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C’est en nomade qu’Oktoberdans a frayé son chemin cette année, déroutant derechef le tracé des circulations habituelles. Sans théâtre fixe pour cause de démolition des bâtiments du BIT-Teatergarasjen, qui renaîtra flambant neuf en 2012, le festival a essaimé dans tout Bergen, investissant d’autres salles, un café, un musée, une rue et une ancienne sardinerie reconvertie en centre d’art. « Cette contrainte nous a obligé à penser le lieu le plus juste pour chaque projet, donnant ainsi l’occasion de les présenter dans des contextes et devant des publics différents, explique Sven Åge Birkeland, directeur artistique du BIT theatergarasjen et d’Oktoberdans. Ce déplacement a pu dévoiler aux artistes eux-mêmes une autre couleur de leur travail. Assumer une programmation nomade durant quatre ans est une gageure financière mais aussi une aventure très excitante, qui permet les expérimentations. »

En témoigne cette édition qui, quoique resserrée sur une dizaine de pièces, une exposition et quatre propositions hors-les-murs, confirme que la biennale est devenue, en dix ans, une plateforme où se rencontrent artistes scandinaves et étrangers, spectateurs norvégiens et programmateurs internationaux les plus audacieux. « La programmation joint deux volets. Elle propose d’une part des productions internationales, qui montrent à la communauté chorégraphique et aux spectateurs norvégiens des démarches esthétiques parmi ce qui me semble le plus intéressant aujourd’hui. Elle présente d’autre part la création norvégienne, en plein bouillonnement actuellement. »


Un secteur en plein essor


Le paysage chorégraphique connaît en effet une poussée juvénile dans ce pays où, faute de famille royale ou d’aristocrate fortuné pour s’offrir un ballet en diadème, la danse n’a véritablement fait ses premiers entrechats qu’après la Seconde Guerre mondiale, avec, en 1948, la création de la première compagnie indépendante, le Ballet norvégien, précurseur du Ballet national. Naissance tardive qui n’empêcha pas la création, dès 1947, d’un syndicat, le Norske Dansekunstnere (NoDa), qui milita activement pour l’essor de cet art et qui compte aujourd’hui 740 membres.

Après des débuts classiques donc, étayés par la mise en place d’un dispositif de formation national, la danse s’est épanouie dans les années 1970-80, les interprètes plongeant par grandes brassées dans les courants contemporains. Depuis dix ans, elle fleurit de plus belle. En 2005, elle se voyait même consacrer un poste à part entière dans le budget dédié aux arts par le ministère de la Culture. Les chiffres attestent de cet éclatant développement. De 1997 à 2007, le nombre de compagnie est passé de 30 à 83, celui de productions de 62 à 170, soit un quasi triplement. Quelques noms, tels que Dansdesign, Deep Blue/ Heine R. Avdal, Impure Company/Hooman Sharifi, Ingun Bjørnsgaard Prosjekt, Jo Strømgren Kompani, Mia Habib, Wee-Scavetta/Kipperberg ou Zero visibility corp, posent désormais les jalons du panorama norvégien. Quant aux représentations données à l’étranger, elles ont grimpé de 811% (1) !

Le réseau de formation, qui s’appuie sur un maillage d’écoles d’art et de cours amateurs drainant les recrues prometteuses vers les établissements supérieurs à Oslo, a bien sûr alimenté cette forte natalité. Seules deux structures, le Ballet national, à Oslo et la contemporaine Carte Blanche à Bergen, possèdent une troupe permanente et offrent des postes stables. Beaucoup de danseurs créent donc leurs compagnies pour mener leur projet et fournir leur propre emploi. La politique publique de soutien aux compagnies indépendantes, lancée dans les années 1980, a également stimulé la croissance. En février 2008, la Maison de la Danse a démarré ses activités à Oslo, dotée d’un budget de 3,25 millions d’euros. A contrecourant des tendances baissières, les financements publics ont plutôt augmenté en Norvège, qui entend porter le budget de la culture à 1% du PIB en 2014. Objectif hautement symbolique…


Une politique publique volontariste


A vrai dire, la danse jouit depuis quelques temps d’un bel engouement, dans les médias qui l’exploitent aussi en produits dérivés sujets à sitcom ou shows, et auprès des amateurs. « Voilà le paradoxe, souligne Sven Åge Birkeland avec flegme. Les pouvoirs publics financent la danse au nom de la création artistique, alors que l’attrait populaire pour la danse repose beaucoup sur la pratique amateur en tant que contribuant à la qualité de vie. » L’Etat consacre toutefois l’essentiel des quelque 25 millions d’euros du secteur chorégraphique à quelques grosses institutions, les compagnies indépendantes se voyant attribuer les subventions projet par projet. Cette centralisation, qui recoupe la concentration géographique sur Oslo où est implantée la majeure partie des équipes et des théâtres, ne laisse pas de susciter une bienveillante vigilance. « Nous nous félicitons de l’accroissement des subventions publiques. Il faut néanmoins veiller à ce qu’elles irriguent tout le pays et nourrir le dialogue entre les politiques et la communauté chorégraphique. Sinon, les artistes pourraient être tentés par l’étranger. Notre géographie fait qu’il peut être plus facile d’aller à Bruxelles qu’à Oslo ! » D’ailleurs, bien que la Norvège n’appartienne pas à l’Union européenne, les artistes sont totalement connectés avec l’Europe et ses multiples mouvances esthétiques. Beaucoup s’installent d’ailleurs temporairement dans des capitales européennes.

