldorado de l’audiovisuel français : France Télévisions tourne sa fiction quotidienne dans la ville voisine de Vendargues ; TF1 filme la sienne quelques kilomètres plus à l’Est. Mais à Lansargues, on ne veut plus jamais entendre parler de tout ça. On en a bien assez vu. Cette statue d’Henry IV, remisée discrètement à l’arrière de la salle municipale fermée depuis deux ans, est une réplique exacte de celle qui se trouve sur l’Île de la Cité, à Paris. C’est une des dernières traces de l’événement majeur qui a secoué le village entre 1988 et 1991 : le réalisateur Leos Carax s’installe à Lansargues pour tourner Les Amants du Pont-Neuf, avec Juliette Binoche et Denis Lavant. Le film a employé 400 personnes, dépassé de quatre fois son budget initial, épuisé trois producteurs. Surtout, il a sollicité la création des décors les plus chers et les plus délirants du cinéma français : Paris au milieu d’un marais. D’un point de vue technique, les décors sont sublimes. La majorité des spectateurs n’ont jamais su que ce Pont-Neuf-ci enjambait un étang artificiel près d’une colonie de flamants roses, sur le site de Tartuguière. Le film est un échec commercial. « La seule salle de cinéma qu’il ait rempli, c’est celle de Lansargues pour l’avant-première, 120 places ! » René Chalot est adjoint au maire en charge de la commission « qualité environnementale ». En attendant son rendez-vous chez le coiffeur, il serre des pognes au BBC, anciennement Bar du Bon Coin, qui a déployé son immense terrasse sur la place du village. René Chalot est très demandé en ce moment. La commune de Lansargues a un problème vieux de trente ans à résoudre : les décors de Carax n’ont jamais été nettoyés. Ils sont toujours là. Tartuguière est pollué par des tas de ferraille et des bâches bitumées. Des gros serpents prennent le soleil sur les pavés parisiens. Pour construire le Pont-Neuf, l’équipe a percé la nappe phréatique en une douzaine d’endroits, perturbant durablement l’équilibre de la zone humide. Un projet de renaturation du site, chiffré à presque un million d’euros, doit débuter fin 2021. De Lansargues à Bruxelles, tout le monde va banquer, sauf le cinoche. Juliette ? Leos… ?



Faire un film avec des Kwak

« Tous les soirs pendant trois ans, la placette était pleine, et quand ils te prenaient des bières, ils te prenaient la Kwak, là, qu’elle coûte la peau des couilles. Chez moi, personne partait sans payer, parce que j’ai dit : le jour où ils vont se barrer, ils vont rien nous dire. Et à la fin, ils sont partis comme des sauvages. » Nicole est attablée devant un demi à midi avec deux têtes blanches pas bavardes. À l’époque, c’était elle qui tenait le café du village. Son ami la reprend sur ses choix de syntaxe. Nicole lui rappelle : « Tu parlais comme ça toi aussi, avant que tu te mettes en ménage ». Le ménage forcé entre Lansargues et le cinéma parisien est, depuis le début, une histoire de méfiance et de défiance. Les intermittents du spectacle, quand ils débarquent en 1988, sont chevelus, festifs, ne ressemblent à rien. On dit qu’ils mènent une vie « communautaire » et « post-soixante-huitarde » là-bas dans les marais. Des paparazzis survolent le site en ULM pour essayer d’en savoir plus. Quand l'équipe tourne les scènes de nuit, un halo fluorescent embrase le ciel héraultais, comme on en voit parfois au-dessus des serres de l’agriculture intensive. Au BBC, les souvenirs s’effilochent. On n’est pas d’accord, on se contredit. Tout le monde cependant s’accorde sur un point : Denis Lavant, qui jouait un sans-abri cracheur de feu dans le film, était en tous points bourré. « Y en a qui n’ont pas su que le soleil se lève à l’Est ici ! », assure René Chalot. Mais la méfiance s’est véritablement fondée sur des questions d’argent. Le tournage a été interrompu deux fois au gré du désistement des producteurs. On se réveille un matin et le village est vide. « Ils avaient fait bosser des artisans du coin sur les décors, et ils avaient laissé des grosses dettes, raconte Jean-Luc, un habitant. Carax, il était attendu avec des fusils. Tout le monde disait : s’il revient, on le tue. » Il revient une première fois avec l’argent d’un producteur suisse, peut-être celui qui, dit-on, payait les employés avec des mallettes de cash au fond du café. La deuxième fois, c’est le grand Christian Fechner qui finance, grâce à l’intervention occulte de Jack Lang, alors ministre de la Culture. « Il a poussé, il a tiré, il a tracté… on peut même dire qu’il a financé !, croit savoir René Chalot. C’était un financement d’État sur la fin, même si c’était déguisé. »

