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Une chronique extraite du N°124 de Mouvement


1. Il paraît que « wesh », notre interjection favorite, fait un carton au Royaume-Uni. Même France Info en a parlé. Même Europe 1, la radio de Bolloré, par la bouche de Stéphane Bern, monsieur château fort. Cocorico, on exporte. Vous voyez qu’on est une grande nation. Wesh perd donc pour un instant toutes les connotations négatives qu’on lui connaît (un wesh, un wesh-wesh) pour devenir l’objet de l’attendrissement général.



2. Merci qui ? Merci le rappeur Central Cee qui, dans « Bolide noir », en featuring avec JRK 19, raconte ses mésaventures romantiques à Paname : « Je suis à Paris, tentant de montrer mon charisme, mais elles ne comprennent pas parce qu’elles parlent français. Pourquoi elles n’arrêtent pas de dire wesh ? » Contrairement à Emily Cooper, l’héroïne de la série Netflix, qui n’a rencontré que Brigitte Macron, le drilleur londonien a mouillé le maillot et mieux saisi que l’Américaine la façon dont parlent les Françaises. À ses dépens. French kiss et cruauté, c’est ça la capitale de l’amour.



3. Mais revenons-en à notre wesh, devenu la star des éditos. Comme d’habitude, l’argot est consacré une fois passées les fourches caudines de la mondialisation par le haut. L’expression qui ouvre cette chronique est issue du single « Bande organisée », piloté par Jul (ne me remerciez pas de vous avoir mis le morceau dans la tête pour les prochaines 24 heures, c’est cadeau). Ce classique des temps modernes fit son entrée dans le Top 100 Monde de Spotify en 2020 – un classement normalement squatté par les majors anglo-saxonnes. Le morceau bat le record de longévité pour un titre de rap francophone, avec trois mois dans ledit classement. Le label de Jul, D’or et de platine, s’est hissé en 2023 à la troisième position des labels les plus streamés en France. Dans le game en claquettes, dans le carré VIP en survet’, comme il le disait dès 2015 avec « Wesh alors », son premier tube.



4. C’est à cette période que le J commence à se faire attaquer sur son orthographe. Parce qu’on ne peut pas dire qu’il soit parfaitement au fait des subtilités écrites de notre langue, qui sont nombreuses et reloues à la fois. C’est ça, l’élégance à la française. Voyez le mot orthographe, par exemple. Comme ça se prononce. De là, Jul est montré du doigt comme un genre de boloss illettré, comme un wesh, dans le sens bien péjoratif du terme. Ça ne l’empêche pas de continuer à défoncer le game en claquettes, jusqu’au mois dernier, où il a explosé le record du plus grand nombre de morceaux dépassant 15 millions de streams : 186.



5. Et ma race alors ? Tranquille ? Bah pas trop, ces temps-ci. Voici le compte rendu des faits par Le Monde, en octobre dernier : « La Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme enregistre de son côté une hausse de 121 % du nombre de signalements de faits antisémites (injures, harcèlement…) depuis un an et de 127 % à l’école (primaire, collège et lycée). Les autres faits de racisme n’ont pas disparu pour autant, ils ont eux aussi augmenté, mais dans de moindres proportions (52 %). » Pierre Tartakowsky, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme et vice-président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, ajoute : « Toutes les enquêtes montrent que ceux qui détestent les Arabes n’aiment ni les Noirs, ni les homosexuels, ni les Juifs. »



6. Ma race n’est pas super tranquille, car le racisme est en pleine forme. Et ne nous y trompons pas, ce ne sont pas seulement des « actes » signalés dans les écoles. Non, ça vient de plus haut. Le racisme se porte aussi bien que le label de Jul, se hisse dans les charts, et occupe toujours de nouvelles places. 125 députés RN contre 88 avant l’été. Le ministre de l’Intérieur, ami du Puy du Fou et de la famille Villiers, considérait il y a un an les révoltes ayant suivi le meurtre de Nahel par un policier comme une « régression vers les origines ethniques » – ethnique, comme ça se prononce, est un mot pratique pour parler de race sans avoir l’air d’en parler.



