Aux abords de stades, des gares ou encore des écoles, les caméras de surveillance à reconnaissance faciale font de l’entrisme en France. Traits du visage, expressions faciales, comportement : toutes ces caractéristiques intimes sont comparées à des images stockées dans les bases de données de la police, et sont prétextes à établir des « types ». Adieu anonymat, bonjour préjugés en tous genre. À Nice, à quelques kilomètres du centre de la photographie de Mougins, Estrosi avait ouvert la voie en expérimentant ce dispositif de surveillance dès 2019, malgré l’interdiction de la Cnil. À New York, où vit et travaille le photographe et journaliste Bayeté Ross Smith, être Noir, en sweat et les mains dans les poches peut mener en garde-à-vue, voire à être victime d’une bavure. « Les problèmes des services de police de la ville New York en matière de racisme et de discrimination systémiques sont bien connus – tout comme les préjugés des technologies de reconnaissance faciale à l’égard des femmes et des personnes de couleur », dénonce Amnesty International. Les séries de Bayeté Ross Smith présentées dans l'exposition Au-delà des apparences nous confrontent à la persistance de ces préjugés, à la fois éléments déterminants et résultats de la société « post-coloniale » ou « post-apartheid ».
Entre la planche ethniciste et le cliché de garde-à-vue, la série « Our Kind of people », que Bayeté Ross Smith poursuit depuis 2010, emprunte une esthétique clinique, vantée comme « objective ». Sur chacune des pièces, six portraits sur fond blanc se suivent : une personne, toujours la même posture et la même expression, mais vêtue différemment, sans autre information sur le cartel qu’un nom et prénom. C’est par exemple Fatima Anwar, longs cheveux noirs, tantôt vêtue d’un sari, d’un t-shirt au logo d’une prestigieuse université, d’une veste de costard ou d’un keffieh. Le principe est simple mais l’uppercut salé : des préjugés nous biaisent instantanément le regard, qu’on le veuille ou non. Qu’ils soient racistes, classistes, sexistes ou idéologiques, « libéraux » ou conservateurs, certains « signes » influencent l’histoire que l’on se raconte derrière chacun de ces visages. Une coiffure, un blouson et voilà que l’on devient banquier ou gangster ; latino ou antillais, golden boy ou working class, dandy ou fasciste. « Je cherche à comprendre pourquoi nous pensons d’une certaine manière, pourquoi nous savons ce que nous savons ? Quels sont nos déterminismes ? Les perceptions des spectateurs changent beaucoup selon le pays où j’expose cette série », note le photographe, lancé dans une enquête anthropologique. Les préjugés informent davantage sur celleux qui les formulent et sur les obsessions dominantes d’une nation. Il y aurait fort à parier qu’en France, le « signe religieux » – pour ne pas dire islamique – arriverait en tête. Dans une autre série, « Upwardly Mobile : Black American Professional Men » (2004-2014), Bayeté Ross Smith ancre ses sujets dans un contexte. Il portraitise ses amis étudiants en école de commerce, ingénieur en aérospatial ou encore mathématicien : une photographie de Bryan C. Price en costard de travail, posture rigide devant le SUV ; une autre en maillot de basket, pause détendue sur le terrain du quartier. « Des policiers sont venus nous contrôler ce soir-là sur le terrain de basket. Ils avaient été alertés par les voisins de Bryan », retrace le photographe, mi amusé mi exaspéré. Dans sa vidéo interactive West 4th Street (2022), six personnages – dont un septuagénaire blanc, une trentenaire noire coupe en brosse ou encore un jeune homme métisse – racontent la même histoire, laquelle reprend mot pour mot le procès-verbal du photographe afro-américain Russell Frederick, arrêté et frappé par des policiers. Lequel de ces individus nous paraît le plus crédible et pour quelles raisons ? Quand est-ce que la violence est « acceptable » ou « condamnable » ? Là encore, ce sont des caractéristiques biologiques qui influencent le jugement. Plus loin, placardés sur un mur, différents passeports sont attribués aux mêmes personnes (Passing, 2007-2022): quelle tête et quel nom sont les mieux « assortis » à la France ou à l’Afrique du Sud ? Quel physique est plus légitime qu’un autre pour passer les frontières ?
Qui contrôle l’image, contrôle les masses
Se jouer des contextes, modifier un détail, pour mieux exposer aux regards le caractère systématique et systémique des stéréotypes, le « pré-vu » : la stratégie du photographe est bien rôdée et rappelle les heures sombres du positivisme. Sous couvert de « progrès », la physiognomonie jetait les bases de la criminologie au XIXe siècle, cette méthodologie pseudo-scientifique propulsée par Cesare Lombroso qui entendait mettre la science au service de l’ordre social. Les traits d’un visage permettaient alors de statuer sur le caractère et les mœurs d’un individu. À la même époque, émergent les planches de dessins de crânes qui ont servi à acter la supériorité d’une « race humaine » sur une autre. Ni documentaire, ni artistique, l’exposition Au-delà des apparences ressemble davantage à une expérience sociologique, à écouter le photographe interroger les spectateurs sur leurs impressions et savourer les réponses. Si l'image devient preuve et surtout, prétexte à la condamnation, celle-ci peut être aussi l'arme idéale pour un renvoi d’ascenseur en règle. On voudrait nous faire gober que la technologie, comme bien d’autres domaines, est neutre. Le travail de Bayeté Ross Smith, également journaliste, nous le démontre : les biais de l’idéologie dominante – impérialiste, bourgeoise, blanche, masculine et hétéronormée – déterminent les outils de « gestion des masses ». Et de leur mémoire. Dans la vidéo Red Summers (2021), des dessins et des images en noir et blanc – des foules, des flammes, des ruines – s’insèrent dans les plans actuels de façades, de coins de rues, d’artères de certaines villes américaines que l’on traverse sans savoir les drames qui s’y sont produits. L’effacement choisi de l’histoire ne laisse pas de marque dans l’espace public. En voix off, des historiens racontent et contextualisent les violences inouïes perpétrées contre les communautés noires entre 1917 et 1921, archivées comme des émeutes raciales. East St. Louis, 1917 : des milliers d’émeutiers blancs massacrent entre 100 et 250 Afro-américains, pillent et incendient les immeubles ; Tulsa, 1921 : une foule de Blancs tue entre 100 et 300 Noirs ; Chicago, 1919 : 38 morts ; Houston, Washington DC… La carte des États-Unis rougit, et un siècle plus tard, elle s’empourpre encore, du Klux Klux Klan au meurtre de George Floyd. Là encore, Bayeté Ross Smith, qui intervient en tant qu’éducateur dans certaines universités, utilise l’image comme un outils, non neutre, pour lutter contre l’amnésie collective. L’usurpation du savoir et de l’histoire par quelques-uns a des impacts très concrets : la réélection du candidat des suprématistes blancs à la présidence des États-Unis, par exemple, ou encore la récupération de la lutte contre l’antisémitisme par l’extrême droite en France.
Au-delà des apparences de Bayeté Ross Smith, jusqu’au 9 février au Centre de la photographie de Mougins