 

Pendant trois ans, personne ne va faire du tourisme à Tartuguière. C’est quand le tournage s’interrompt que les Lansarguois s’en mêlent. « Bon, les éléments du décor ont plus ou moins été récupérés par les locaux, reconnait René Chalot, hilare. Avec les armatures métalliques, ils se sont faits des abris à chevaux ; avec les planches, ils ont construit des mezzanines. Mais de toute manière, il a bien fallu que ce soit comme ça, parce que sinon, ça aurait été une immondice ! » Les Lansarguois ont l’impression que certaines dettes n’ont jamais vraiment été soldées. Et les productions de cinéma, à cette époque-là, semblent avoir les poches infiniment profondes : trois fois, les décors sont détruits, et trois fois reconstruits, sans broncher. La première année, ils s’enfoncent dans le marais ; la deuxième, ils sont soufflés par un coup de mistral. Une autre fois, les décors brûlent « pendant toute une semaine » comme le rapporte la présentatrice du JT de France 3 en 1991, sans qu’on sache s’il s’agit d’un incendie volontaire ou d’un accident survenu lors du tournage de la scène du feu d’artifice du 14 juillet. « Je me souviens surtout qu’à l’époque, on était tous morts de rire devant l’inconséquence de la production qui était incapable d’identifier les risques inhérents au marais », rappelle Didier Landau, psychologue et habitant du village. Quand Carax remonte à Paris pour aller chercher de l’argent, il prend soin de faire surveiller Lansargues. « Il y avait un gardien féroce qui vivait seul dans les décors, et qui empêchait tout le monde d’y rentrer. On  disait au village qu’il était sauvage. Il est mort du sida ou de la drogue. C’est un personnage majeur de ce tournage », se souvient Jacques Durand. « Quand le décor s’est envolé, j’ai un copain agriculteur qui m’a dit : “j’ai retrouvé la Samaritaine dans mon champ !” Certainement, il n’était jamais allé à Paris, mais Paris était venu chez lui. »


 

Un bovin sur le zinc

Jacques Durand et Hélène Arnal habitent à l’année une sorte de maison de campagne en plein centre-ville. Ils nous reçoivent un dimanche matin pluvieux dans un salon en pierre, autour d’une table brute, sous un plafonnier chancelant. La pièce est pleine d’objets d’antiquaire et de meubles anguleux. Pendant 25 ans, Jacques Durand a tenu la chronique hebdomadaire dédiée à la tauromachie dans Libération. « Le marais est un lieu fantasmé par les habitants du village. Que le film soit allé s’implanter là-bas a touché au surmoi des Lansarguois : le cinéma dans le marais, c’est un fantasme greffé sur un fantasme. » Le marais camarguais est l’endroit des manades de taureaux et des élevages de chevaux. Depuis le site de Tartuguière, un bras d’eau mate et cuivrée s’en va couler dans l’Étang de l’Or, une vaste et belle lagune qu’on disait infiniment poissonneuse. Les cabanes de Lansargues, construites par les pêcheurs d’anguilles, sont posées sur l’eau juste à l’orée de l’étang : des vieilles planches délavées sur des parpaings décimentés, cernées de flamants roses. Rien ne bouge aux cabanes. Elles tomberont l’une après l’autre dans l’eau, et d’une certaine manière, c’est le destin qu’elles se souhaitent à elles-mêmes, comme un suicide tranquille. Au fond, piquées sur le cordon littoral avant la Méditerranée, on distingue à peine les constructions en ziggurat de la Grande-Motte. « Je crois que les Lansarguois tiennent à la sauvagerie des cabanes, reprend Jacques Durand. Elles meurent, et je crois qu’ils aiment cette espèce de décadence mélancolique. Ça leur parait pur. Peut-être qu’ils ont raison ? » Le marais lansarguois agglomère toutes les projections libidinales qui se sentent à l’étroit dans les mœurs commérantes du village. On dit qu’il y aurait des plantations de cannabis hautes comme ça, une faune dangereuse la nuit, des taureaux en liberté, des trafics secrets. On dit aussi que les hommes – les cabanes, historiquement, sont des lieux de sociabilité exclusivement masculine – y reçoivent des prostituées et des femmes adultères. Et quand c’est dit, on entend un sous-texte homoérotique. Voilà la galère dans laquelle sont allés se mettre Les Amants du Pont-Neuf.


