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Utilisé sans nuance, le discours sur l’effondrement de la civilisation – la collapsologie – peut s’avérer contre-productif. Plutôt que de mettre en mouvement face à l’imminence du danger, il tétanise. Plutôt que de proposer des actions à mettre en œuvre, il donne envie d’attendre la fin ou l’idée d’une fin, immédiate, courte, sublime, romantique et sans douleur – une fin façon Melancholia de Lars von Trier avec son astre lunaire venant gentiment envelopper l’humanité de sa lumière.


En opposition à ces narrations passives, Shéhérazade la nuit propose des œuvres aussi narratives – une installation, de la photographie, mais surtout des vidéos –, que galvanisantes. Pour désigner ces récits de survivance, le commissaire d’exposition Yoann Gourmel parle de « fonction Shéhérazade », en référence à la conteuse des Milles et Une Nuits, qui bernait les pulsions meurtrières de son amant – le roi Chahriar qui assassinait systématiquement ses femmes d’un soir au matin de la nuit de noces – en lui racontant des histoires. Des animés fantasques de Ho Tzu Nyenau à l’androïde inventé par Pedro Neves Marques pour combattre l’agriculture intensive brésilienne, les artistes présentés situent leur activisme dans l’interstice entre réalité et fictions délirantes. Dans cet ensemble d’œuvres, deux d’entre elles prennent particulièrement à bras le corps cet effort d’affronter un monde détruit, d’où tout espoir semble exclu : la photographe Lieko Shiga et la cinéaste Ana Vaz, avec une même approche documentaire et poétique qui s’ancre dans le décor d’un Japon post-Fukushima.


Vue de l’exposition Shéhérazade, la nuit / Ana Vaz, The voyage out, © Aurélien Mole


Par-delà l’archéologie

 

Les archéologies du futur fleurissent un peu partout ; nos buildings, nos centres commerciaux, nos biens de consommations, tous ces signes d’abondance sont déjà perçus comme des ruines. En abordant cet espace on ne peut plus apocalyptique qu’est le Japon post-2011, année de la catastrophe nucléaire de Fukushima, il est facile de succomber au chant des sirènes dystopiques, et de ne plus voir le monde que sous le prisme du vestige. Pourtant, ni la cinéaste brésilienne Ana de Vaz qui s’y rend en 2016, ni la photographe Lieko Shiga, présente au moment de la catastrophe, ne cèdent à cette tentation.


Délaissant les espaces morts pour s’intéresser aux vivants, la première invente des communautés en partie réelles, en partie imaginées, qui réinvestissent les terres irradiées. Il y a notamment, Naoto Matsumura, le dernier homme, celui qui a refusé de quitter Tomioka, une ville contaminée dans la préfecture de Fukushima. Sa priorité, en pleine catastrophe : les animaux. Qui va les nourrir si tout le monde part ? L’homme se confronte au risque de la contamination. Il y a aussi Kaori Morimoto, une femme d’une cinquantaine d’années qui s’occupe avec d’autres femmes d’une ferme en permaculture et entretient des ruches d’abeilles. Tous ces personnages en prise avec le réel sont englobés par Ana Vaz dans un cadre imaginaire, puisqu’elle invente une île nouvelle surgie après la catastrophe où des volontaires se seraient embarqués pour fabriquer un nouveau monde en guise d’arrière-plan narratif.


Lieko Shiga, elle, choisit en figure guide du renouveau, « I », un homme de 60 ans persuadé d’être l’incarnation du printemps. Elle le rencontre de façon miraculeuse dans un gymnase servant d’abri après le tremblement de terre, comme un mirage d’espérance au moment du pire. Tous les ans à la même période, il éprouve des variations comportementales allant de l’impossibilité de dormir aux accès maniaques. Les médecins le diagnostiquent souffrant d’une bipolarité chronique. Pour Lieko Shiga, c’est autre chose… « I » possède son propre régime de vérité, sa propre clairvoyance : il incarne l’incertitude face au retour des saisons, la repousse des aliments naturels, le retour du monde, bref, face à l’avenir. Cela lui inspire une photographie qu’elle exécute avec un modèle plus jeune, le corps fragile et ouvert au monde d’un adolescent : il est là, le visage peinturluré de rouge sang, la mer bleue dans son dos, une présence spectrale, inexplicable, dupliquée sur une douzaine de blocs rectangulaires. L’incertitude d’« I » est celle que la plupart des gens ont trop déclinée, comme si la catastrophe de Fukushima avait eu « un effet aveuglant sur la société japonaise ». Dans le parcours de Shehérazade la nuit, cette photographie prend le sens d’un mentir vrai, d’une déraison plus que raisonnable, d’un excès qui conjure l’inertie.



> Shéhérazade la nuit, jusqu’au 8 janvier au Palais de Tokyo, Paris