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Se faire hurler dessus, être taxé.e « d’être ni homme ni femme » ou encore de « femme à barbe » : une transition de genre expose à tous types de violences, de l’agression la plus crasse à l’instrumentalisation la plus perverse. Si les milieux de la danse et de la performance semblent plus enclins à déstabiliser les normes et les archétypes, les artistes trans doivent encore se battre, sur scène comme dans la vie, contre les étiquettes et les curiosités déplacées.

Une analyse extraite du n°115 de Mouvement


« Vous voulez que j’enlève mon string ? » Mettre les pieds dans le plat et renvoyer l’obscénité dans l’autre camp : dans sa pièce Manifesto Transpofágico, Renata Carvalho organise un vote à main levée. Si la majorité des spectateurs refuse à chaque fois qu’elle se dénude, la performeuse n’est pas dupe. « Au fond, vous voudriez tous savoir. » Quand leur existence ne déclenche pas de panique morale – la polémique, fin août, à propos de la nouvelle affiche du Planning familial représentant un homme trans enceint en est le dernier avatar –, les personnes trans doivent en permanence esquiver la curiosité dont elles sont l’objet. Si certain.e.s artistes ont accepté de nous raconter leur histoire, c’est que transition et création y sont presque indissociables. Théâtre de leurs devenirs, la scène s’avère être un terrain politique de premier choix pour récupérer le pouvoir sur les récits de transidentités – trop souvent pris en otage par les personnes non concernées – pour en restituer l’épaisseur et la pluralité. Enfin et surtout, pour sortir du drame. La danse et la performance sont à même de saboter les archétypes de genre et de désamorcer les réflexes de pensée qui nous oppressent : pour elleux, c’est une évidence. « Quand tu as un corps non normatif, il suffit de marcher sur un plateau pour que quelque chose se passe », souligne le chorégraphe Pol Pi. Le milieu culturel échappe-t-il pour autant à la transphobie ? Rien n’est moins sûr. 


La plupart de celleux que nous avons rencontré.e.s s’accordent néanmoins à dire que leur coming out a été plutôt bien reçu dans leur entourage professionnel. « Dans ma compagnie, j’ai simplement changé de vestiaire, décrit le chorégraphe Daniel Mariblanca. Je suis passé de celui des femmes à celui des hommes. Au début, je ne comprenais rien, mais maintenant ma présence est devenue naturelle. » L’interprète Jayson Batut a l’impression que le spectacle vivant est « un environnement privilégié », notamment par rapport au cinéma, où il s’est récemment vu refuser un rôle. « Le réalisateur a dit au directeur de casting qu’il ne voulait pas de personnage comme moi dans la série. C’était très maladroit : je ne suis pas un personnage ! » Lorsqu’il a entamé sa transition, il y a deux ans, il travaillait avec la chorégraphe Meg Stuart. « Je me suis dit que je n’avais plus de temps à perdre. À l’intérieur, je suis un pédé. Et j’avais beau faire tous les efforts du monde pour être accepté dans le milieu pédé, je ne l’étais que jusqu’à un certain point. C’était le bon moment, les bonnes personnes avec qui le faire. Mes collègues m’ont soutenu et ça n’a pas eu d’incidence directe sur mon travail. Tant mieux, parce que dans ma vie, le travail passe avant tout. » Jayson a gardé sa partition dans Cascade mais aussi dans 10 000 gestes de Boris Charmatz, à quelques détails près. « Boris en a blagué : “En fait, tu as fait tout ça pour qu’on change ton costume.” (rires) » 


PETIT OUTING ENTRE AMIS


En dépit du soutien indéfectible des partenaires de sa prochaine création, la metteure en scène et performeuse Vanasay Khamphommala ne s’aventurerait pas à faire de son cas une généralité. « Il y a de vieilles affinités entre la gauche et les milieux de la culture, mais il faudrait que cet alignement cesse d’être un paravent derrière lequel on se cache pour ne pas se remettre en question. Je vais être un peu dure, mais je pense que le milieu de la culture est moins progressiste qu’il ne le croit, parce qu’il se pense plus déconstruit qu’il ne l’est. » Pour se sentir à l’aise avec l’institution, elle attend « de voir des personnes trans dans les services des théâtres, pas seulement sur les plateaux »