« Ce qu’il faut comprendre, c’est que la République s’arrête à l’entrée des marais. Derrière, c’est le monde des moustiques, c’est le monde des sangsues, c’est le monde des roseaux qui sont plus hauts que des êtres humains. C’est un lieu inaccessible au commun des mortels », détaille René Chalot, qui a fondé l’association des Cabaniers de Lansargues. « On se retrouve autour des valeurs de la chasse. On élit le maire des cabanes. La dernière fois, c’était le garde-chasse contre le braconnier. Évidemment, c’est le braconnier qui a gagné, parce qu’on est dans son milieu ! Du coup, le garde-chasse a fait poser une pancarte avec écrit “mairie annexe” sur ses chiottes au-dessus du canal. » Comme dans tous les villages de Petite Camargue, le marais lansarguois est étroitement associé à l’élevage des taureaux. Pendant les fêtes votives, qui surchauffent le village dix jours au mois d’août, les taureaux sont accompagnés à pied par les habitants, depuis la manade jusqu’à la place du village, et « c’est le sauvage qui rentre dans le civilisé, le bâti, le construit », explique Jacques Durand. On fait rentrer la bête à l’intérieur du bar, tous les clients sautent sur le comptoir, c’est rituel. « Dans tous les villages alentour, il y a une histoire de taureau échappé. C’est toujours à peu près la même, j’en connais trois ou quatre versions : le taureau rentre dans une maison et tombe en face d’une vieille dame en train de mouliner du café. La dame n’a pas peur, et le taureau s’en va. C’est pour dire que le taureau de Camargue est dangereux, mais qu’au fond il est copain quoi, pas comme le taureau espagnol. » La récurrence du terme « sauvage » dans cet article pourrait passer pour une faute de goût. Mais il semble marquer – au risque de passer pour un anthropologue de salle des fêtes – une catégorie discursive universellement partagée dans les villages qui participent du marais camarguais. Devient sauvage, au moins transitoirement, ce qui est métabolisé par l’environnement « marais ». Carax, son film et son équipe en sont, dès lors.




