L’origine des deux courts-métrages de Eiko Otake, projet en solitaire, remonte à 2014, année où elle se rend à Fukushima, « ville aux 1500 cerisiers » dévastée par le tsunami et la fusion des réacteurs de la centrale nucléaire, où elle ne peut rester « que peu de temps, le niveau des radiations étant très élevé ». « Après ma première visite à Fukushima, j’ai commencé à penser à mon travail en solo. J’ai pensé à des lieux qui ne sont pas des théâtres, à des endroits où trouver des gens qui ne vont pas au théâtre, à des bibliothèques, des hôpitaux, des cafétérias, des magasins. C’est là que j’ai recommencé. » Dans A Body in Tokyo, la danse prend toute sa place. Elle a sa théâtralité sans être du tout théâtrale, étant in situ. Et tout son temps – Eiko joue sur l’action la plus ralentie et en écho, nous livre ses réflexions dans la bande son.
Eiko sans Koma
Ce film est plastique, chorégraphique et poétique. On sent l’influence d’Hijikata, fondateur du buto, dans l’usage du ralenti, dans celui du travail au sol et du hiératisme d’ensemble. Mais Eiko n’a « jamais prétendu être une danseuse de butô » pour n’être pas restée « des années à apprendre » la technique. En voix off, elle nous dit être restée trois mois dans le studio d’Hijikata. Avec Koma Tokashi, elle suit deux fois par semaine les cours de Kazuo Ôno, dont elle parle comme d’un « arbre gigantesque ».
À la fin des années 60, elle se sent très motivée politiquement et participe aux manifestations estudiantines inaugurant la nouvelle décennie, « que ce soit à Akasaka, près du parlement, ou à Shinjuku et Shibuya, mais pas à Ueno », le quartier tokyoïte où se déroule le début du film. Mécontents de la situation politique dans leur pays, ils songent à émigrer. « Comme les États-Unis étaient en guerre au Viêt Nam, nous ne voulions pas nous y rendre alors [en 1972]. Nous avons pris un bateau russe et avons débarqué à Nakhodka. De là, le transsibérien nous a menés à Khabarovsk puis à Moscou. Nous avons pris l’avion pour Vienne et sommes arrivés finalement à Munich. » Dans la bibliothèque du Bunka Kaikan, Eiko est fascinée par les photos historiques de danseurs comme Vaslav Nijinkski, Mary Wigman, Dore Hoyer : « Bunka Kaikan représente pour moi le début de ma vie de danseuse. » Wigman étant trop âgée pour continuer de donner des cours [elle décédera l’année suivante], Eiko et Koma se rendent « à ceux dispensés quotidiennement [à Hanovre] par son assistante, Manja Chmiel, une soliste extrêmement douée. » Après avoir dansé en Allemagne, aux Pays-Bas et en Afrique du nord, le couple se fixe en 1976 à New York.
Une certaine idée de la danse
Pour composer le documentaire A Body in Fukushima, le photographe William Johnston a soigneusement filmé au banc-titre et monté, à la manière d’un diaporama, des photos de la danseuse prise dans les lieux ou non lieux, aujourd’hui en partie vidés de leur substance humaine, mais où la nature reprend son cours. Ces clichés font partie d’une exposition et d’une publication au titre éponyme. Tantôt la danseuse se fond dans le décor désolé, tantôt, au contraire, elle se détache de la ville désertée et du paysage environnant sous forme de chocs visuels, d’associations inattendues, de rapprochements surréels. Les cadrages, les couleurs, les collages relèvent du land-art. Certaines photos sont également insérées dans le court-métrage Un corps à Tokyo ou vidéo-projetées comme toile de fond dans certains lieux clos où se produit la danseuse. « Je pense souvent aux frontières. À quoi ressemble l’intérieur pour les gens à l’extérieur ? Les gens dehors peuvent ignorer cet espace intérieur. Ceux habitués à une lumière extérieure éclatante ne l’estiment jamais trop brillante. Pour moi qui viens de sortir, cette lumière m’aveugle. J’adore la vie et les gens souvent me taquinent pour savoir combien j’ai d’énergie. Le fait que j’aime la vie signifie que je ne veux pas mourir. C’est pourquoi je sens que je dois me préparer à mourir. La danse est pour moi un moyen d’apprendre à mourir. »
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