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Tout paraît si calme quand on franchit le seuil du l’exposition À la croisée des eaux : échos de demain… Pas un bruit : le sol doré, recouvert de couvertures de survie ; les murs peints d’un jolie terracota ; une vidéo montrant Jeannette Ehlers dans une grange, un rayon de soleil caressant son visage, de la terre entre ses mains (Diasporic Frequences, 2023). Et pourtant le sujet qui sert de toile de fond à l’artiste d’origine danoise et trinidadienne est d’une violence extrême : la Traite négrière, avec ses crimes, ses tortures, ses bourreaux et ses conséquences actuelles sur les afro-descendants. Pourquoi ce choix de la discrétion ? Une forme de pudeur dans un contexte danois encore timide quant à la reconnaissance de cette mémoire – ce n’est qu’en 2020 que la Première ministre Mette Frederiksen instaure un jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage ? Ou la volonté de montrer d’autres formes de résistances, d’autant plus efficaces que secrètes ?



Jeanette Ehlers © Julien Mouffron-Gardner




Émeutes en silence


Une rangée d’IPhone diffusent des breakings news : bâtiments incendiées, pompiers au pas de course, police qui charge. Jeannette Ehlers rassemble sur ces petit écrans des archives de manifestations contre le racisme des années 1970 à aujourd’hui : à Minneapolis après l’assassinat de George Floyd, à Paris après la mort d’Adama Traoré, en Angola durant la guerre d’indépendance menée par le MPLA. À ces vidéos dont le son a été coupé s’ajoute celle d’une femme, en noir et blanc, se faisant faire des tresses. La douceur d’une séance de coiffure d’un côté, la frénésie d’une insurrection populaire de l’autre. Deux régimes d’images qui s’opposent. En apparence. Dans Coil : The Senuous Ways of Knowing (2022) l’artiste fait référence aux esclaves qui utilisaient ces tressages pour dessiner des plans d’évasion secrets –— une enroulée pouvait indiquer une montagne, une épaisse signaler la présence de soldats. De même, Jeannette Ehlers crée un tissage qui donne une continuité aux affres de l’histoire et une profondeur tendue vers le passé à l’actualité.



Jeannette Ehlers, Diasporic Frequencies. Still. Camera : Sebastian Schiørring. Cinematography : Linda Wassberg. B-foto/focus pull: Anne Skamris. Grading : Sandra Klass




Éviter le black-out 


C’est la vidéo la plus percutante de cette exposition – exposée sur un écran petit format hélas, peut-être pour ménager les plus sensibles –, contrastant de loin avec les autres pièces. Un enregistrement vidéo de la performance Whip It Good. Le visage marqué d’inscriptions tribales, la performeuse trempe un fouet dans un seau de charbon. Elle se relève, tend le bras. L’air siffle, la lanière de cuir rebondit contre la surface blanche d’une toile, lacérée comme un dos. Quand elle a fini, elle tend l’arme à un spectateur pour qu’il se défoule à son tour. « D’un pays à l’autre les réactions n’étaient pas les mêmes. En Afrique du Sud, les personnes blanches ont refusé de prendre le fouet, certaines pleuraient. Au Danemark, c’est différent, il y a un manque de sensibilisation par rapport au passé colonial, les gens le prenaient sans vraiment avoir conscience de ce que ça signifiait », explique Elisa Leïla Durand, commissaire de l’exposition. Si l’exposition ménage la plupart du temps le spectateur, cette dernière pièce donne un aperçu de la capacité de Jeannette Ehlers à prendre position de manière forte, comme en 2018, quand elle impose la première statue de femme noire du Danemark dans l’espace public avec la représentation de Mary Thomas, initiatrice de révoltes contre l’esclavage au XIXe siècle dans les îles Vierges.



À la croisée des eaux : les échos de demain de Jeannette Ehlers, jusqu’au 14 juillet au Bicolore, Paris