Grandeur troisième nature

La lagune camarguaise est un milieu saumâtre à l’interface de l’eau marine salée et de l’eau douce découlant d’une série de ruisseaux. C’est un écosystème riche et fragile dont les taux d’humidité et de salinité varient en fonction des saisons. On y trouve la plus grande colonie de flamants roses en Europe, et une population importante de tortues cistudes, une espèce protégée. « La zone humide de Tartuguière n’est plus fonctionnelle, explique Olivier Scher du Conservatoire d’espaces naturels d’Occitanie. Les deux bassins creusés pour figurer la Seine dans le film empêchent la circulation des eaux et favorisent l’accumulation de sédiments. Il y a des déchets partout. Vous avez vu les images ? Ils ont tout laissé en vrac ! » En perturbant l’écoulement nord-sud, les aménagements du tournage accélèrent la salinisation du site et menacent la colonie de cistudes. Le projet de renaturation devrait finalement débuter à l’hiver, après trente ans de tractations entre les acteurs du bien nommé « millefeuille environnemental ». Son coût, estimé à 825 000 euros, est majoritairement pris en charge par l’Europe, le reste incombant au département, à l’agence de l’eau et à l’agglomération. « Le but est de rétablir la circulation hydraulique entre les canaux d’eau douce et l’étang, et d’atténuer l’effet “friche industrielle” en remodelant le paysage », détaille Yann Morvan, chef du service biodiversité au département de l’Hérault, qui suit le projet depuis ses débuts. Mais il y a une complication supplémentaire : la couleuvre de Montpellier, le plus grand serpent d’Europe, une espèce endémique et elle aussi protégée, adore le cinéma de Carax. « Les couleuvres se sont complètement réapproprié les dalles en béton et les grandes bâches bitumées en bordures. Elles trouvent des caches dans les fissures du pont, de quoi se nourrir, des sites pour se reproduire. On a sorti des mues de plus de deux mètres, explique Olivier Scher. On peut avoir des milieux complètement pourris avec des choses super intéressantes. Ça ne veut pas dire que les espèces y sont dans de bonnes conditions. Le tournage a fait énormément de dégâts, mais 30 ans plus tard, un nouvel équilibre s’est mis en place. On s’apprête maintenant à remodifier entièrement l’écosystème, et on ne sait absolument pas comment ça va se passer. Pour la cistude, probablement bien ; pour la couleuvre, c’est l’inconnu. » L’anthropologue Anna Tsing utilise le terme de « troisième nature » pour désigner les écosystèmes qui survivent ou prospèrent dans les ruines du capitalisme. Le cinéma, quoique pétri de bons sentiments, est une industrie comme les autres. En 2018, le réalisateur Nicolas Vannier a décimé la plus grande colonie de flamants roses en Camargue en pleine période de reproduction. Un pilote d’ULM les avait survolés pour les forcer à s’envoler. Ils faisaient un film écolo sur les oiseaux.


Une part conséquente des choses affirmées dans cet article sont contradictoires, invérifiables, joliment édulcorées et au moins en partie fausses. Voilà 30 ans que le cinéma a quitté Lansargues et il n’est jamais revenu. Le village a vécu sa vie de village, avec plutôt plus de succès qu’ailleurs : son bar-restaurant est toujours plein, ses arènes aussi. Malgré tout, les choses changent. Lansargues est dans l’« aire d’attraction » de Montpellier depuis bien longtemps déjà. « C’était l’époque où ils arrachaient les vignes pour mettre des serres à la place. À Lansargues, tout est lié à la vigne. La cave coopérative est un signe de l’importance de ce monde. C’est comme une cathédrale, romance Jacques Durand. Peut-être que le film est arrivé à l’articulation de tout ça : ce vieux monde lansarguois de toujours, et puis c’est Paris qui déboule. Ça pose un réel problème au niveau de l’imaginaire, parce que la mairie est toujours tenue par des gens du village, et qu’ils y tiennent, à tout ça : les chevaux, les marais, la course camarguaise. » La plupart de nos interlocuteurs font partie de ce monde lansarguois de toujours, un monde d’hommes et de traditions. Les autres, ceux débarqués de la dernière pluie, ils les appellent les « Lansarguais ». Didier Landau, psychologue, est « lansarguais » depuis les années 1980. « Ce film, c’est comme toutes les histoires un peu marquantes. Chacun la comprend depuis la position qui est la sienne : participant, bourreau, victime, témoin. Et puis, on mémorise les choses qui nous ressemblent. Moi, ce qui me faisait marrer à l’époque, c’était que Denis Lavant, un comédien de premier plan, aille se balader dans les vignes et qu’il fasse peur aux vieilles dames. Qu’elles le prennent pour un bagnard, un prisonnier échappé, un SDF susceptible d’être violent. Ça en dit long sur le village aussi, tu sais. Sur comment on faisait à cette époque-là avec les “estrangers”. »