CHARGEMENT...

spinner

Rien n’est plus comme avant dans le Jura : le dérèglement climatique modifie les terroirs et le prix du foncier grimpe sous la pression de deux produits-stars : le vieux Comté et le vin non-soufré. Les paysans d’hier sont les nouvelles coqueluches des étoilés. Mais les spéculateurs et les Appellations d’Origine Contrôlée, incapables de s’adapter aux nouvelles pratiques viticoles, alimentent la folie des grandeurs. Chronique d’un succès explosif sous 35 degrés, plus 13 dans la bouteille.

Reportage extrait de Mouvement n°115


Une BMW noire ralentit sur la rue principale de Rotalier, 156 habitants, sur les contreforts du massif jurassien. Deux trentenaires tchèques en sortent. Ils tiennent un restaurant à Prague. Ils cherchent Jean-François Ganevat, vigneron en nature, pour tenter d’organiser une dégustation l’été prochain, si toutefois c’est possible. On se retrouve propulsés traducteurs. Le « roi » Ganevat, cuir de motard sur les épaules et cuir nu au-dessus des oreilles, s’en va attraper quelques bricoles à la cave. Chez lui, il n’y a rien à vendre, mais il y aura toujours à boire. La cérémonie débute par un Savagnin ouillé. À l’autre bout de la table de banquet, un petit jeune écosse des haricots en silence. Jean-François – dit Fanfan – c’est la 14e génération de vignerons au domaine. Il y a 20 ans, il avalait la route au volant d’un C15 pour écouler son vin, à 20 centimes du litre, aux comités d’entreprise : le bon plan, c’était les usines Peugeot à Sochaux-Montbéliard. « Quand j’ai repris le domaine, il n’y avait plus un sécateur ni une paire de bottes. 99 % du vin était vendu en Franche-Comté. Je n’avais jamais pris le train, je ne parle pas anglais et je ne me voyais pas monter à Paris. » Et puis, dans la famille, il fallait s’opposer aux anciens, qui ont toujours raison. « J’ai voulu construire une cave – “ah bah comment tu vas faire pour payer”–, j’ai voulu passer en bio – “bah mon p’tiot, le bio bah tu vas voir” –, j’ai voulu travailler les vignes en traction animale – “ça se voit que le cheval, toi t’as pas connu ça”. » Fanfan a été élu meilleur vigneron de France en 2018. Tout a bien changé dans le Jura et c’est ce qui nous amène. « J’étais avec un gars hier qui me disait : “Les bouteilles que tu vends 30 balles au domaine, je te les rachète 200. Tout de suite.” C’est un Canadien. Il dit qu’il peut les revendre 800. Il veut une palette de 600 bouteilles. » Le genre de contraste qui fait forte impression au début d’un article. À l’automne dernier, Ganevat a vendu son domaine au fils d’un oligarque russe pour 48 000 euros l’hectare. Le montant total de la transaction – qui comprend les stocks, les murs, la marque et le savoir-faire de Fanfan – n’a pas été rendu public. On sait que c’est bien plus. Les actifs du repreneur, dont la fortune est réputée « proche du Kremlin », ont été gelés après l’invasion de l’Ukraine. Mais on n’en est pas là dans l’histoire. « T’as encore soif mon p’tit coco ? »

 