Lors d’une performance de Daniel Mariblanca, un spectateur est monté sur scène et lui a hurlé dessus. Si la violence va parfois jusqu’à l’agression, celle-ci est souvent plus insidieuse, multi-forme, et à combattre sur tous les fronts. C’est un programmateur qui s’approche d’une chorégraphe dont le corps change, la dévisage de haut en bas, avant de balancer : « Ah ouais, c’est donc ça ! » De fausses évidences : « On m’a affirmé, en faisant explicitement référence à ma mastectomie, que je ne pourrais plus danser mes précédentes pièces. Et j’étais là, “euh, c’est pas du tout le moment en fait... je traverse un truc assez complexe (rires). Mais arrêtez quoi ! Il faut faire confiance à notre capacité à réinventer et resignifier les choses. » Des réflexions qui laissent transpirer une misogynie crasse : « On m’a dit : “Vous jouez aux meufs et c’est dégradant d’être à quatre pattes. Mais on ne joue pas aux meufs. » La chorégraphe Ève Magot, en transition depuis à peine un an, laisse transparaître une colère empreinte de lassitude. « Je ne m’attendais pas à ce que des femmes cis [qui s’identifient à leur genre de naissance – Nda] viennent me voir avec un certain féminisme accusateur. Mais c’est globalement ce qu’on reproche toujours aux meufs trans : de reproduire des clichés sexistes. » 


Eve Magot © Louise Desnos


Du côté de la presse, mégenrages (utilisation du pronom et du genre d’origine, et non de destination, des personnes trans) et métaphores foireuses sont récurrents. « Femme à barbe », « statue grecque », « être ni homme ni femme ». Et usent la patience des concerné.e.s « C’est une fantasmagorie de personne cis. Je ne suis pas “ni homme ni femme”, je suis une femme. » Parfois, les articles et émissions vont jusqu’à révéler des informations intimes, avant les artistes, et sans leur consentement. « Il était écrit noir sur blanc que j’étais trans. Je ne l’avais pas encore annoncé à mes parents. Heureusement qu’ils ne vivent pas en France. » Et encore : « Elle a eu l’inélégance d’outer mon opération en direct à la radio. » 


TRANSITION PUBLIQUE 


vComment envisager sereinement une transition quand son travail implique en permanence de s’exposer publiquement, que les carrières se jouent à la « bonne rencontre » et que le succès est étroitement articulé à un nom ? En 2008, le coming out de Phia Ménard coïncide avec sa création de PPP. Cette pièce marque l’aboutissement d’une remise en cause radicale de sa pratique du jonglage et un tournant dans sa carrière artistique. « J’en avais marre qu’on ne prête attention qu’à la virtuosité. Il y a quelque chose de terriblement aliénant à devoir sans arrêt maintenir l’idée qu’on est extraordinaire. La virtuosité du jonglage me renvoyait constamment à mon identité masculine, et donc au pouvoir. » Malgré le succès critique, aucun professionnel ne semble vouloir programmer la pièce. « À ce moment-là, j’ai vraiment douté, très fort, de vouloir continuer. Je suis allée à mon rendez-vous au ministère de la Culture avec l’intention de rendre l’argent de ma subvention. » Rue de Valois on ne veut rien entendre. À raison : la pièce tournera finalement plus de dix ans. « De la première où j’étais encore dans la peau d’un garçon, jusqu’à la dernière, où je n’étais plus un garçon, j’ai vécu PPP en étant sans arrêt un objet de curiosité à moi-même. Chaque jour il se passe quelque chose en vous, et vous ne le comprenez pas : vos goûts changent, vos désirs changent, vous prenez conscience du pouvoir de ce truc dingue qu’est la testostérone, en en faisant le deuil. » Elle se souvient très bien des spectateurs qui revenaient, « pas pour voir la pièce, mais pour être témoin de la transition. » Elle est loin d’avoir ignoré le frisson qui accompagnait l’annonce de chacun de ses nouveaux spectacles. « Pendant des années, la question qui se posait était : allait-on me voir nue ? Mais pour constater quoi ? Opéré.e / pas opéré.e ; hormones / pas hormones ? Est-ce qu’on est moins femme ou plus femme avec un pénis ? Il s’agit d’être soi-même. La réponse appartient donc à chacune. » 


