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Vous montrez que le concept de dictature n’est pas une catégorie d’analyse politique fiable mais le synonyme de « régime non légitime ». Comment s’est-il construit ?

 

En opposition à la démocratie. Pour construire démocratie et dictature comme deux réalités absolument distinctes et hermétiques, on produit de l’ignorance. Personnaliser à l’extrême les régimes autoritaires et se focaliser sur les excentricités des leaders politiques nous exempte de produire de la connaissance sur les institutions des pays en question et leur population, réduite à une forme de passivité digne de l’enfance. Tous les moyens sont bons pour empêcher les comparaisons entre les régimes : utiliser des vocabulaires différents pour décrire des phénomènes similaires, flouter les différences immenses qui existent au sein même des catégories « démocratie » et « dictature ». Pourtant, un État autoritaire fondé sur des élections et une constitution partage le même régime – la démocratie représentative – qu’une démocratie libérale.

 


Comment l’opposition entre dictature et démocratie est-elle devenue le nouvel avatar de celle entre barbares et civilisés ?

 

L’année 1991 marque la fin du grand XXe siècle, celui de l’affrontement entre deux modèles. Désormais, « il n’y a pas d’alternative » au règne sans partage de la démocratie libérale et du capitalisme de marché, incarné par les États-Unis : l’Occident comme futur du monde. À l’horizon du XXIe siècle, le centre de gravité des équilibres géopolitiques se déplace vers l’Asie. Le modèle émergent de la Chine fait rêver le Sud global à un renversement des rapports de puissance et à la fin de l’hégémonie occidentale. Or, pour que le destin occidental puisse se réaliser, il faut des barbares à civiliser. Ce XXIe siècle s’ouvre donc aussi sur une énième tentative de l’Occident pour trouver des barbares – ce que vont faire les États-Unis avec la Chine et l’Asie en général, via le recours à la dictature comme critère de civilisation. Cela a des implications très concrètes : le Congrès américain vient de voter un budget faramineux pour faire de la propagande antichinoise. En réalité, derrière la démocratie, le marqueur invariant de la civilisation reste le droit et suit les évolutions historiques de ce dernier. Au XVIe siècle, la ligne de partage se fait avec le « droit naturel », censé découler de Dieu ou de la nature et distinguant l’homme du reste du vivant. Avec la philosophie libérale, les barbares sont ceux qui ne sont pas entrés en société par un contrat social. Au XIXe siècle, grande période de mission civilisatrice, les nations colonisées le sont car leur droit ne serait, soi-disant, pas suffisamment moderne ou développé. Aujourd’hui, les dictatures sont considérées comme étant des régimes sans droit. Cela ne résiste évidemment pas aux études empiriques : dans les régimes autoritaires, le droit est un outil puissant, de contrôle social comme de légitimation politique. Sous couvert de rupture, il y a donc une grande continuité entre le monde post-1991, le monde de la guerre froide et les époques précédentes : tout change pour que rien ne change. Mais le défi est d’autant plus grand aujourd’hui : sur les plans économique et technologique, le rapport de force se renverse progressivement en faveur du Sud global, en particulier de la Chine.



À la faveur de la multiplication des états d’exception et d’urgence, une zone grise s’est créée entre les catégories « dictature » et « démocratie ». On parle de « démocratie illibérale », de « démocratie autoritaire » ou de « démocrature ». Ces termes vous conviennent-ils ?