Voilà le topo : il y avait 20 000 hectares de vigne dans le Jura avant la crise du phylloxéra, ce puceron venu des États-Unis qui a décimé le vignoble français à la fin du XIXe siècle. Pour garantir la qualité de leur travail, sujet à tous types de fraudes en ce temps-là, et relancer la production, des vignerons inventent les Appellations d’Origine Contrôlée (AOC). La toute première est attribuée au vignoble jurassien d’Arbois en 1936. Aujourd’hui, le Jura est l’un des territoires qui compte le plus d’AOC : cinq pour le vin et quatre pour le fromage, dont le Morbier, le Mont d’Or et le fameux Comté, de très loin le fromage le plus consommé de France. Ces zones d’appellation se chevauchent. Le Comté fait un carton au box-office ; et le vignoble jurassien, désormais empilé sur 2 000 petits hectares, se trouve bien à l’étroit. Le monde entier veut boire du Jura naturel, mais c’est très nouveau : avec sa tradition viticole millénaire, sa culture des châteaux et des grands crus élevés en fûts de chêne, la France a longtemps dédaigné les vins travaillés sans chimie. De même le terroir jurassien, qui n’a pas vraiment de château à faire valoir, pas même à Château-Chalon. « Il y a 10 ans, quand on a démarré, c’était un vin que personne ne comprenait. Aujourd’hui, un restaurant gastronomique sans vin du Jura à la carte, c’est un peu une faute de goût. » Steve Gormally est très grand et barbu, avec la voix très douce. Céline et lui cultivent cinq hectares à Passenans, domaine Les Dolomies, au cœur du massif. Au départ, ils ambitionnaient de faire un vin propre, de gagner leur vie correctement, de travailler juste ce qu’il faut, de se dégager du temps pour aller à des concerts, et d’associer une dimension militante à la vie de la ferme. Steve est porte-parole départemental de la Confédération paysanne. Sauf que « notre toute première cuvée s’est retrouvée à la carte du NOMA », un trois-étoiles à Copenhague nommé cinq fois « meilleur restaurant du monde ». Le Danemark était « une énorme plaque tournante du vin naturel dans les années 2010-2015, puis les États-Unis, l’Australie et le Japon »70 % de la production du couple part à l’export. Des Danois viennent à Passenans en vélo pour goûter. Mais cette hype internationale, raccrochée tardivement par les jeunes alcoophiles de l’est parisien, commence à causer du souci aux producteurs. Jusqu’à récemment, en effet, le Jura était l’un des endroits où un vigneron sans PEL pouvait espérer s’installer. Aujourd’hui, le prix du foncier grimpe fort, gonflé artificiellement par des spéculateurs. Le risque principal est que la terre échappe aux paysans qui la cultivent. L’autre risque, c’est que le gel, le mildiou et autres aléas climatiques finissent de détourner les vigneron.ne.s du métier.

 

Comment Savagnin ?

Travailler la vigne correctement au XXIe siècle relève du domaine de l’expérimental. Nous aurons entendu parler, pendant ce bref séjour, d’un certain nombre de pratiques interdites que nous ne pouvons pas relater ici. Diffuser la recette du purin d’orties, par exemple, est prohibé : vous mettez des orties hachées au fond d’une citerne, vous la laissez se remplir d’eau de pluie, et voilà. En France, 40 cépages représentent 96 % de l’encépagement, alors qu’il existe plus de 10 000 variétés de vignes. On les classe en deux catégories : sensible et très sensible. « On est donc obligés, avec ceux-là, de balancer des pesticides tous les ans », résume Didier Grappe, longue crinière blanche et le discours un peu haché. On a débarqué à l’improviste, mais on présume que Didier Grappe n’est pas plus coiffé quand il va à la banque. « L’ami Valentin Morel, vigneron installé à Poligny, dit que les Vitis Vinifera, les variétés européennes, sont comme des malades en soins palliatifs. Si tu traites pas, tu récoltes pas. Si tu traites pas pendant plusieurs années, ta vigne crève. Et nous, on entretient l’épuisement génétique, alors que la vigne, elle, ne veut pas faire de race pure : elle veut se croiser avec n’importe quoi, faire des êtres différents dans chaque pépin, et produire l’être adapté au climat, au pathogène, à l’humidité et au gel. La vigne veut faire du bâtard : elle n’en a rien à foutre de la tradition. » Didier fait partie des vignerons qui cultivent des cépages hybrides, aussi appelés résistants, créés pour la plupart dans les années 1920, alors que la France du vin cherche des solutions au phylloxéra. Les plans hybrides ont le bon goût de refaire un bourgeon après avoir gelé. Avec eux, c’est zéro phyto. Six de ces cépages sont strictement interdits ; plusieurs milliers sont banalement non autorisés. Pourtant, dans les années 1950, un tiers du vignoble français est planté en hybrides. « C’étaient surtout les paysans qui avaient ces cépages-là, sur un hectare, à côté de leurs dix vaches. Ils inondaient le marché : les appellations crevaient la dalle, le cours chutait, il fallait épurer le bordel. Chaque grande appellation a secoué son député par les bretelles pour faire interdire les hybrides, en expliquant qu’ils contenaient plus de méthanol que les cépages normaux, un peu comme le cidre. Personne n’a jamais interdit le cidre ! Si tu veux tuer ton chien, tu dis qu’il a la rage. »