Parce qu’elle ne se sentait pas en mesure de « gérer » toutes ces implications, Ève Magot a longtemps repoussé sa démarche. Son cas n’est pas isolé, précise-t-elle, en faisant référence au travail du sociologue Emmanuel Beaubatie et à son ouvrage Transfuges de sexe : Passer les frontières du genre. « De mémoire, la moyenne d’âge de transition des femmes trans  c’est 37 ans. Pour les hommes trans, c’est plutôt 22 ou 23 ans. Quand tu transitionnes en tant que femme trans, tu subis un déclassement social. Donc tu retardes, tu attends d’avoir suffisamment de solidité économique, familiale et professionnelle pour ne pas vivre un effondrement total. » Dès son changement de prénom, les difficultés commencent. « Si tu tapes “Ève Magot” sur Google, il n’y a rien qui sort. C’est une perte symbolique pour un.e artiste, qui a des conséquences très concrètes. » Lorsqu’elle va au théâtre, les gens ne la reconnaissent plus. « Du coup, certains collègues et pros ne me disent plus bonjour. Mais aller les voir pour dire “hey, c’est moi”, c’est trop difficile. À chaque fois, c’est un nouveau coming out. C’est le cas de toutes les personnes trans. En réalité on ne fait pas un coming out, mais plein, tout le temps. Mais dans ce job c’est compliqué, parce que nos métiers fonctionnent sur l’interpersonnel, il y a une disparition à cet endroit-là aussi. » Ève décrit la transition comme « un boulot à plein temps », un « parcours de combattante ». « Et si je fais ce boulot, je ne peux pas en faire un autre en même temps. Mais si je ne lance pas de nouveau projet pendant un an, l’année suivante je n’ai pas de travail. » Telle est la réalité d’un milieu ultra-compétitif : « Le secteur n’en a rien à faire que tu disparaisses ou que tu déprimes. Une nouvelle personne va “émerger”, comme tous les trois ans, deve nir la nouvelle prodige, et être pressée comme un citron. On n’est pas capable d’accueillir des changements de vie comme la transition ou la maternité parce que tout le monde s’auto-exploite sans arrêt. » 


Avide de nouveautés à consommer, le milieu du spectacle vivant l’est tout autant de propositions « subversives ». Quoi de mieux, donc, que d’inviter des artistes qui « questionnent le genre » sur scène comme dans leur vie, dans des temps forts thématiques qui leur sont à 100 % consacrés ? « À quand un “festival des hommes” ou un “festival des blancs” ? », ironise Pol Pi. Les artistes trans doivent naviguer entre l’écueil de leur invisibilisation et celui de leur instrumentalisation. Les logiques institutionnelles de captation symbolique sont sans doute les plus difficiles à subvertir. « C’est le dilemme que traversent toutes les minorités, rappelle le chorégraphe. Est-ce qu’on peut appréhender notre travail par un autre prisme que celui de l’identité ? Il y a toujours cette attente que l’on parle de ça, parce que ce serait notre fonction. C’est un poids en plus, qui peut être fatiguant à la longue. » D’autant qu’il charrie son lot de doutes. « Mes pièces intéressent-elles ou suis-je simplement un “token”, une caution pour justifier du politiquement correct d’un événement ? Pour l’instant, on est dans une case que les hommes blancs cis-hétéros ne peuvent pas remplir. Mais serons-nous autant valorisé.e.s lorsqu’on voudra parler des mêmes choses qu’eux, de cet universel qui, soi-disant, leur appartient ? » Alors qu’il débute une nouvelle création autour des mouvements de la transe chamanique, Pol Pi s’interroge sans pour autant en perdre son humour. « On veut bien quitter notre case, mais est-ce qu’on va nous laisser faire ? Je suis curieux de voir si quelqu’un sera capable de relier cette nouvelle pièce à ma transmasculinité. » 


