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« Tant qu’il y aura des taureaux, il y aura des hommes pour se mettre en face », se répète à l’envi le petit milieu de la tauromachie. À Nîmes et Arles, des jeunes poursuivent le rêve de devenir matador, comme d’autres celui d’être footballeur. À peine sortis de l’adolescence, certains se drapent dans des valeurs conservatrices et veulent s’émanciper par la gloire et la mise à mort. Les yeux rivés sur l’Espagne, la corrida française affronte sa mauvaise réputation avec ses armes : la banderille et l'habit de lumière. Descente dans l’arène.

En périphérie de Nîmes, un grand mas gêne la progression d’une zone commerciale qui n’en finit pas d’avaler les champs et les vieux murs. Épargné par la bretelle d’autoroute qui relie la « ville romaine » à Arles, le Centre Français de Tauromachie est une anomalie anachronique. Dans la cour gardée par deux bergers allemands, une douzaine de jeunes gens s’entraînent avec une vache en paille montée sur un chariot à roulettes, augmentée d’une des paires de cornes. Ils ont entre 7 et 22 ans et se forment dans l’espoir de devenir des « matadors de toro », le plus haut grade de la discipline. Hugo s’élance dans les airs pour planter ses banderilles dans le pantin sous les yeux ronds de quelques poules. « On rêve tous du taureau, dit-il en reprenant son souffle. Pour moi, il n’y a rien de comparable à la corrida. C’est le seul spectacle qui mêle la vie et la mort, avec l’art au milieu. » Ce pompier de 22 ans aux faux airs de Rimbaud, avoue passer plus de temps ici ou dans le campo qu’à son travail. Son camarade, Clément, a quitté sa famille et son boulot d’installateur de climatiseurs à Bordeaux pour s’investir « à 200 % » dans sa passion. Régulièrement pointée du doigt comme un divertissement barbare, la tauromachie survit dans le sud de la France, de Bayonne à Istres, au titre d’une « tradition locale ininterrompue » depuis le milieu du XIXe siècle. C’est l’épouse de Napoléon III qui l’importa d’Espagne. Mais la « tradition » ne suffit pas à expliquer l’obsession d’une partie de la jeunesse gardoise et camarguaise à risquer sa peau pour se mettre en travers d’une bête de 600 kg. Le combat manichéen de l’homme contre l’animal, des « anti » contre les « pros », déguise des considérations plus complexes. Pour les apprentis toreros, les matadors et les « anciens » que nous avons rencontrés, descendre dans l’arène n’est pas seulement une question de spectacle.

 


                  Face-à-face avec soi-même


« Les gamins qui viennent ici ont tous une histoire, un truc à soigner, un complexe personnel. » Assis sur un banc, Christian Le Sur pose un regard sévère et paternel sur les élèves du Centre qui le saluent en file indienne, survet sur le dos et cape rose sous le bras. L’ex-matador nîmois en sait quelque chose : il s’est lui-même lancé, adolescent, dans les cornes des taureaux pour prouver qu’un fils de bourgeois pouvait valoir plus que le montant de son héritage. Le « maestro » de 75 ans, qui a quitté l’arène en 1983 pour fonder l’école – la première du genre en France –, ne vend pas de rêve : « Il n’y a pas d’examen, c’est le milieu qui choisit celui qui percera. » Dans le milieu on le sait, devenir torero est extrêmement rare ; devenir figura tient carrément du miracle. La figura est la vedette au sommet de l’escalafón, le classement annuel des matadors, et collectionne les oreilles et les queues des taureaux comme des trophées. L’homme ne s’en inquiète pas pour autant : « Ces jeunes ne toréent pas pour être reconnus dans les restaurants. Ils ont ça dans la peau : c’est une drogue, ils sont en manque d’adrénaline. » Noélie, « qui a passé plus de temps à l’hôpital que sur le campo » depuis son inscription au centre il y a un an, enchaîne les abdos, les pompes et les petites foulées malgré son avant-bras fracturé, les protestations de ses parents et l’incompréhension de ses professeurs en bac pro esthétique. Elle attend avec un mélange d’impatience et d’angoisse sa prochaine confrontation avec la bête. « C’est l’occasion de prouver qu’une fille peut avoir autant de mérite qu’un homme. Le taureau, lui, ne fait pas de différence. » Pour la seule élève femme du groupe, il s’agit d’affronter un monde où l’on répète à l’envi qu’il faut « avoir des couilles ».