 

À travers la mondialisation des états d’exception — qui tendent à se ressembler d’une nation à l’autre —, une convergence s’est dessinée entre les États. Les similitudes entre Singapour et la France sont frappantes à cet égard. Pour saisir l’immense diversité du monde, les termes que vous citez permettent de travailler mieux, mais on gagnerait à les multiplier encore davantage. À partir des deux grands axes qui définissent la démocratie libérale — la souveraineté populaire par l’élection d’un côté, les libertés publiques de l’autre —, on peut établir des continuums entre dictatures et démocraties plus ou moins autocratiques, ou entre régimes autoritaires et démocraties plus ou moins illibérales. Sur la question des libertés publiques, le curseur se déplace entre un régime préventif — où le mode par défaut est l’interdiction – et un régime libéral où le mode par défaut est l’autorisation. Quant aux élections, les questions à se poser sont les suivantes : quelle part de la population peut voter ? Avec quelle régularité ? Quelle part de la population est exclue du suffrage pour une raison ou une autre ? Les travaux qui documentent le système d’exclusion du vote d’une partie de la population noire aux États-Unis sont édifiants. En Europe, ces études n’existent pas. Pourtant, plutôt que de parler de l’abstention comme d’une sorte de faute morale de la part des électeurs, on pourrait l’analyser comme quelque chose de systémique, produit par la démocratie représentative elle-même. Peut-être que l’abstention fonctionne exactement comme elle devrait fonctionner, c’est-à-dire en réinstaurant un système de suffrage censitaire qui permet la captation du pouvoir par une certaine classe sociale.

 


Dans les démocraties elles-mêmes, la méfiance vis-à-vis du peuple reste immense.

 

La démocratie représentative a été fondamentalement pensée comme une manière de ne pas donner le pouvoir au peuple ! Cela nous vient du libéralisme qui, historiquement, est inventé pour conjurer le danger de la démocratie. Peut-être qu’on ne le dit pas assez, mais la peur du peuple et de l’expropriation est la clé de la pensée libérale. Le contrat social est inventé pour garantir le droit de propriété. Le constitutionnalisme, c’est l’idée selon laquelle le peuple est dangereux et qu’il faut donc verrouiller le cadre pour s’assurer qu’il ne déborde pas. La justice constitutionnelle, qui en est la dernière technologie en date, s’assure que le peuple ne revisite pas trop sa constitution. Et le XXIe siècle est celui où le centre du pouvoir politique se déplace vers les juridictions constitutionnelles.


 

Pour revenir à l’opposition entre démocratie et dictature : si elle ne permet pas de comprendre le monde, à quoi et à qui sert-elle ?

 

Sa première fonction concerne la politique internationale : cette représentation vise à nous préparer à la guerre contre les régimes autoritaires, en la justifiant par l’idée de « guerre juste ». Cette dernière nous vient des grands auteurs chrétiens de l’Antiquité et du Moyen Âge comme saint Augustin et Thomas d’Aquin, et sera ensuite reprise par les fondateurs du droit international à partir des XVet XVIe siècles. La grande synthèse en serait peut-être la théorie dite de « la paix libérale démocratique », qui est aussi ancienne que le libéralisme lui-même. On peut la faire remonter à Emmanuel Kant qui, à la fin du XVIIIe siècle, écrit que pour qu’advienne la paix universelle, il faut fédérer les républiques. Les États qui ne sont pas des républiques menacent cette fédération, et la guerre à leur égard est donc justifiée. John Rawls, acteur du renouveau de la pensée libérale dans les années 1970, est un partisan de ce qu’il nomme « l’exemption suprême d’urgence » : il est légitime de soustraire l’application du droit international humanitaire à l’encontre d’une « nation pas bien ordonnée ». Il y a un travail de différenciation de l’application du droit international en fonction du statut des nations concernées et de leur type de régime. Ce discours est l’alpha et l’oméga de la politique internationale des États-Unis à laquelle nous sommes vassalisés, et ce depuis les Bush et les Clinton jusqu’à aujourd’hui. Sa deuxième fonction concerne la politique intérieure : elle permet d’empêcher toute critique de la démocratie libérale et toute remise en cause du système politique actuel avec l’argument fallacieux du « c’est pire ailleurs ». Toute critique de la démocratie libérale est accusée de faire le jeu de l’autoritarisme et du fascisme. Ce que je montre dans Géopolitique de l’état d’exception, c’est qu’on pourrait attribuer la double fonction de ce discours, que je viens de décrire, aux ennemis de la démocratie et du libéralisme. Alors qu’historiquement et conceptuellement, c’est plutôt l’inverse : les avocats les plus zélés des guerres justes sont souvent les plus grands libéraux démocrates de leur temps.