NO MORE DRAMA 


Le chemin est encore long. Et il est temps d’occuper l’espace, symbolique comme quotidien. Jayson Batut aime dire qu’il fait « du travail de terrain ». « Quand je vais dans des saunas gays ou des cruising bars, le plus souvent je suis le seul. Et je me dis : on ne prend vraiment pas assez de place. Ce n'est pas toujours facile de se confronter aux regards surpris, surtout quand on est seul. Mais si on ne le fait pas, personne ne va s’habituer non plus ! » Dans les ateliers d’écriture qu’elle anime, Vanasay Khamphommala ouvre régulièrement le débat. « Quand tu imagines un avocat trans ou un juge non blanc, tu n’es pas en train de faire un truc révolutionnaire, ni de la science-fiction. Tu braques seulement le projecteur sur des réalités qui existent, mais qui précisément ne sont jamais représentées. Ces lo giques continuent d’exclure les personnes en situation de discrimination, sous prétexte que nos visibilités seraient trop fortes. » Valoriser des formes « moins spectaculaires » d’identités trans lui semble extrêmement important. En ce qui la concerne, en revanche, elle n’a aucun « désir de discrétion ». « Si transitionner c’est aller vers une position d’impuissance politique, alors ça ne m’intéresse pas du tout. Ce qui m’intéresse, c’est d’être une artiste puissante. Et sur le plateau, je me vis parfois comme une femme très puissante. » Vanasay a compris très vite – quand on ne le lui a pas laissé entendre – que pour être sur scène, elle devrait se créer ses propres partitions. Dans ses pièces, qui relèvent souvent de l’autoportrait, elle s’ingénie à déstabiliser les catégories masculin / féminin pour créer un espace plus poreux, plus jouissif. Dans Echo, piochant dans les récits mythologiques, elle se présente nue, moustache et barbe discrète, de longs cheveux bruns tombant sur ses épaules. « Il y a presque un truc à la Magritte de dire “Ceci est une femme”. C’est important pour moi de montrer mon corps, et de ne pas cacher mon sexe, pour créer des espèces de courts-circuits de pensée et déconstruire cette idée, politiquement problématique, selon laquelle on peut définir quelqu’un à partir de si peu de centimètres carrés de peau. »


Vanasy Khamphommala © Louise Desnos

 

Artiste-performeur originaire d’Iran, Sorour Darabi entend, lui, mettre en crise la pensée binaire qui trace une ligne de partage stricte entre les sexes, comme entre nature et culture. « Les existences trans sont constamment renvoyées à leur soi-disant impureté biologique. Mais qu’est-ce qui est naturel ? » Dans son art, il cherche toujours à ouvrir « un entre-deux », « un monde parallèle » où ces oppositions ne font plus autorité. En justaucorps chair, perché sur des chaussures à plateformes minérales, manipulant des pelotes de poils et de cheveux, il réactive dans Natural Drama la figure d’une princesse iranienne lesbienne qui, avec sa moustache et son monosourcil, était un canon de beauté du début de la modernité au Moyen-Orient. « Dans ma langue maternelle, le farsi, les déterminants “le” et “la” n’existent pas. Historiquement en Iran, la beauté des hommes et des femmes était décrite avec les mêmes mots. Pourquoi ce n’est plus le cas aujourd’hui ? » 


Dans la culture mainstream, les rares œuvres qui mettent en scène des parcours de transitions le font presque exclusivement sur le mode du grotesque ou du désespoir. Si bien que Daniel Mariblanca a mis du temps à comprendre que ce qu’il traversait pouvait être joyeux. « Je croyais que la transidentité impliquait nécessairement une dysphorie de genre [sentiment de détresse et de souffrance exprimée par les personnes dont l’identité vécue ne co respond pas à celle qui leur a été assignée à la naissance – Nda]. Moi, je n’ai jamais détesté mon corps, pas parce que je le trouve beau, mais parce qu’il me permet de faire ce que j’aime le plus au monde : danser. » Devenu chorégraphe, il a décidé de consacrer sa vie à la mise en scène de ces trajectoires multiples et de ces identités protéiformes : « Si l’espace n’existait pas, j’étais bien déterminé à le créer moi-même. » Cet engagement a donné un titre à son premier solo et signé la naissance de sa compagnie 71bodies, aujourd’hui forte de trois autres créations. « Je tombe amoureux des histoires des gens qui vivent dans les marges, je veux les écouter, les mettre au centre et transformer leur vie en art », explique-t-il avant de compléter : « On essaie juste d’exprimer la beauté de nos existences. Et c’est puissant, pas seulement pour nous, mais pour le monde entier. Pourquoi les gens ont-ils toujours besoin d’être sûrs : c’est ça, ou ça ? Tu aimes les femmes ou les hommes ? Tu es un homme ou une femme ? On devrait pouvoir comprendre ce qu’est une femme et ce qu’est un homme dans plein d’acceptions différentes. » L’homme trans enceint dessiné sur l’affiche du Planning familial n’est pas le seul à être pour. 



Texte : Aïnhoa Jean-Calmettes et Léa Poiré

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