 

Dimitri Vetois, de La Grange 476, le nez dans une dame-jeanne de savagnin

La route qui mène à Château-Chalon s'est décrochée lors des pluies de 2021




On poursuit l’apéro dans le frais de sa cave. Didier nous fait goûter ses cuvées expérimentales, des assemblages tout à fait « non  marchands ». Son fils de 22 ans gère les affaires courantes. Ils sont associés depuis peu. « On gagne bien notre vie, mais c’est notre travail qui est rémunéré », reprend Grappe. « On n’exploite pas l’ouvrier agricole. On tire les bois, on taille, on met nous-mêmes les coups de pioche. En ce sens, on est anticapitalistes. » Comme les autres vigneron.ne.s que nous avons rencontré.e.s, Didier assure qu’on lui réclame deux fois plus de bouteilles qu’il n’en produit. Mais hors de question de s’agrandir, d’emprunter, de travailler plus. Côté pâturages, Nicolas Girod, producteur de lait à Comté, fait à peu près les mêmes constats. Avec son frangin, il exploite la ferme familiale, pendue à flanc de colline au-dessus d’une vallée sublime. Sur la qualité de vie d’abord – « on se sort chacun un salaire entre 1 500 et 2 000 euros, un 13e mois, plus 3 semaines de vacances et un week-end sur deux. En Comté tu vis bien ». Sur les bienfaits de faire propre et raisonnable, à l’ère du dérèglement climatique – « avec la sécheresse, on est passés de 40 à 35 vaches, sur 70 hectares, tout en herbe ». Et sur la pertinence de prendre la politique à son compte : Nicolas est le porte-parole national de la Confédération paysanne ; son frère préside la fruitière locale. Nicolas, on l’avait aperçu saboter à la disqueuse des méga-bassines agricoles dans le Marais poitevin [voir le reportage dans le numéro 112 de Mouvement]. Puis, on l’a regardé sur YouTube déposer la pompe de la bassine devant le ministère de l’Agriculture à Paris. Peut-être que le « modèle Comté » préfigure la philosophie de la Conf’ : une production collaborative par définition. Le Comté est obligatoirement fabriqué avec le lait de plusieurs fermes. Les producteurs de lait adhèrent à une fruitière – soit un laboratoire de transformation – dans un rayon de 25 kilomètres autour de l’exploitation, et en sont coopérateurs et copropriétaires. Ils embauchent des fromagers et vendent les meules de 40 kg aux affineurs. L’esprit du cahier des charges du Comté – que personne dans la filière ne meurt de faim – est une exception dans le paysage agricole français. « La filière est dans une logique de limitation des volumes pour éviter que les prix plongent. » Pour cela, elle a restreint la zone de production et limité le nombre de litres de lait qu’il est possible de produire à l’hectare. Ainsi, si un éleveur veut s’agrandir, il doit conquérir plus de terres. D’autant plus que les aides de la PAC  (Politique Agricole Commune), distribuées par l’Europe, sont indexées sur la surface exploitée.