 


Comment l’illusion de supériorité des démocraties libérales occidentales accélère-t-elle leur déclin ?

 

Les démocraties occidentales, malades de la crise de la représentativité, ne le sont-elles pas aussi un peu de leur impérialisme ? Leur arrogance encourage une production d’ignorance sur le reste du monde qui les rend aveugles au basculement géopolitique en cours. Et l’on observe aussi un effet boomerang : puisque l’Occident a fondé son identité sur la suprématie de la démocratie, la remise en cause de ses actions et de cette hégémonie passe par une remise en cause de son modèle. Alors qu’il existe pourtant, à l’échelle mondiale, un vrai consensus sur l’idée du pouvoir du peuple. On observe un phénomène similaire avec les droits humains. Le principe selon lequel les individus doivent avoir des droits politiques et socio-économiques est consensuel. Pourtant, cette idéologie droit-de-l’hommiste est remise en cause dans le Sud global parce qu’elle est l'instrument de politiques étrangères de domination.

 


Est-ce possible de rester attaché à la démocratie tout en se débarrassant de l’impérialisme qui lui est historiquement lié ?

 

La démocratie, le libéralisme, le constitutionnalisme et les droits humains – toutes ces grandes idées qui auraient pu être belles – sont nés pour et par l’impérialisme. Est-ce que ça les condamne ? Y a-t-il quelque chose à sauver ou faut-il tout repenser ? C’est l’éternel dilemme entre réforme et révolution. La conclusion à laquelle je suis arrivée, c’est qu’il serait peut-être bon de tout repenser. Selon le courant de l’école critique du droit à laquelle j’appartiens, le problème réside dans la conceptualisation même du modèle de la démocratie libérale. Le contrat social qui la fonde n’existe que parce que certains en sont exclus, que ce soit au niveau international – qui fait partie ou non du « concert des nations » ? – ou à l’intérieur des nations. Tous les États sont, dans une certaine mesure et à des degrés plus ou moins divers, des États d’apartheid : les règles ne sont pas les mêmes pour toutes les catégories de populations et tous les territoires. L’idée qu’il y aurait un droit, seul et unique, qui s’appliquerait uniformément est une fiction. Un discours que le droit s’est construit sur lui-même et qui est aujourd’hui intériorisé par tout le monde. 

 


Le droit n’est-il donc pas juste ?

 

Marx, dans un article sur le vol de bois publié dans La Gazette Rhénane en 1842, puis l’historien E. P. Thompson, avec son travail sur le Black Act du XVIIIe siècle au Royaume-Uni [qui punit de pendaison le braconnage – Ndlr], ont montré comment le droit a été utilisé pour exproprier ou transformer en vol ce qui relevait de la jouissance collective de la nature pour se nourrir, se chauffer ou se loger. Et ainsi transformer en pauvres ceux qui habitaient aux lisières des forêts. Dans la mesure où le droit est un instrument d’oppression, une manière de légitimer des rapports de force en effaçant leur violence inhérente, faut-il l’abandonner ou le conserver ? Critiquer le droit nous amène-t-il toujours vers le pire – un retour à la violence nue – ou peut-il nous amener vers le meilleur ? Même si cela relève d’un acte de foi, je crois qu’il faut continuer à croire dans le droit, peut-être en le détachant de l’État. Il doit être possible de déconstruire sans tout détruire.

 


Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes

 


La dictature, une antithèse de la démocratie ?, Éditions Le Cavalier Bleu

Géopolitique de l’état d’exception, Éditions Le Cavalier Bleu

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