7. La race, comme chacun sait, il n’y en a qu’une : la race humaine. Mais comme l’a montré Hannah Arendt, la construction du racisme s’est faite en France après la Révolution, par les aristocrates déchus de leurs privilèges. Ils ont alors inventé deux races pour les Français. Les Gaulois, qui auraient donné le Tiers-état, et leur race, franque, issue des envahisseurs du Moyen Âge : le sang bleu qui prédestine au pouvoir et légitime le leur. Le racisme est donc théorisé pour la première fois par l’élite, ou celle qui prétend l’être. À la fin du XIXe siècle, la Troisième République retourne le stigmate, avec le fameux « nos ancêtres les Gaulois », et s’empare du racisme biologique dans le contexte de son expansion coloniale. Il y a désormais la race blanche dont font partie les Gaulois, et les autres races, rouge, noire, jaune, qui sont destinées à être civilisées par la première. Voilà ce qu’on enseigne désormais à l’école – peut-être parce que les gens n’y auraient pas pensé tout seuls.



8. « Ma race », avant de se retrouver en ouverture de « Bande organisée », est une expression utilisée par Arthur Rimbaud dans Une saison en enfer, publié à compte d’auteur juste après l’avènement de la IIIe République en 1873. « J’ai toujours été de race inférieure. Ma race ne se souleva jamais que pour piller », écrit le poète de 19 ans, qui n’a pas de quoi payer son auto-édition, et qui vient, en plus, d’échanger des coups de feu avec Verlaine, son seul allié dans le game. Rimbaud, avant d’être sur des cartes postales et des magnets pour frigo, fut ce lyriciste esseulé, sans succès ni streams. La suite du poème le fait revendiquer toutes les races inférieures : celle des sorcières, « race qui chantait dans les supplices », celle des Noirs que le « canon des blancs » tue, celle des « enfants de Cham », le fils de Noé maudit par son père dans l’Ancien Testament. Pillard, sorcière, Noir asservi, fils maudit. Voilà « ma race ». 


Pile à ce moment-là, le soulèvement algérien contre le colon français, écrasé dans le sang, aboutit à une expropriation massive des terres au profit des colons, ainsi qu’à la déportation des insurgés, majoritairement kabyles. En 1875, un décret instaure le régime de l’Indigénat, prévoyant des délits spécifiquement imputables aux Algériens. Ce décret deviendra loi six ans plus tard, et sera exporté à l’ensemble des colonies françaises. Encore une fois, le racisme est l’allié du pouvoir, pas des gens – ce qui ne l’empêche pas d’avoir des bénéficiaires.



9. Le mot wesh est issu de l’arabe algérien, qui l’a sans doute lui-même pris dans le kabyle « ach », qui signifie « quoi ». Avant de conquérir le Royaume-Uni, il a fait son chemin en France depuis les années 1980. Je confesse l’avoir employé depuis toujours sans savoir qu’il ne s’agissait pas d’un mot français – je pensais qu’il s’agissait de « ouais » orné d’un « ch » à la fin par coquetterie, humour ou jeu. Outre l’anglais britannique, l’arabe marocain l’a aussi adopté. Wesh, qui a voyagé depuis l’ancienne colonie jusque dans les bouches de la métropole, est international.



10. « Ma race » a été employé par quelqu’un d’autre, depuis « Bande Organisée » : Annie Ernaux. Dans son discours de réception du prix Nobel, en 2022, elle dit être entrée en littérature, avec une phrase écrite dans son journal lorsqu’elle avait 22 ans, sous les auspices du même Rimbaud, et dont elle fait le point de départ de son propos : « J’écrirai pour venger ma race. », inférieure socialement. L’écrivaine dit ne pas être sûre d’y être parvenue. En revanche, elle offre un programme à l’écriture : « Déchiffrer le monde réel en le dépouillant des visions et des valeurs dont la langue, toute langue, est porteuse, c’est en déranger l’ordre institué, en bouleverser les hiérarchies. » 


Retailleau peut continuer à proclamer « l’ordre, l’ordre, l’ordre » ; il peut continuer à dire que l’immigration n’est pas une chance, que la Vendée est le modèle de ce que doit être la France, etc. La réalité est autre : depuis la Révolution, ce sont les inférieurs qui ont fait le monde, ses poèmes et ses hits. Ce sont les déplacés, issus de toutes les migrations sociales et géographiques. Ce sont les mots qui n’attendent pas qu’on les valide, qui voyagent parce qu’ils désignent le réel ou aident à le ponctuer. Ce sont les ortograf pétées et les expressions non autorisées, les Central Cee plutôt que les Brigitte Macron, prof de français en lycée privé.



11. Alors ma race, on est prié·e de ne pas se tenir tranquille : on arrête d’avoir peur de mal parler ou de faire des fautes, et on l’ouvre haut et fort pour rétablir le réel quand on entend des conneries racistes, excellent prétexte à tout pouvoir pour nous diviser et nous rendre faibles. Wesh.



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