 

Aberration d’Origine Contrôlée

Le modèle historique de la polyculture-élevage, majoritaire dans le Jura jusqu’au milieu du XXe siècle – chaque paysan dispose de quelques vaches et d’un peu de vigne – s’est spécialisé en deux monocultures distinctes. Il n’y a pas de raison qu’un vigneron et un éleveur ne soient pas bons amis, mais toutes les conditions objectives sont réunies pour qu’ils se disputent les mêmes parcelles. Et, là où un vigneron pourra gagner sa vie sur cinq hectares, il en faut une quarantaine pour assurer la subsistance d’un éleveur. Mais le problème est encore ailleurs. En janvier dernier, les Soulèvements de la Terre et la Confédération paysanne organisent une action « contre la spéculation et l’accaparement », à Passenans, au cœur du massif jurassien. Éleveur.euse.s et vigneron.ne.s se retrouvent côte à côte pour arracher deux hectares de vigne. Des soutiens sont venus de Notre-Dame-des-Landes et du Quartier libre des Lentillères à Dijon. La cible de l’action est tenue secrète et la préfecture, paranoïaque de métier, échafaude des scénarios hollywoodiens. « Au début, on comptait demander à Extinction Rebellion de nous organiser un leurre, mais pas besoin : les leurres existaient déjà dans leurs têtes ! », rigole Steve Gormally. Les deux hectares en question ont été achetés en 2008, via un montage douteux, comme placement financier. Ils sont depuis en friche. Les propriétaires n’ont absolument pas l’intention de les cultiver : ils attendent que le prix de la terre monte encore. C’est que les mécanismes de régulation du foncier agricole dysfonctionnent. « Plusieurs outils protègent le travail du paysan, notamment le droit du fermage et la SAFER » – l’établissement à gestion paritaire entre l’État et la profession qui gère la transaction des terres, censé favoriser l’implantation des jeunes. « Ce qu’on a voulu dénoncer, c’est qu’on observe de plus en plus de moyens déployés par des spéculateurs pour contourner ces outils. » Il suffit, par exemple, de monter un Groupement Foncier Agricole et de vendre sa terre sous forme de parts sociales : ce n’est plus un champ qu’on achète, c’est une participation à une entreprise. La SAFER dès lors n’a plus aucun pouvoir de préemption. Depuis 18 mois, les événements de mauvais augure se multiplient : près d’Arbois, un terrain s’est vendu aux enchères à plus de 100 000 euros l’hectare. On sait que les vignerons bourguignons ont de l’appétit pour le terroir jurassien. Le fiasco « Ganevat » a été repris jusque dans les médias généralistes. « Mais bon, on démystifie : les premiers accapareurs de terres, ils sont à côté de chez nous. »

 

Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne, dans son élevage laitier