 


L’agitation de la cour se fige autour du ballet qu’elle entame avec Clément. Lui, épaules en arrière et hanches en avant, joue le rôle de l’homme à la muleta. Elle, dos courbé et tête baissée sous une paire de cornes, celui du taureau. « On doit avant tout créer quelque chose de beau avec le taureau. Le taureau aime la douceur et la musique, pas la violence. Se tromper de rythme ne pardonne pas », leur enseigne Patrick Varin, un ouvrier des usines Rhône-Poulenc devenu l’un des premiers toreros professionnels français. Bouche arrachée lors d’une corrida en 1991, cuisse lacérée, aine doublement percutée : ce Lyonnais de 66 ans a son CV gravé sur le corps. « Le taureau m’attrape et m’explose la figure. Je croyais que je perdais mes dents tellement c’était violent. Mais avec l’adrénaline, j’étais au-dessus de la douleur. Je suis retourné le plus vite possible dans l’arène. » Le combat avec la bête en cache un autre, plus psychologique : vaincre sa peur et la transformer en moteur. « On a peur de mal faire, peur de ne pas triompher, peur de mourir. Un combat n’est jamais le même, chaque taureau qui sort est différent. » En sept ans, Clément en a déjà tué une quarantaine, en costume de lumière, et coupé quelques oreilles, depuis sa première « novillada non piquée » – la première étape d’un parcours professionnel. « J’ai appris à prendre sur moi sans m’énerver. Ça ne sert à rien de jouer la brute, le taureau gagnera toujours. » Le jeune homme n’oubliera jamais ce jour où il a vu son idole, Iván Fandiño Barros, se faire empaler dans les arènes de Mont-de-Marsan en 2017, quelques minutes après lui avoir serré la main et souhaité « suerte ! »

 


                  Planet terror


Port de tête altier, costume d’or et de sang, coup de lame dans le sable : « El Rafi » est sorti en triomphe des arènes de Nîmes l’an dernier, et devient, à 22 ans, le 69e matador français. Raphaël Raucoule à l’état civil, ce jeune espoir nîmois de la tauromachie, avance comme une évidence : « L’instant où tu enlèves la vie de l’animal est suspendu dans le temps. C’est le moment où son existence prend tout son sens. Enfermer un bœuf dans 3 m2 et l’engraisser toute sa courte vie pour lui mettre une balle dans la tête à la fin, personnellement, ça me dégoûte. » Pour le jeune homme, la corrida ressemble à un refuge dans un monde où « les vraies valeurs », comme le courage et le sacré, disparaîtraient : « un théâtre du vrai, sans fausse mort, sans faux amour, sans fausse passion. » Et le matador, « un gladiateur des temps modernes ». Une symbolique qui justifie en partie la réputation conservatrice et archaïque du milieu.

 

« Plus le monde se modernise et bascule dans quelque chose de virtuel, plus la tauromachie se renforce. Toréer m’a donné la sensation d’être un homme ancré dans mes racines, au contact des animaux sauvages. » Julien Lescarret s’est reconverti dans le commerce de charcuterie ibérique après vingt ans de carrière, avoir frôlé l’amputation, et reçu des lettres de menaces fourrées de lames de rasoirs. « Je n’avais plus la même folie face à ce public qui a perdu son innocence et qui réclame du résultat », confie-t-il. « La corrida dérange parce que c’est quelque chose qui n’est pas maîtrisable à 100 %, et l’humain a beaucoup de mal avec ça. » Léa Vicens n’avait que  3 ans quand ses parents la traînaient aux corridas dans les arènes de Nîmes. Elle n’y voyait alors qu’une « guéguerre sanglante » entre un homme et un taureau. « Après avoir commencé à étudier la philosophie et l’art au lycée, je suis retournée voir une corrida. Et là, ça a été la révélation absolue ! Une foule entière qui vibre à l’unisson pour un taureau qui donne toute sa force et sa pureté. Ça a touché mon âme. » La transcendance est telle qu’à 20 ans, cette aspirante vétérinaire a quitté famille et études, et a pris sa vieille voiture pour rejoindre Séville et travailler comme dresseuse de chevaux dans le domaine d’un vieux maître de la tauromachie à cheval, Ángel Peralta. Dix ans plus tard, elle est la première femme à triompher dans les arènes de Madrid, et s’est hissée au sommet de l’escalafón.

 