Si cette efflorescence a donc joliment coloré la carte chorégraphique, d’aucuns soulignent le danger du monochrome. « J’observe une tendance à l’uniformisation des pièces, quant au format et à l’esthétique. Les effets de scénographie ou de lumières servent parfois à masquer la pauvreté des propositions. Il ne faudrait pas que l’intérêt des projets se mesure au montant des budgets », souligne Sven Åge Birkeland. Comme pour aussitôt contrarier le roulis des habitudes, voire le confort facile de productions en séries, il a lancé « Dans Til Folket », c’est-à-dire « Danse vers les gens », aussi comme « un message et un défi adressés aux artistes... ». Reprenant le principe de Dogma 95, fomenté en 1995 par Lars van Tries, Vinterberg et quelques autres cinéastes en rébellion contre l’hégémonie formatée du cinéma hollywoodien, « Dans Til Folket » entend re-questionner la danse en la dépouillant de tout artifice technique et cosmétique : soit des pièces en temps réel, jouées dans des lieux inhabituels avec des conditions techniques minimales, en interaction avec le public. Les compagnies Fiksdal/Lie, Hege Haagenrud, Linda Birkedal/Molitrix Scenekunst et Rebekka/Huy ont ainsi relevé le gant.


Déstabiliser les habitudes


Dans Presenting, la chorégraphe Ingri Fiksdal et l’auteur-metteur en scène Miriam Prestøy Lie ont réincarné Laura Palmer, héroïne de Mystères à Twin Peaks, feuilleton américain télévisé de Mark Frost et David Lynch. Sous les traits de la danseuse Kristin Helgebostad, elle entraine le public parmi les bêtes empaillées du Muséum d’histoire naturelle, tandis que Knut, devenu ours blanc de divertissement, et Britney Spears, métamorphosée en oiseaux pailletés, sèment le trouble par leur insolite présence. Avec Pattern of change, Linda BIrkedal introduit l’étrange dans la rue et chorégraphie en tension les impulsions contradictoires de l’ordre et du chaos : deux filles jouent avec le flux des badauds comme avec les obstacles urbains, jusqu’à ce qu’émergent les prémisses d’un mouvement d’ensemble. En s’installant dans un kiosque désaffecté, qui fut autrefois un point central de Bergen, Rebekka Nystadbakk et Huy Le Vo perturbent aussi l’espace public, harponnant le regard des passants, soudain surpris dans le tracé net de leur trajet. Quant à Sigrid Hirsch Kopperdal, elle s’immisce avec This person dans la chaude rumeur d’un café pour chuchoter ses histoires curieuses à fleur de peau.

Si certaines des quatre propositions se sont révélées plus intéressantes dans leur principe que convaincantes dans leur mise en ½uvre, Oktoberdans a clairement réaffirmé, par ce parti pris autant politique qu’artistique, le besoin de sans cesse interroger le sens du geste chorégraphique dans son rapport au spectateur et à l’espace commun.

A sa manière, Deepblue, compagnie belgo-norvégienne animée par Heine Røsdal Avdal (qui a reçu le Prix Oktoberdans 2008), Christoph De Boeck et Yukiko Shinozaki, travaille la question dans You are here. Creusant la même veine que Some notes are, présenté lors de la précédente édition, elle allie déconstruction conceptuelle et ludisme dans une pièce qui s’amuse à jouxter réel et représentation, à actionner et désamorcer simultanément le processus fictionnel. Dans le lointain sillage de la démarche de Jérôme Bel, cette mise en abime en appelle à la réflexion critique du spectateur quant à son positionnement, physique, sensible et intellectuel, quant aux expériences personnelles qui man½uvrent les mécanismes de perception et d’interprétation, quant à la façon dont chacun relie la carte et le territoire.

Créé en 1997, Oktoberdans reste pionnier parmi les trois principaux festivals de danse, aux côtés de Coda à Oslo et du DanceFestival Barents, à Hammerfest, plus régional. La qualité de la programmation internationale, qui comptait cette année notamment l’Islandaise Erna Omarsdóttir, la troupe croate BADco. (Croatia), les duos américano-autrichien Meg Stuart-Philipp Gehmacher et anglo-italien Jonathan Burrows-Matteo Fargion, ainsi que des invités norvégiens, dont Deepblue, Kenneth Flak et le collectif Plire Multi Dance, ne l’ont pas démenti !



1. Données fournies par Danseinformasjonen, centre national dédié à l’information sur la danse en Norvège. Voir www.danseinfo.no.


Le festival international Oktoberdans se tenait à Bergen, Norvège, du 22 octobre au 1er novembre dernier.


Crédits photos :

Une : You are Here, de la compagnie Deepblue. Photo: Heine Avdal

Article : You are Here, de la compagnie Deepblue. Photo: Giannina Urmeneta Ottiker

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