Les terres situées en zone d’appellation sont rares. Elles cristallisent la pression foncière. Dans le cas du vin, les AOC sont censées garantir que telle ou telle bouteille exprime pleinement la « typicité » de son terroir. Mais l’évolution des notions de « goût » et de « terroir » est indissociable de celle des pratiques agricoles : sur la fin du XXe siècle, un vin considéré comme typique, c’est un vin arrosé au Roundup. Les appellations en sont restées à peu près là. « Ce qui est considéré comme “ typé Jura ”, c’est ce qui est maquillé et sulfité alors que les vins naturels, qui, a priori, respectent le plus l’expression du terroir, on va nous dire qu’ils ont des défauts, reprend Steve Gormally. On a décidé de sortir du giron de l’appellation grâce à une petite cuvée de poulsard. On ne l’avait faite goûter qu’à des pros, on l’avait vendue à pas mal d’étoilés, tout le monde nous disait que c’était une tuerie. Le jugement de l’appellation tombe : “taux d’acidité volatile supérieur à 0,88, vin non-marchand, à détruire”. Le syndicat professionnel auquel on adhère nous avait balancés à la répression des fraudes. » Steve et Céline vendent désormais leur vin en « Vin de France ». Par ailleurs, le dérèglement climatique modifie les terroirs, de sorte que la réalité du terrain ne correspond plus aux cahiers des charges des appellations. Nous sommes allés boire de quoi il en retourne chez les Pignier, un vignoble historique de la biodynamie installé à Montaigu. Marie-Florence, la cinquantaine, goûte avec nous. « On fait partie d’une génération qui a vécu avec les AOC, et puis faut dire les choses : il y a 30 ans, si t’avais pas l’AOC, tu vendais pas de vin. Mais les appellations n’ont pas su évoluer avec ce qui se passe : le bio d’abord, puis le climat. Le problème, c’est qu’elles sont tenues par des grosses structures qui, évidemment, ne sont pas en bio. Quelqu’un qui est en conventionnel, il peut mettre toutes les cochonneries qu’il veut dans son vin, il n’aura jamais de contrôle. En revanche, si vous faites du bio, c’est à vous de prouver que vous travaillez proprement. C’est le monde à l’envers. Et c’est là que les appellations sont en train de perdre : tout un tas de vignerons ne les revendiquent même plus alors qu’ils sont en plein dans la zone. »

 

Un métier entre ciel et terre

Cela fait quelques années que les appellations font la guerre aux vigneron.ne.s dissident.e.s qui, en retour, les enjoignent à bien aller se faire voir. Dans le Jura, on aura même croisé un ancien président d’appellation qui vend sa propre production en « Vin de France ». Alice Bouvot, du Domaine de l’Octavin, a installé son chai sur la zone commerciale à la sortie d’Arbois. À l’arrière du hangar, sur un lopin de remblai planté de nains de jardin, on succède à trois vidéastes anglais que l’on recroisera à toutes les bonnes adresses du dégustateur branché. Alice a quatre hectares. Elle mettrait volontiers 40 000 euros sur la table pour un hectare en plus, mais « la SAFER, pour moi, c’est clair et net, c’est non. Ils me disent : tu sais très bien pourquoi, t’es sortie de l’appellation. Donc c’est non. » Le régulateur refuserait des surfaces aux vigneron.ne.s qui défient le modèle conventionnel : pesticides et AOC. On commence à se dire que toutes les instances agricoles sont noyautées par les gros méchants. « Pour l’instant, la SAFER joue le jeu de la régulation foncière. Manque de pot, c’est une mafia, et c’est les coopérateurs qui ont les vignes. Les ventes sont déjà faites. » Alice travaille en biodynamie : une méthode attentive aux interactions entre les végétaux et la vie du sol, dont le protocole a été élaboré par Rudolf Steiner dans les années 1920, qui implique un calendrier lunaire et un brin de superstition. La biodynamie est une pratique personnelle et propre à chaque terroir particulier. Comme les cépages hybrides ou la polyculture, c’est une réponse possible aux dérèglements climatiques. « On se torture un peu quand on choisit de travailler comme ça. Si je laisse pousser l’herbe entre mes pieds de vigne, est-ce que ça amène de la fraîcheur ou est-ce que ça pompe le peu d’eau qu’il reste dans le sol ? Quand t’es seule à faire ça, merde, faut pas regarder les autres. Mes vignes sont décoiffées, elles sont comme moi, parce que j’aime pas couper les apex, c’est castrateur. C’est cool parce que j’ai pas de bite : j’ai remplacé mon gros tracteur par un petit tracteur, on en fait de moins en moins. Alors les collègues vont se dire : “Mais qu’est-ce qu’elle a Alice ? Elle est amoureuse ? Oulala elle en a marre ? Ses vignes, c’est plus ce que c’était !”»