                  Far West économique


Dans les coulisses de cet « art du vrai », l’industrie du spectacle tourne pourtant à plein régime. Le turnover broie beaucoup de monde : « Tu peux être un petit prince un jour, une merde le lendemain. Tu rentres chez ta mère et tu fais la vaisselle. C’est un métier qui peut te faire vriller psychologiquement. Moi, je m’en suis bien sorti », résume Patrick Varin, qui s’adonne à la sculpture quand le « toro lui manque ». Le combat des toreros se prolonge sur le terrain économique. Pour les organisateurs, municipalités ou sociétés privées, les spectacles taurins sont une source financière importante qui ne ruisselle pas sur ceux qui risquent leur vie dans l’arène. « C’est un milieu de proxénètes, crache Christian Le Sur du Centre Français de Tauromachie. Pour faire carrière, les matadors acceptent d’être les prostitués des imprésarios qui les considèrent comme de la chair à canon et prennent 20 % du cachet à chaque course. » Les toreros français ont le statut d’intermittents du spectacle depuis 1976, mais pour pouvoir vivre de cette passion, ils doivent courir après les courses. Seules les vedettes peuvent enchaîner 50 dates dans l’année, jusqu’à faire exploser leurs tarifs et les prix des places. Ceux qui parviennent à se produire une dizaine de fois par an dans des arènes de première catégorie touchent environ 40 000 euros. Une somme de laquelle il faut retrancher les salaires de leur cuadrilla – une équipe de cinq toreros subalternes – le coût des costumes de lumières et des capes, les frais d’essence, d’hôtel et de bouche pour l’ensemble de la bande… Ce n’est pas un hasard si les toreros français s’expatrient en Espagne où ils bénéficient d’un statut dédié et d’allègements fiscaux. L’immense majorité jette l’éponge au bout de quelques années ou se déplace vers une économie informelle.

 

Pour conquérir leurs droits et exister aux yeux de l’administration française, les pionniers ont mené une lutte acharnée, poussée par le vent de Mai 68. À l’époque, on considérait qu’il fallait avoir du sang espagnol pour être matador. Les « petits Français » apprenaient à toréer par eux-mêmes, à la sauvette, dans des champs ou en cachette d’après des livres. « Les gens nous prenaient pour les fous du village, on nous jetait des pierres, rappelle Frédéric Pascal, cofondateur du Syndicat des Toreros Français dans les années 1970. J’ai dû me faire passer pour un Espagnol et changer mon nom en Manolo Gonzalez pour tuer mon premier taureau dans une arène. » Des péripéties dignes de celles d’un Don Quichotte : la douane espagnole saisit sa cape et son costume de lumière, en l’accusant d’importation illégale. Il sera poursuivi par les huissiers pour régler ses frais d’hôpitaux suite à une blessure dans l’arène. « Lorsqu’on arrivait à se faire engager, c’était par des entreprises espagnoles. On devenait des travailleurs détachés dans notre propre pays ! »

 


                  La faucille et la muleta


« Devenir quelqu’un » : ce credo continue de guider les apprentis toreros de l’école de tauromachie d’Arles. Pour les trouver, il faut s’enfoncer dans les faubourgs de la ville, dépasser la carcasse d’une usine à papier hantée par les blocages des employés licenciés, jusqu’à une petite arène au charme décrépit. Le « premier coup d’épée » des élèves a traditionnellement lieu à quelques centaines de mètres d’ici, dans la Monumental de Gimeaux, une autre arène sur un terrain vague, construite de bric et de broc à la sueur du front de quelques Arlésiens et du raseteur camarguais Francis Espejo, il y a près de 40 ans. Un endroit biscornu, ouvert à toutes les bourses, où l’histoire populaire de la tauromachie continue de s’écrire et que les enseignants de l’école ont à cœur de faire vivre. Même s’il est ultra-concurrentiel, ce milieu promet de donner sa chance à tout le monde. Sur le bitume, Hassad multiplie les torsions de bassin avec la grâce d’un danseur étoile. « Dans l’arène comme dans la rue, on représente un symbole d’élégance et de noblesse, peu importe d’où on vient. » À entendre ce fils d’inspecteur en raffinerie, un matador accéderait à un prestige social sans l’aide d’un quelconque capital, ni sortir d’un sérail. « Le taureau ne demande pas de carte d’identité ». Mehdi Savalli, ancien espoir de la tauromachie arlésienne, le répète à ses élèves. « On a beaucoup de gamins qui viennent du Barriol. Ce sont des jeunes qui sortent de rien. Ici, ils sont encadrés, ça leur fait du bien. » Lui-même a grandi dans cette ZUP, recluse derrière une voie rapide, où était originellement située l’école taurine d’Arles. « Ça m’a évité de faire des bêtises et de trop traîner dehors, confirme Lisio, 13 ans, casquette griffée de la fameuse formule de Pablo Escobar « Plata o plomo ». Se mettre devant un taureau permet de passer ses nerfs, mais ça demande énormément d’entraînement. » Plus théoricien que praticien, Yves Le Bas, président de l’école et auteur de nombreux essais sur la tauromachie, garde toujours en tête le combat social qui se trame en filigrane : « Cet art de l’ambivalence est un langage libérateur pour des gens qui ne maîtrisent pas nécessairement les codes de la culture à la française, très hiérarchisée. » Pour le syndicaliste Frédéric Pascal, « le torero est un révolutionnaire, et c’est bien dommage que les seuls partis qui défendent la tauromachie aujourd’hui soient de droite. » Et voilà que s’ouvre l’arène politique et ses batailles électorales.


Orianne Hidalgo-Laurier

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