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Votre travail, autour du corps et de la mémoire, aborde l'expérience transculturelle et le politique. Quels obstacles cela soulève-t-il ?

« Il est très difficile pour nous, artistes, d'entrer de plain-pied dans l'espace politique. Faut-il y aller pour basculer la vapeur ou faut-il protéger son lagon en mettant en place une collaboration avec différentes poches de résistance ? Se confronter directement avec le politique, c'est entrer dans un monde qui explose. C’est toujours la même histoire de prédation : je prends ta chose et légitime l'acte de prendre ta chose, je t'efface. L’imposture du pillage constitue un système très mortifère. Tout l'effort fourni contre cela restera stérile. Cette frontalité n'est pas intéressante. Nous savons que les hiérarchies ne bougent pas. Comment tenir cette dignité sans la compromettre ? Il faut travailler autrement, reprendre la structure des initiés, interroger son écologie primitive, produire dans la plus grande discrétion. Travailler sur le corps subtil, avec des anticorps pour le protéger. C'est la fameuse question de la résonance.

 

Quelle place accordez-vous au territoire, et plus particulièrement à la terre ?

« C'est toute la poétique de l'espace, mais je dirai aussi celle du feu dont parle Bachelard, « ce feu qui a de l’affinité avec celle du sang ». Les œuvres ainsi que leurs perceptions sont différentes en fonction de l'espace où l'on se situe. Le territoire est porté par un récit commun à tous les hommes, c'est le champ vibratoire. Ce qui fait véritablement l’œuvre, c’est le rituel, et l’esthétique en fait partie. L'une des fonctions du rituel est de révéler et de réveiller des mémoires. En pratiquant les deux on anime, on convoque, on invoque. Au moment de l’installation de mon œuvre [dans le cadre de son exposition au Musée national Pablo Picasso à Vallauris – Ndlr], j'ai ressenti la terre pleine. Dans la région PACA, les éléments sont très présents, on vit avec la terre, le vent, la mer. La préhistoire influence ces terres. À Paris c'est différent, on l'oublie, mais Paris est une terre de gruyère.

Myriam Mihindou, Fleurs de peau. p. de l'artiste. Courtesy Myriam Mihindou, Galerie Maïa Muller

Je suis franco-gabonaise, on me perçoit comme une étrangère dans mon propre pays. Je suis donc un être de la diaspora, tous les jours on me le rappelle, on ne m'associe pas. Cette dimension de la culture française n'est toujours pas intégrée. Quand tu as le sentiment d’être immigrée, tu n'as plus de foyer, ton corps devient ton propre territoire. La terre de Vallauris, quand on la touche, a une résonance très puissante, de l'ordre du foyer préhistorique. Elle contient des aimants, aussi des particules d'ossements, elle a sa part d'anima, donc de sacré. On met du pembe, un mélange d'ossements et de kaolin, sur les masques Punu. La terre est une peau commune, que tu sois Grec, Polonais, Italien, Tunisien... Quand tu en parles, les visages s'illuminent. Toutes ces activités artisanales que l'être humain produit par ses mains a du sens. Cette terre, à Vallauris, c'est de la résistance. C'est pourquoi il était important pour moi de revenir à la céramique (initiée pour la partie technique par Marc Alberghina) pour ce lieu [la chapelle romane dans l’enceinte du musée – Ndlr]. C'est une œuvre in situ, une relique. Pourtant, l'acte que je pose est puissamment contemporain.

 

Que représente le rite dans votre parcours nomade ?

« L'œuvre permet de ritualiser et de se mettre en relation avec nos entités. Nos ancêtres sont là, c'est à dire présents. Mon travail permet de nettoyer les espaces, d'ouvrir les passages. L’œuvre véhicule quelque chose qui ne tient pas du concept mais du percept, lequel fait appel à la perception, comme le dit Deleuze. Elle ordonne et s’enracine quelque part. Je ne peux pas faire abstraction de cela. Pas la peine de me demander de séparer, je ne dissèque pas, j'incarne. L'incarnation est une verticalité, une manière de mettre de l'ordre.