 

Marion Valverde, de La Grange 476



Sur l’enregistrement, on entend d’abord le bêlement des chèvres et le glouglou d’une bouteille. Très benoîtement, le soir tombant, on expose à Dimitri Vetois et à Marion Valverde, de La Grange 476, les conclusions de notre enquête : sus aux appellations, la SAFER c’est moyen, vive la transgression génétique, les vigneron.ne.s sont décoiffé.e.s. La route qui les relie à Château-Chalon s’est effondrée sur les vignes d’un voisin. Glissement de terrain engendré par des pluies diluviennes, le 15 juillet 2021. La route n’a toujours pas été reconstruite. Dimitri et Marion ont récupéré des vignes cultivées en conventionnel depuis des décennies. Ils font transpirer leur cheval pour rattraper les sols, et pratiquent la biodynamie. « Donc, pour le sol, tu mets de la 500p, c’est de la bouse de vache mise dans des cornes, que tu enterres pendant 6 mois. Ensuite, tu la dilues dans une eau à 37 degrés qu’il faut touiller d’une façon bien précise pendant une heure. Les huit préparations de la biodynamie ont commencé à être désignées sous des noms de code – de la 500 à la 508 – pour échapper aux nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. C’était un poil trop ésotérique pour eux. » La philosophie de la biodynamie est de nourrir la vigne – pas avec de la matière mais avec un message, un signal. Une mission : « Va chercher en profondeur les minéraux qui expriment au mieux la spécificité de ta parcelle. Ça doit permettre au vin d’exprimer une forme de plénitude. » Le couple est installé à Menétru-le-Vignoble depuis trois ans. Ils n’ont connu que des récoltes quasi-foireuses, mais 2022 s’annonce comme une année exceptionnelle. « Après le gel de l’année dernière, on s’était dit qu’il fallait passer certaines parcelles de vignes en maraîchage. La seule solution aux aléas climatiques, à terme, c’est d’arrêter la monoculture, de ne pas tout miser sur le vin. » Le protocole de Steiner date d’une époque où la polyculture-élevage était encore une façon de faire. « La vache est l’animal sacré de la biodynamie. Les cornes de la vache sont le lien entre le ciel et la terre. » Meuh fait la vigne.

 

Jean-François Ganevat a débouché quelques centaines d’euros de vin pour nous et les restaurateurs tchèques. Personne n’est jamais mort de soif dans sa cave. Aujourd’hui, Fanfan s’abstient. Boire n’est pas son métier, après tout. « Pendant 20 ans, j’ai fait que ça : déguster, recevoir, déboucher, faire la bringue. Tu vois des clients 3 ou 4 fois par semaine, t’es obligé. On est crevés. Et c’est pas d’aller à la vigne qui nous fatigue. » Un malaise point pour cette génération de vigneron.ne.s qui, au départ, a voulu produire un vin expérimental et anticonformiste, qui s’épanouit loin des crachoirs et des salons d’œnologie. Le vignoble naturel est infiniment plus exposé aux aléas climatiques. Mais quand on s’appelle Ganevat, il n’est plus question de rater une cuvée, pas une. En 2021, cinq vignerons en nature pour qui tout marchait bien se sont suicidés, au sortir de trois récoltes décimées par le gel et la maladie. « Dominique Belluard, en Savoie, m’avait dit : “J’ai perdu 300 hectolitres, tout est foutu.” Je lui avais dit : “Attends, je viens te voir la semaine prochaine.” Et puis ça n’a pas attendu. Il avait tellement l’habitude de travailler les vins d’une certaine manière qu’il a cru que tout était fini. Pascal Clairet, à Arbois : il s’est bouffé la vie en pensant avoir raté ses vins. » Pression médiatique, coups de fil du banquier, succession à envisager. Les grêlons d’avril et la bibine qui ne sont jamais loin. « On fait un métier dangereux. Il y a eu les musiciens et les restaurateurs : aujourd’hui, c’est les vignerons . »

 

Émile Poivet & Jean-Roch de Logivière

Lire aussi

    Chargement...