En tant qu'artiste, je tiens à produire des œuvres qui mènent à des perspectives intérieures pour entrer en connexion avec les espaces des vivants et des morts. Je rêve littéralement. Je pense que l'artiste doit offrir des sas de décompression et aussi des espaces de reconnexion pour réactiver l'énergie. Ça passe par toutes ces entités vivantes qui nous entourent. L’artiste propose une alcôve spirituelle. Il faut préparer les nouvelles générations à assimiler d’autres périphéries et entrer dans de nouvelles considérations. Demain, pour des raisons climatiques, l’Europe s’installera peut-être sur le continent Africain ou les terres Caribéennes. C'est peut-être vous, public, qui allez venir vivre chez nous. Le mouvement migratoire est le baromètre du temps, d’où le fait que j’ai intégré une cigogne dans l’œuvre à Vallauris. La terre est le bien commun de tous les hommes. C'est comme cela qu'on doit penser le monde. Vos ancêtres sont nos ancêtres.

 

Votre performance à la galerie Saint-Séverin à Paris, Aucun de ses os ne sera brisé, (un verset de Saint-Jean), s'est focalisée sur la figure matricielle de la dernière Louve, tel un reliquaire.

« Face à la galerie Saint-Séverin, il y a une église. J'y suis entrée avec la commissaire de l'exposition et nous sommes tombées sur le reliquaire de Sainte Ursule, vierge martyre à Cologne. Chez nous, au Gabon, le reliquaire est une figure en bois cuivrée que l'on pose sur un sac contenant les ossements des ancêtres. Dans les musées, on présente l'objet hors fonction. J'avais oublié que dans les églises, on exhibait les ossements humains dans du textile. J'ai cherché à créer un psaume de douceur, directement sur le mur, pour accompagner cette Louve. Enfant, nous allions en Italie en famille, et j'allais voir la Louve de Romulus et Remus – à l'origine de la fondation de Rome – exposée, je demandais à la toucher, je la caressais. Plus tard, quand j'ai fait des recherches sur La Lopa, la Louve allaitante, j'ai appris que la bonne Mère Louve était une catin, comme Marie-Madeleine, celle qui vient apaiser le corps est forcément une catin. En vérité, elle était une forte tête, plutôt une conseillère.

 

Myriam Mihindou, La Louve (lopa) – Myrte. p. de l'artiste. Courtesy Myriam Mihindou, Galerie Maïa Muller

 

Vous avez joint à cette œuvre un énorme travail autour de l'étymologie de la langue française.

« Le matriarcat disparaît du récit mythique. Sans que l'on sache comment, cela agit sur les sociétés : on doit nous soumettre absolument. C'est pourquoi je dynamite ces représentations orientées. Travailler à partir de l'étymologie des mots de la langue française est un chantier archéologique fort utile : on comprend le projet politique, on y trouve des indices de spoliation. La façon dont on parle du corps de la femme dans le dictionnaire de la langue française est impressionnante. Il n'y a aucun endroit où on l'honore. Marie accouche par la côte ; déjà, elle arrive brisée. Le féminin est impur dans cette langue. Or, auparavant, les femmes régissaient ce monde. Pour moi, il y a neuf Louves : huit sont suspendues comme les « Strange fruit », la neuvième repose sur un socle de coton, comme une reconnaissance du féminin sacré qui a été souillé. Aucun de ses os ne sera brisé est une manière de le restaurer. Il faut que les femmes reprennent leur part de féminin sacré comme un droit naturel afin de garantir à ce monde sa stabilité et son écosystème.»

 

 

Propos recueillis par Sylvie Arnaud

 

 

> Myriam Mihindou, Transmissions, jusqu’au 14 mai au Musée national Pablo Picasso : la guerre et la paix, Vallauris ; Aucun de ses os ne sera brisé, jusqu’au 26 avril à la galerie Saint-Séverin, Paris

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